Témoignage paru dans ce livre

 

Marie-Rose, qui porte le joli surnom de Mirose, se sent fin prête pour son concours d'entrée à l'école normale d'instituteurs (Note de MLQ: derrière le Lycée Malherbe) de l'académie de Caen.

Source. Ecole normale de filles, impasse Saint Benoît.

 

 Enseigner est sa vocation. Mais le concours revêt cette année-là une importance particulière: il n'est plus demandé aux futurs instituteurs de certifier qu'ils ne sont pas juifs ou de prêter plus ou moins serment à Pétain . La convocation est pour huit heures au lycée Malherbe.

 

Façade du Lycée Malherbe

 

Aux yeux de Mathilde et des autres candidats, ce mardi 6 juin 1944 est un jour historique. Il le sera au-delà de leurs espérances ...

 

« J'habitais Bayeux (Note de MLQ: à 30 km au Nord-ouest de Caen), écrit Mirose. Le dimanche 4, la ligne Paris-Cherbourg avait essuyé quelques bombes. Alors, le lundi après-midi, accompagnée de mon père, je gagnai Caen à bicyclette pour me trouver sur place le lendemain matin. J'étais hébergée, avec Jeannette, une camarade de classe elle aussi candidate, chez des cousins, rue des Jacobins. Dans la nuit, grondements, éclairs. On se lève, on se remet au lit. On se lève de nouveau, on se recouche. On finit par s'endormir, puis, à l'heure voulue: debout! C'est le grand jour! Le jour terrible, celui du concours. Et nous voilà parties Jeannette et moi pour le lycée Malherbe, à pied bien sûr. Il est sept heures trente. Les rues sont désertes. Nous rencontrons toutefois quelques patrouilles allemandes et, ici et là, des Caennais qui font la queue aux boulangeries et aux pompes à eau. Bientôt des soldats essaient de nous faire comprendre que nous sommes en danger. Nous répondons: "examen, examen! " Mais l'un d'eux nous barre la route et nous comprenons que nous n'irons pas plus loin. Nous devons faire demi-tour. Nous ne pensons qu'à l'heure de la convocation et nous sommes à cent lieues d'imaginer ce qui nous attend. Déçues, nous rentrons et, pour nous occuper, nous jouons aux cartes, aux petits chevaux. Vers midi, nous déjeunons puis nous montons dans notre chambre.

 

« Quatorze heures. Bruits effroyables, cris. Dans la chambre, on ne se voit plus. Poussières, gravats. Mon cousin, qui a alors environ quarante ans, surgit: "Vite, vite, Partons!" Il nous indique la direction de Fleury.

 

En rouge les circuits des réfugiés  par la passerelle de l'Orne aux carrières de Fleury.

 

Il nous rejoindra dès que possible. La rue des Jacobins est encombrée de pierres, de débris, de pans de murs. Les gens sont affolés. Mon cousin aide des personnes blessées à s'extraire de leur demeure par une fenêtre du premier étage. Quelques maisons plus loin, nous voyons des échelles dressées contre les façades. Nous voyons surtout du sang. Nous sommes huit à présent, je crois, et notre petit groupe s'éloigne au plus vite. Nous voudrions courir, mais il y a avec nous deux personnes âgées que nous tenons par le bras. Nous arrivons place du Maréchal Foch lorsque je réalise que j'ai oublié mon vélo dans la cave. Impossible de revenir en arrière. Tant pis ... Au-dessus de la ville, c'est-à-dire au-dessus de nous, les avions lâchent leurs bombes. Filons! Filons!

 

Endroits cités dans le récit 

 

«Nous atteignons" la passerelle".

 

 

Il y a affluence. La foule se presse. Nous parvenons tout de même à franchir l'Orne. La Prairie. Des soldats allemands sont là, couchés en bordure. Ils nous regardent, ils nous narguent. Certains nous sifflent. La route de Fleury est noire de monde. Tout Caen marche, se hâte, se rue. Les bombardiers tournoient, plongent en direction du centre de la ville et larguent leurs charges. Combien de temps cela dure-t-il? Des heures, des jours, des semaines?

 

« Beaucoup de gens s'arrêtent à Fleury pour se mettre à l'abri dans les carrières. Mon cousin, qui nous a rejoints, va nous accompagner, Jeannette et moi, jusqu'à Saint-André-sur-Orne (Note de MLQ: 4 km plus au sud) où j'ai encore de la famille. Soudain, un avion pique sur nous. "Vite, à terre! " Épis de blé magnifiques. Coquelicots. Soleil. Nous sommes à plat ventre. Tatac-tac-tac. Autour de nous des morceaux de cailloux et de la terre giclent. Puis la mitraille se tait, le ronflement du moteur s'éloigne. On lève la tête, on se redresse lentement. On pleure. On s'embrasse. Nous sommes là, vivants, intacts. Mon cousin repart avec les siens vers les carrières de Fleury. A Saint-André, nous vivons trois jours et trois nuits dans les mines de fer, à trois kilomètres de l'entrée et à trente-cinq mètres sous terre. Les Allemands font des rondes. Le vendredi 9, nous partons à Clinchamps-sur-Orne (Note de MLQ: 6 km plus au sud) chez mes grands-parents. Du premier étage de la maison, nous apercevons la fumée des incendies de Caen. La ville brûle pendant des jours et des jours. Le 11 juillet, le front est à trois kilomètres de nous. De nouveau, il nous faut partir et c'est à pied que nous nous rendons à Montreuil, à une dizaine de kilomètres de Mayenne. Les semaines passent et nous n'avons aucune nouvelle de nos familles. Sont-elles restées à Bayeux? Ont-elles pu se réfugier? Nous n'en savons rien. Et nous n'en saurons rien jusqu'à fin août, quand nous pourrons enfin reprendre le chemin de nos foyers. Lorsque je rentre chez moi, je suis malade, fatiguée. Les miens sont saufs. C'est magnifique. Je ne passerai jamais le concours de l'école normale des instituteurs: ce sera par la voie du bac, préparé au lycée de Bayeux, que j'intégrerai l'enseignement. »

 

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