LES DEUX PREMIERES JOURNEES

            Renée LEPROUST, petite fille de 12 ans, a tenu son journal, heure par heure, d'une belle écriture d'écolière. (Témoignage déposé au Mémorial de la Paix à Caen).

 

 

5 juin, 22 heures      

             Les sirènes mugissent. Je m'éveille comme chaque fois. J'entends des avions puis je me rendors.

 

6 juin, 1 heure du matin     

            Nous sommes réveillés par le roulement du canon, je voudrais que maman se lève, elle refuse en disant : "C'est peut-être un combat naval au large des côtes". Ma sœur Liliane a très peur. Les heures passent et le canon gronde toujours. Tous nos voisins sont sortis dans la rue, on entend leurs conversations à travers les volets entrouverts.6 heures du matin Maman se lève, sort sur le trottoir ; elle voit au loin des points blancs, mais elle ne sait pas dire ce que c'est. Plus tard un voisin dira :«Ce sont des ballons d'observations».

 

7 heures        

            Mes sœurs, mon frère et moi, nous nous levons.

            La curiosité nous fait rejoindre maman qui bavarde ; un voisin et ma sœur Liliane aperçoivent des parachutistes, les ballons sont toujours à la même place. Maman pense vraiment au débarquement.

            Nous aidons maman à faire la provision d'eau ; Liliane va bien vite à la boulangerie, on fait déjà la queue.

Maman est inquiète, mon papa assure malheureusement le service d'incendie au dépôt allemand de Cormelles (Note de MLQ: Cormelles-le-Royal à 4 km au Sud-Est de Caen). Que va-t-il se passer ?

 

13 h 30         

             Dans l'après-midi de lourds bombardiers passent, la D.C.A. fait rage. Nous entendons les bombes tomber ; le centre de la ville est touché. Nous distinguons au loin une épaisse fumée, les portes et les carreaux tremblent si fortement que nous nous inquiétons et nous nous réfugions au fond de notre cave.

            Enfin, rien de grave pour nous. Mon grand-père étaye le plafond de la cave à un endroit qu'il croit supérieur, fort. Il nous recommande, si nous entendons des avions, de venir nous mettre à l'abri.

 

15 h 30         

            Mes sœurs et mon frère se réfugient au fond de la cave, seule avec ma mère je regarde les avions. Soudain nous apercevons, se détachant des appareils, des chapelets de bombes. J'ai très peur, on ne sait où cela va tomber.

            Les bombes tombent près de chez moi; on ne sait exactement où, tout tremble, des nuages de terre et de pierre surgissent derrière les maisons. Les bombardiers repassent sur notre maison, leur mission est terminée.

 

16 h 30                         

              Grand-père rentre à l'instant; il nous apprend que le passage à niveau de la rue de Bayeux est sauté; 1'Usine Bimoïd (usine de bitume) n'existe plus; les maisons environnantes sont très sinistrées ; trois entonnoirs entravent la circulation. La charmante petite rue du Dr Tillaux (au sud de la prison donne sur la rue de Bayeux) n'est plus que ruines.

 

18 heures      

            Nous sommes toujours sans nouvelles de papa. Qu'est-il devenu ?

20 heures      

            Nous montons prendre notre repas. Maman est désolée personne n'a d'appétit.

22 heures                  

             Nous nous couchons, une petite veilleuse nous éclaire et par précaution tout le monde est habillé. Maman et notre voisine vont veiller et donneront l'alarme en cas de danger. Tout est calme pour l'instant.

7 juin  1h du matin

            Maman donne l'alarme, des avions survolent la ville, ce sont d'après grand-père des avions de reconnaissance.

3 heures du matin    

            A nouveau maman donne l'alarme, la ville est illuminée par des fusées. Bien vite nous allons à notre tranchée. Nous sommes très serrés ; grand-père avait creusé pour six personnes et avec nos voisines nous sommes dix.

            Qu'importe, on se case tant bien que mal.

            Les bombardiers se font entendre puis nous entendons les bombes tomber. Où ! Nous n'en savons rien ; tout tremble, les éclats de D.C.A. tombent tout autour de nous ; nous ne parlons pas ; seule Suzanne notre petite voisine récite des prières ; pauvre Suzanne elle a très peur ; enfin les bombardiers s'éloignent et nous sortons.

            Le ciel est flamboyant, l'incendie doit faire rage dans le centre de la ville. Je pense beaucoup à papa. Où est-il ? Le reste de la nuit est calme. Nous nous reposons un peu.

 

7 juin, 7heures du matin                 

            Nous entendons des pas dans le jardin, c'est papa. Il a pu s'enfuir de Cormelles avec un de ses camarades, il a rejoint son poste à la caserne des pompiers (située rue Daniel Huet à proximité de La Prairie, voir plan ci-dessus) ; il dit que la ville n'est plus qu'un brasier et pas d'eau pour lutter contre le feu. Maintenant il pleure. La caserne des pompiers a sauté cette nuit au bombardement de trois heures. Quatorze de ses camarades sont sous les décombres (en fait selon les sources 17 à 18 sapeurs pompiers dont leur commandant le Capitaine Jules Foucher); il doit la vie sauve d'avoir vu les fusées à temps et d'être parti dans la Prairie ; ses camarades ne croyant pas au danger étaient restés dans la caserne.

 

"Collection particulière, avec l'aimable autorisation de François Robinard". La caserne des pompiers, rue Daniel Huet.

 

            Il est venu pour nous rassurer ; il décrit les scènes d'horreur qu'il a vues dans la prairie, les blessés qui appellent au secours, une femme qui appelle un docteur : Malheureusement il n'y en a pas. Des morts partout, des petits enfants sans papa, sans maman : C'est effrayant.

            Il repart immédiatement pour essayer de dégager ses camarades. Il est très déprimé.

            La matinée est relativement calme.

 

 

                                          Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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