Lettre envoyée par le sapeur Douglas K. Waite, matricule 14267274, du 188th Transportation Stores Coy. R.E., B.W.E.F.

RE= Royal Engineers ; BWEF=British Western European Forces (Forces britanniques d'Europe de l'Ouest)

 (Note de MLQ: c'est une unité de la branche Railway (chemin de fer) du Royal Engineers (Génie britannique) elle s'occupe de l'entretien et du service des dépôts d'approvisionnements ferroviaires).

à son grand-père - George H.Waite « Yondova », Pebsham, Bexhill-on-Sea, Sussex en juillet 1944 et transmise par sa cousine à la Ville de Caen le 7 février 1984 pour le quarantième anniversaire de sa Libération.

 

« L'entrée dans Caen »

 

    Le Bedford  avançait sur la route de Bayeux (Note de MLQ: la RN13). Nous étions maintenant à environ 1 km de Caen. Le soir tombait mais le soleil dardait encore ses rayons qui faisaient dessiner aux haies de larges taches d'ombre sur les champs. Il devrait bientôt pleuvoir car au loin en direction du nord s'élevaient des nuages qui faisaient penser à de gigantesques montagnes blanches dont les pics se chevauchaient. J'imagine les Andes ainsi, seulement un peu de noir de ci de là, là où la neige est fondue.

    Ensuite nous nous dirigeâmes vers la Ville de Caen à pied. Le grondement des poids lourds se dirigeant en sarabande vers le Front, couvrait le bruit de nos pas quand ils nous dépassaient. Johnson estima qu'il ne devait pas être à plus de 5 à 6 miles (environ 9 km) au-delà de la Cité.

    Dès que nous y entrâmes, je fus abasourdi par la vision de ce qu'il était advenu à ce qui avait été une grande ville. Un paysage hallucinant s'offrait à nos yeux et marqua nos esprits pour toujours. C'était la dévastation ultime !. C'était comme si Gulliver était venu en personne à Lilliput armé du marteau de Thor, le Dieu du tonnerre, et lui avait asséné de violents coups de marteau comme ça, juste pour le plaisir de détruire. C'était en tout cas à ça que cela faisait penser.

    Rue après rue, de malheureuses maisons disloquées, ruinées s'étalaient devant mes yeux. Personne ne peut humainement décrire cela correctement. Un bulldozer allait et venait, s'escrimant à dégager un passage à travers le monceau de ruines qui obstruait ce qui avait été une rue.

Source: photo présentée page 416 de ce livre. Rue Saint Jean, un bulldozer Caterpillar D6,  N°344 soit la 1st Mechanical Equipment Coy, RCE , à droite une grue charge un dumper.

Source page 164 de ce livre. Rue du Général Moulin, un bulldozer canadien RCE.

    Presque partout régnait un silence impressionnant. Une femme en larmes..., un chien apeuré errant à travers des madriers éclatés..., un gamin jouant dans la poussière..., voilà l'image que j'eus alors de la population caennaise.

    Plus loin, je distinguai quelques maisons intactes. Elles ne semblaient pas à leur place dans cet océan de briques, de verre, de ciment et de débris.

    Quelque part un feu faisait rage. Mes pas soulevèrent des morceaux de papier brûlé qui retombèrent en poussière. Les cendres à la cendre et les poussières à la poussière.... Il en sera toujours ainsi....

    Par petits groupes nous (1) marquions notre cheminement à travers les décombres. Quelques uns portaient des brancards à cause des nombreux corps qui gisaient encore dans les débris. Je marchais à travers tout ça, guidé par je ne sais quelle curiosité morbide. Un correspondant de guerre prenait des photos avec un petit appareil. L'œil de l'objectif était le seul moyen pour attester vraiment de ce qui avait été le martyre de Caen.

A gauche: source, cameramen britanniques de l'AFPU , à gauche: le sergent J.H. Goddard du N°5 AFPU, Bd des Alliés devant les ruines de l'hôtel Moderne, panneau de signalisation de la Feldkommandantur (écriture à l'allemande), voir ci-dessous. A droite, source,  le sergent Jimmy Mapham du N°5 AFPU filme un panneau d'interdiction de photographier près du Bassin Saint Pierre en arrière plan le marché de gros quai de la Londe, ancien bâtiment des Ets Allainguillaume.

