Archives du Barreau de Caen, 26 mai-9 septembre 1944

 

 

    26 Mai - 9 Septembre: Aucune délibération  ne figure au registre du Conseil  de l'Ordre entre ces deux dates ! Est-ce à dire que rien ne s'est produit  dans la vie du Barreau qui mériterait une mention spéciale? Hélas ! Le Barreau est trop intimement lié au sort de la Cité pour ne pas avoir été cruellement éprouvé par les effroyables ravages qui ont bouleversé la ville de Caen au cours de ces derniers mois.                                                      

 

    Tandis qu'au hasard des batailles, Caen devenait le centre principal de la résistance allemande en Normandie, nuit et jour, semaine après semaine, pendant plus de 2 mois, la ville était la proie des bombardements de toute nature et des incendies que volontairement l'ennemi y avait allumés dans sa cynique passion de Schadenfreude dont il a le sinistre privilège., Journées particulièrement tragiques des 6,7,8 Juin et 7 Juillet qui virent s'effondrer des quartiers entiers dont il ne reste plus aujourd'hui que des amas indescriptibles de pierres et bois, ensevelissant dans leur chute en même temps que d'innombrables victimes que l'inlassable dévouement de chacun demeura impuissant à secourir, les inestimables trésors que tant de générations avaient accumulés dans notre belle Athènes Normande. En quelques heures, i1 ne restait plus rien des richesses intellectuelles de la cité. L'Université universellement estimée, sa bibliothèque, la bibliothèque  municipale, une des plus belles de France, les musées, plusieurs églises et de nombreux monuments justement réputés pour leur valeur artistique, tout le glorieux passé de la ville, tout est maintenant réduit en cendres. Des immeubles encore debout, rares sont ceux qui ne portent la trace de quelque atteinte. Le Palais ne fût pas non plus épargné. Si sa massive constitution lui permit de résister à l'épreuve des coups qui l'ébranlèrent à maintes reprises, ses meurtrissures néanmoins demeurent profondes et nécessiteront encore de longs mois de travail de réparations.      

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    Au milieu de ces lourds et cruels sacrifices, une joie infinie nous était réservée. Le Dimanche 9 Juillet vers midi 30 après une résistance à la vérité bien faible de l'ennemi, résistance qui se traduisit par quelques légers combats, les premiers tanks Canadiens,  provoquant dans leur sillage une indescriptible émotion dans la population, faisaient leur entrée dans la Ville qui se trouva ainsi délivrée jusqu'à la rive droite de l'Orne. Après 4 années, l'occupation allemande venait de prendre fin !! Est-ce à dire que notre martyre était terminé? Non car des semaines devaient encore s'écouler, tristement fécondes en deuils et en ruines avant que l'ennemi se vit contraint d'abandonner ses positions du Sud et de l'Est de Caen.                                    

    Qu'advint-il du Barreau pendant toute cette longue et pénible épreuve du siège de la ville ? Si certains avocats cédant à de bien légitimes préoccupations ....que ceux...impératives de la Préfecture et de la Municipalité crurent pouvoir trouver dans l'exode quelque espoir de sécurité pour eux et leurs familles, d'autres par contre restèrent à la disposition de la Cour et des justifiables et ne cessèrent de prêter leurs concours à l'œuvre de justice toutes les fois qu'ils en étaient requis tout en assumant jour et nuit dans des services divers (hôpital, œuvres sociales, Défenses Passive ou autres) la lourde tâche de porter secours aux victimes des bombardements.

    Chaque jour, une réunion se tenait au palais à 11 h, dans notre ex salle de la bibliothèque où M. le Bâtonnier Beslier, Mrs les Bâtonniers Grandsard et Dupont-Adam, Me Souron, Me Boitel, Me Trehet, Me Grandsapaul, Mlle Torcapel, Mme Clément-Brédiger, Mlle Guibé se tenaient au courant des évènements et des instructions de M. le Premier Président.

    Demeurés sans nouvelle des confrères qui avaient quitté Caen, nous devions apprendre quelques semaines plus tard, que notre Doyen, Monsieur le Bâtonnier Burnouf, unanimement estimé au Palais, avait été mortellement blessé dans la forêt de Grimbosq et était décédé à Paris le 28 Août. Sa mort atteint cruellement le Barreau auquel il avait appartenu pendant 53 ans. D'une extrême bienveillance à l'égard de tous, prodiguant opportunément de sa voix toujours jeune la parole réconfortante et l'espoir dans les moments de détresse, ennemi de tout propos blessants, il dispensait à chacun sans compter les fruits de sa longue et sage expérience. Le Bâtonnier Burnouf jouissait de l'affection sans réserve de tous ses confrères.

    D'autres deuils atteignirent encore le monde judiciaire de Caen. Me Thiron , Me Juhel , trouvèrent la mort en s'éloignant momentanément de la ville. Me Grieu fut tué à Caen , fauché par un obus allemand en même temps que sa belle fille chez laquelle il se trouvait. Le Tribunal de Commerce devait payer un lourd tribu par la perte de son Président  Monsieur Asseline, décédé à la suite d'une courte maladie (Note de MLQ: M. Albert Asseline , ancien banquier, premier adjoint au maire de Caen, meurt d'érysipèle et est enterré dans le cimetière provisoirement organisé derrière le Petit Lycée) après avoir échappé miraculeusement à l'effondrement de la maison qu'il occupait, et par la perte de son Vice-président Monsieur Lelièvre, lâchement assassiné à son domicile par les SS le jour de la libération de Caen . ... les plus grandes inquiétudes planent encore sur le sort d'un ... magistrat de la juridiction consulaire ... disparu depuis le 6 juin sans qu'il ait été possible d'obtenir le moindre renseignement à son sujet.

    Signalons enfin que de profondes modifications furent apportées dans les services judiciaires et en particulier dans le personnel de la Cour. M. le Premier Président Bornay et M. le Procureur Général Germer-Durant furent suspendus de leurs fonctions et remplacés par M. le Président Ribbi (Note de MLQ: le bon orthographe est Riby) qui devint Premier Président et par M. Papin-Beaufond qui fut nommé Procureur Général. MM. les Conseillers Delalande et Sébire étaient promus Présidents de Chambre et M. Cour, Procureur de la République à Saint-Lô, substitut Général. M. l'Avocat Général Mengin obtint un congé pour une durée de 6 mois. Enfin notre confrère Me Boitel se vit charger par intérim des fonctions de Conseiller à la Cour.

    Au Tribunal de Première Instance, M. Le Len devint Vice Président du Tribunal en remplacement de M. Philippe.

    Qu'il me soit permis en terminant ce bref rappel des heures douloureuses que nous venons de vivre d'émettre le vœu que l'esprit d'abnégation et de solidarité qui unit si souvent et si généreusement les Caennais dans un héroïsme spontané devant la mort, persiste à jamais au delà de la tourmente. L'œuvre de reconstruction matérielle et morale qui nous incombe est immense. Elle ne pourra s'accomplir que dans l'union des cœurs et la fraternité commune.

 

Source: Archives du Conseil de l'Ordre des avocats du Barreau de Caen, deux feuilles dactylographiées avec des annotations manuscrites dans la marge (certaines illisibles) Merci au Bâtonnier  Me Xavier Onraed,
 

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