Mme ODETTE CHOLLET-CHARON .

 DANS L’ENFER DE CAEN

6 JUIN 1944. Déjà des voitures sillonnaient Caen, annonçant les précautions à prendre, interdisant toute évacuation et incitant la population au calme et à la dignité. Il fallait s’attendre à des bombardements. L’eau allait être rationnée.

Je m’habillai en hâte. Il fallait aller chercher le pain et du ravitaillement. Pendant ce temps, mon mari ferait provision d’eau et remplirait les lessiveuses et les bassines que nous possédions.

Devant la boulangerie, je trouvai une longue file de gens hirsutes, en pyjama ou robe de chambre. En rentrant, je rassemblai l'argent et les papiers et préparai une petite valise au cas où il faudrait partir malgré tout.

 

 Soudain ce fut le drame, énorme, implacable. Il était exactement 13h30 (Note de MLQ: lire à 13H30). Les bombes écrasèrent la ville.

Mon mari m’entraîna vers un abri qui nous servait en cas d’alerte. D’où nous étions, nous pouvions voir les bombes se détacher une à une, par chapelets de douze. Au début, je n’ai pas regardé, j’entendais mon mari qui comptait : - dix, onze, douze…. Puis j’ai quand même levé la tête et j’ai compté avec lui. Il m’expliquait qu’une bombe que l’on voit n’est jamais pour toi.

Tout à coup, cela se calma. Le bruit infernal cessa. Le ciel redevint serein. Nous courûmes vers la terrasse d’où nous dominions toute la ville. D’immenses flammes rouges et jaune s’élevaient, dégageant une fumée intense. Tout

sautait.

 

Nous descendîmes au jardin. Je voulais fuir dans la campagne. Mais mon mari ne voulait pas. Il me promit seulement que nous irions y passer la nuit.

Déjà les réfugiés passaient, hagards. Ils filaient droit devant eux, sans savoir où ils allaient.

Je me tenais au milieu de la rue. Je faisais rentrer les blessés qui voulaient bien se laisser donner les premiers soins, mais aucune ne restait. Ils étaient au bord de la folie et il était impossible de les raisonner. Ils n’avaient plus de maison et la plupart avaient les leurs sous les décombres.

 

Soudain des vrombissements reprirent. Mon mari me chercha dans la foule et m’attrapa par la main. Il me fit dévaler l’allée centrale du jardin qui donnait sur des champs par une petite porte. A nouveau, je vis dans le ciel les petits points noirs. Je courais, éperdue et haletante, et dès que j’entendis le fracas des bombes je tombai au pied d’un grand pommier. J’arrachai l’écorce avec mes ongles en hurlant ; mes mains saignaient. Mon mari m’obligea à me coucher et me protégea de son corps. J’avais la face collée contre la terre et je raclais le sol. Nous respirions à peine. Les bombes tombèrent. Ce fut terrible.

Longtemps après, je me relevai. Mon visage n’était que terre et sans. Mon mari me nettoya. Je me jetai dans ses bras, secouée de tremblements.

 

Nous sommes rentrés. Mon mari a fermé la maison et nous sommes partis dans les champs chercher un endroit pour dormir.

Ce fut une nuit d’épouvante. Les bombardements massifs se succédèrent, écrasant ce qui restait de Caen. Le feu de la ville répandait sa clarté macabre et une odeur âcre nous prenait à la gorge. Tout crépitait, flambait, éclatait. Cette douce nuit de juin devenait nuit d’apocalypse.

 

A quelques kilomètres la bataille faisait rage. Puis au petit matin, tout redevint calme………

Nous sommes rentrés chez nous. Tout de suite nous sommes allés à la terrasse. La ville flambait toujours. Elle flambera trois jours et trois nuits.

En bas, des réfugiés arrivaient et s’installaient. Les Alliés n’avaient toujours pas pris la ville. Les jours les plus durs de la bataille allaient venir. J’avais dix-huit personnes à nourrir, dans des conditions précaires, sous les obus et les bombes.

Des centres de ravitaillement avaient été installés en remplacement des magasins détruis. Je pris ma bicyclette et m’y rendis.

 

La ville brûlait. Il y régnait une atmosphère étonnante. Les fourrures de prix jonchaient le sol ainsi que les bijoux précieux ; des chaussures, des coupes de tissu avaient été projetées des magasins éventrés. Les pilleurs se jetaient sur ce butin facile où il n’y avait qu’à se baisser.

 

Des pans de murs se détachaient, des poutres enflammées voltigeaient des étages et s’abattaient sur le sol. Dans cette braderie macabre régnait une épouvantable odeur de cadavres calcinés.

 

Je traversai cet enfer de feu et me dirigeai vers les centres de ravitaillement. J’entassai dans mes sacoches et mes sacs tout ce que je pus obtenir. Je demandai si l’on pouvait traverser l’Orne, mes parents  demeurant sur l’autre rive. Tous les ponts étaient sautés. Il ne restait  que la passerelle, gardée par les Allemands.

 

 Je rentrai et je dus plusieurs fois me coucher par terre, à  cause des mitraillages incessants. Ce que je venais de voir m’avait rendue forte et courageuse. Je me sentais heureuse de posséder encore ma maison, en considérant tous ces gens  qui  n’avaient plus  rien et qui ne pouvaient même pas enterrer leurs morts.

 

Je préparai à manger pout tout ce monde. La vaste cuisine ressembla vite à une popote militaire avec ses grands récipients. Mon mari m’avait trouvé un casque qui m’arrivait aux yeux, car il fallait se protéger des éclats d’obus qui sifflaient et percutaient sans cesse.

 

Ainsi passa cette seconde journée, d’attente, d’angoisse, mais aussi d’espoir. On sentait les Alliés aux portes de Caen, on reprenait espoir et confiance. Cependant, au petit jour, les bruits cessèrent. Les Alliés reculaient. Le troisième jour allait commencer.

 

Mme Odette Chollet-Charon a écrit un roman: Ne tremble pas ! avec cette précision "Tous les personnages sont imaginaires, seuls les faits ont existé"

 

Source article de presse.                                                                                                                                   

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