    Nous avancions avec précaution parmi les gravats quand un gars découvrit une jambe d'homme et voulut la dégager. Il glissa et se releva son visage couvert de sang. Ce n'était pas du sang « vivant » !. Il eut un haut le cœur et se détourna.

    Près du mur où je me trouvais gisaient quelques plats cabossés et sous mes pieds craquaient des débris de saucières en porcelaine brisées. Ici devait être la cuisine avant que les Lancaster illuminent la nuit.

    Les bois de la charpente se dressaient vers les nuages qui arrivaient du nord. S'il se mettait à pleuvoir il n'y aurait donc pas de toit pour protéger de la pluie les lits aux draps et couvertures lacérés ni même ce portrait de Jeanne d'Arc jeté au sol face tourné vers le ciel, verre du cadre brisé en mille morceaux.

    Le feu roulant des salves d'artillerie nous parvenait jusqu'ici comme pour nous rappeler que, quelques miles plus loin, d'autres villes et d'autres villages allaient subir le même sort.

    Un jour peut-être Caen sera reconstruite.... Caen dont le corps est cassé mais pas l'âme. J'ai pu le constater à la vue de ce drapeau en loques qui flottait à la porte de ce qui avait été avant tout ça une église. J'ai pu le voir au visage des gens. J'ai pu le ressentir dans cet air redevenu calme.

    Au dessus de nous des avions descendaient dans le crépuscule pour se poser sur des terrains préparés aux alentours. Beaucoup d'entre eux pour évacuer les blessés du front de plus en plus nombreux.

    Hier matin, l'artillerie a lourdement pilonné ce qui est à gauche de Caen (2) à coups de mortiers lourds dont le hurlement sinistre des obus me résonne encore dans les oreilles.

    Les derniers rayons du soleil, bas sur l'horizon, se mêlant à la fumée enveloppèrent les ruines d'un espèce de halo doré. Maintenant les gens parlaient, racontant l'enfer des jours précédents. Les vieux, hébétés et décontenancés, étaient maintenant entre des mains prévenantes qui leur assuraient protection et nourriture.

    La plupart des femmes, angoissées, pleuraient amèrement. La Guerre les avait frappées dans toute sa cruauté. Leurs regards s'attardaient sur leurs habitations disloquées, peut-être le dernier sur leurs biens perdus, leur « demeure », ce mot si simple mais chargé de tant de sens, Le probable fruit d'une vie de labeur acharné et de sacrifices consentis envolé en un rien de temps. Et, de surcroît, parfois un Etre cher perdu pour l'Eternité.

  C'est ce que Caen a vécu depuis le mois de juin. Rue après rue, maison après maison, ruinée, écrasée, bousillée, rasée - MORTE.

    Quand je retournerai en Angleterre, on me dira que les V1 rappelaient le « Blitz » de quarante. On me dira :« Tu aurais vu Douvres !», alors je répondrai : « T'aurais vu Caen !»,« T'aurais vu Maidstone !», « T'aurais vu Caen !». Mais si on devait me dire :« Regarde donc la vie et la gaîté qui règnent ici et les enfants joyeux qui jouent dans la rue ! », alors là, je ne pourrais certainement pas rétorquer: « Regarde Caen ! ».

    Brusquement l'air devint glacial et un frisson me parcoure le corps. Un peloton de chars passe avec fracas à travers les ruines grises et poussiéreuses qui recouvraient les rues exhalant les relents de la bataille. Un jeune officier au bras bandé nous fit un vague signe de la main du haut de sa tourelle.

    Oui, ici à Caen fut livrée, dans ses rues et ses maisons, la première bataille sans doute décisive pour la Paix du Monde. J'ai cependant le sentiment profond que c'était à son corps défendant et même si elle est choisie, plus tard, pour être la seule à porter cet honneur, tout son sang versé et répandu dans la poussière clame :« NON! NON ! NON! »

    Les objets guerriers, témoins de la bataille, jonchaient le sol, abandonnés au hasard des combats à travers jardins routes et maisons. Casques, fusils, nourriture, équipements, véhicules blindés et jeeps calcinés, canons, éclats d'obus, mines et tout ce que tu peux imaginer (3).

