Souvenirs du 6 juin 44 de Jean-Claude Le Hénant (8 ans) 14 rue Arcisse de Caumont, Caen.
Ce matin-là, je fus réveillé par un vrombissement assourdissant … encore des bombardiers, pensai-je. J’étais habitué..
« Tiens je suis seul ! Maman et Edouard mon frère, sont déjà partis, mais où ? »
J’aurais dû aller à l’école, normalement, c’était un mardi, mais pour des raisons, dont je ne me souviens plus, je restais à la maison. Ma mère et mon frère après avoir fait les queues chez les commerçants revinrent. On entendait les oiseaux de mauvaises augures qui sillonnaient le ciel.
Midi arriva, on se met à table tous les trois mon père, « requis », travaillait chez les « Todt » à refaire les voies ferrées, à construire des blockhaus. Où était-il ? Ma mère cachait bien son inquiétude. Le repas fut vite expédié. On manquait de tout et si nous n’avions pas eu le jardin ouvrier de la rue Saint Gabriel c’eût été topinambours ou rutabagas tous les jours.
Vers une heure, je descendis l’escalier pour aller bavarder avec Madame B, une voisine du 13 qui lavait le linge au rez-de-chaussée, dans la cour, dans une buanderie pour les propriétaires.
Soudain un bruit infernal répété plusieurs fois nous fit tressaillir… Encore un bombardement… Mais tout près… On se précipita tous dans la rue. Le Père Jean, l’épicier, indique, le bras levé la direction du quartier Saint Jean. La peur se lit sur tous les visages. Que faire ?
On rentre chez soi et on attend. Je suis retourné dans la buanderie ; ça inspire plus la sécurité qu’un second étage !
Ma mère nous attrapa par la main et nous partîmes, à toute vitesse, sans rien prendre, vers notre jardin. La famille Jean nous accompagnant.
Arrivés rue Saint Gabriel, on ne vit pas un seul Allemand devant leur casernement.
rue Saint Gabriel, l'immeuble Pelpel, le PC du Pionier-Bataillon 716, Kommandeur : Major Kurt Salzenberg (l'unité du Génie de la 716.ID
Nous arrivâmes au jardin, hâvre de paix. Nous étions loin du centre-ville, on était sauvé, c’était sûr. On sortit nos « trésors » pour s’installer pour la nuit, un banc, une chaise longue. On y laissa notre vieille voiture d’enfant. Le temps passa, passa, la nuit tomba doucement.
Ce fut alors un grand moment de joie ! Mon père arriva. Stupéfaction générale. Il s’était sauvé le matin même avec 6 autres copains profitant de la désorganisation complète du chantier et des bombardements où il travaillait. Il arriva à marche forcée en fin d’après-midi, passa devant « Monoprix » qui achevait de se consumer…
" Photo Marie" présentée page 36 du livre: 1944, Le Calvados en images de Jeanne Grall, Sodim, 1977. Le 6 juin 13H45, les premières bombes Bd des Alliés, un pharmacien en blouse blanche, M. Husson, blessé à la tête, un membre de la D.P. casqué avec son vélo, à droite la façade du magasin Monoprix ouvert en 1936, sera rapidement la proie des flammes.
En arrivant dans notre rue de Caumont, il avait vu les maisons détruites qui encombraient la chaussée. Un affreux pressentiment l’envahit. Mais l’appartement était intact, alors à tout hasard il monta jusqu’au jardin…
Nuit du 6 au 7 juin 44
Le crépuscule avait fait place à la nuit. Pour tenter de trouver un peu de sommeil, on avait le choix de se coucher à terre ou d’occuper la chaise longue. On m’avait réservé le privilège de m’installer dans la voiture d’enfant. Là je casais la moitié de moi-même, le reste pendant à l’extérieur.
Le feu dévorait la ville. La voûte céleste était rougeoyante. Les balles traçantes et les obus de la Flak zébraient le ciel. C’était effroyable ! J’étais fasciné par ce spectacle diabolique. On apprit qu’un couple voisin de la rue de Bras avait brûlé vif - mais cette nouvelle dramatique nous arriva bien plus tard dans le mois.
Ma mère perdit son frère le 7 juin à Buron et mon pauvre frère fut tué le 9 juillet. La liberté s’acheta par le sang.
C’est déjà le milieu de l’après-midi, quand soudain de puissantes déflagrations, toutes proches nous font frémir. Le fils Blanchard (voisin du 3ème) qui avait, sans doute fait 39-40, nous crie « suivez-moi, il faut partir, je vous indique le chemin, faites comme je ferai !! ». En réalité, personne ne le suivit (heureusement). Il partit seul vers le bout de la rue de Caumont vers Saint Etienne le Vieux…
A gauche: Chevet de l’église Saint-Étienne-le-Vieux sur la rue Arcisse de Caumont. A droite: ruines à proximité de Saint Etienne le Vieux. Source.
Au moment même la terre tremble. Le vacarme insoutenable d’un chapelet de bombes nous assourdit. Un vent créé par les déflagrations fit tomber une pluie d’objets divers dans les cours, les rues… tabatières, cheminées, ardoises, tout s’écrasait. « Ça y est, c’est pour nous !!! »
Je courus, au bout du couloir, ouvrit la porte de la rue. Un nuage opaque, blanchâtre et suffocant venait du bout de la rue vers le Vieux Saint Etienne.
Témoignage de M. Joseph Poirier 3ème adjoint au maire, directeur urbain de la Défense Passive.
A 16 h 25, nouveau raid d'une courte durée, mais d'une violence semblable à celui de 13 heures. Des bombes tombent rue de Caumont, anéantissant l'Annexe de la Préfecture, le Palais de l'Inspection Académique, l'Ouvroir NotreDame. Le vieux Saint-Etienne est touché.
Une ambulance arriva presque aussitôt et s’arrêta chez Briard, le menuisier « Tiens, me dis-je maintenant, on croirait qu’ils savaient ou cela allait tomber… ! ».
J’avais oublié le fils Blanchard, Roland, mais on le vit bientôt revenir sur un brancard, le dos labouré de plaies sanglantes, mais il vivait, (il survécut).
Moi, je n’avais d’yeux que pour les petites de l’Ouvroir Notre Dame, celles que j’apercevais à la messe et qui logeaient dans notre rue près du Vieux Saint Etienne.
Source Cadomus. Entrée de l'Ouvroir Notre Dame, 35 rue Arcisse de Caumont. En ruines.
Elles marchaient en rang, d’un pas pressé avec dans les yeux, l’air éperdu d’un chien battu. Elles disparurent couvertes de plâtras vers la place Malherbe, elles l’avaient échappé belle.
Les bombes s’étaient arrêtées juste devant leur immeuble.
Merci à François Robinard pour la communication de ce témoignage paru dans le bulletin annuel des Anciens du Lycée Malherbe.