    Dans le jardin un livre d'enfant ouvert dont la brise tournait doucement les pages, une vieille bicyclette posée le long du mur démantibulé (Mais où pouvait donc être son propriétaire ?). A l'intérieur de la maison portes arrachées de leurs charnières, tables et chaises renversées et gisant là où les avait jetés la première déflagration. Au mur une photo de famille montrant deux personnes âgées et deux jeunes ainsi qu'une petite fille. Le vieux avait un visage sympathique et portait une barbe. Le jeune était en uniforme et souriait. Sourit-il encore maintenant ?

    Je ne pus supporter cela plus longtemps et partis à travers la cité dévastée. Nous obliquâmes vers le Canal (4) où nous appelait notre travail. Le soleil était maintenant couché et les sinistres nuages gris s'esquivaient vers le sud donnant à l'eau une teinte noire huileuse.

    De vieilles carcasses de bateaux gémissaient contre le quai auquel elles étaient amarrées. Entrepôts et magasins avaient été détruits par un bombardement précis. De grands cratères cassaient la netteté des rives du canal. On pouvait se rendre compte de l'âpreté des combats au grand nombre d'impacts d'éclats d'obus déchiquetés qui en portaient le témoignage maintenant silencieux.

    Brusquement il se mit à tomber une averse d'intensité tropicale. L'ultime clarté d'un dernier rayon de soleil donna aux gouttes d'eau l'allure particulière d'un million de baïonnettes argentées tombant du ciel. Vision macabre bien adaptée à celle de Caen !.

    Un officier arriva, trébuchant sur les briques et les moellons. Nous devions quitter cet endroit. Mais pour où ?. « oh ! n'importe où mais à l'extérieur de la Ville » répondit-il. La «Ville»?... . Elle est bien bonne et cela me fit rire. Peut-être y reviendrions-nous le lendemain. En fait nos supérieurs craignaient un tir de barrage d'artillerie ennemie (5).

    Nous retournâmes à pied au Bedford et après nous être concertés, nous décidâmes de partir vers le point de rassemblement nocturne.

    Caen paraissait changer. Toutes les âpres couleurs de ses ruines s'adoucissaient aux dernières lueurs du jour et dans la grisaille poussiéreuse, les silhouettes brisées, aux angles vifs s'amollissaient. Un petit vent nocturne soufflait au ras du sol soulevant la poussière en légers tourbillons offrant pour la nuit à la ville un linceul pour s'y glisser lentement, heureuse enfin de pouvoir cacher sa souffrance.

    Durant ces jours maudits, les battements de son cœur ont peut-être ralenti, mais celui-ci n'a jamais cessé de battre... . Caen vivra.

    Parvenus à 5 km environ, le cri déchirant des obus perçant nos oreilles couvrit le bruit du moteur. De brefs éclairs orangés coloriaient la base des nuages. La route paraissait trembler. Non, son martyre n'était pas terminé.

    La pluie fouettait la bâche du Bedford... je grelottais.. et le fait d'aller boire un coup quelque part n'y changea rien....

    Dans les années ou les décades à venir, il y aura de nouveaux hommes avisés et instruits. Heureusement la Paix apporte à la vie sagesses et connaissances renouvelées.

    Assurément, quelque intellectuel, peut-être d'Oxford ou Cambridge, Yale ou Harvard, peut-être même de l'Université de Moscou, publiera un dictionnaire. Un dictionnaire expliquant les choses essentielles.

    Il commencera par la lettre A, puis B, puis C et, arrivé à la lettre D, il arrivera forcément au mot DEVASTATION. Il ne pourra pas mieux l'expliquer qu'en écrivent : « QUELQUE CHOSE QUI ARRIVA A LA VILLE DE CAEN DURANT LES MOIS DE JUIN ET JUILLET 1944 ».

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(1) L'auteur dit « les soldats » (group of soldiers) mais étant donné qu'il en faisait partie, il est préférable de traduire par « nous ».

(2) dès son arrivée dans Caen, le mouvement des troupes s'effectua du Nord et Nord-ouest vers l'Orne ce qui place la gauche vers l'Est.

(3)Il s'agit d'une lettre d'un soldat à son grand père d'où le tutoiement employé.

(4)Par conséquent, le sapeur Waite devait se trouver dans St Jean.

(5) Les Allemands s'étaient repliés sur les hauteurs de l'Orne (Fleury) et y installèrent des pièces d'artillerie, ce qui explique que la rive droite ne fut libérée que fin juillet.

Source: Archives municipales de Caen, merci à François Robinard pour la copie de sa traduction du document .

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