Avec les réfugiés caennais dans le Val de Saire

 

Témoignage paru dans "Liberté de Normandie" du 4 octobre 1944

Pour « Liberté de Normandie », M. Pierre Adam, le sympathique avocat à la Cour d’Appel de Caen, a bien voulu détacher du carnet de route où il a consigné les événements de juin-juillet et écrit les feuillets que voici :

14 juillet : Sans doute en raison de la fête nationale les batteries allemandes ont commencé, à 15H à arroser, la ville. Le bombardement durera toute la nuit. Le Palais de Justice, le Lycée, le Bon-Sauveur, et maintes maisons particulières sont touchées. Après de nouvelles et longues heures d’angoisse beaucoup de Caennais se décident à quitter leur cité affreusement meurtrie. Les forces physiques et morales ont des limites et « cela » dure depuis le 6 juin.

15 juillet : Départ des évacués pour Amblie

Evacuation des réfugiés sur le parvis de Saint-Etienne. Film départ de réfugiés le 15 juillet (à partir de 02:00) voir également le début de ce film.

A la sortie de Caen, un obus éclate tout près du camion où nous avons pris place. La voiture stoppe : nous nous mettons à l’abri puis, après un arrêt de trois quarts d’heure nous reprenons la route.

Que de matériels dans les champs ! L’armement et l’outillage de l’armée britannique sont vraiment formidable : partout dans la campagne, des canons, des chars, des camions, des munitions.

Et voici Amblie, centre de triage des réfugiés caennais.

Localisition Amblie à 20 km de Caen

Ce centre a été organisé par nos Alliés. Il est établi autour d’un château qui ressemble plutôt à une caserne ou un hôpital.

Source. Château d'Amblie, en couleur.

Une petite rivière la Mue, serpente quasi immobile dans les magnifiques et verdoyantes frondaisons d’un parc superbe. Les réfugiés font leur toilette et même la lessive sur les bords du cours d’eau. Sous les arbres se dressent les tentes réservées aux 2 500 réfugiés de Caen. On couche et on mange sous la toile; je me crois revenu aux temps heureux des grandes manœuvres.

Source page 68 de ce livre, des réfugiés à Amblie avec des soldats canadiens.

 

Mais la guerre n’est pas loin; si le roulement de la canonnade ne nous parvient plus qu’affaibli, la nuit, des avions allemands survolent le camp et la DCA (Défense contre avions) crache dur.

17 juillet : Le soir du 17 juillet, 14 camions se rassemblent pour conduire 800 réfugiés caennais en secteur américain dans le Val de Saire, au nord de la presqu’île du Cotentin. Nous devons être répartis dans les localités de Barfleur, Saint Vaast la Hougue, Montfarville, Saint Pierre Église, Anneville, Varouville, etc…

A 22H, l’important convoi se met en marche; les feux de position des camions forment sur la route un long serpent lumineux. Un avion allemand est signalé. Arrêt du convoi, toutes les lumières sont éteintes, car il faut être prudent.

Nous contournons Bayeux; nous traversons Isigny assez endommagé, Carentan qui semble avoir peu souffert, Montebourg en ruines. Valognes très détruit ; plus nous approchons de la mer, plus nous apercevons de villages désolés sous la blafarde clarté lunaire. Aux bifurcations, les bombes ont ouverts d’énormes cratères.

Trajet d'Amnlie à Barfleur 126 km

8 heures du matin. Barfleur. Je remercie le chauffeur de mon camion qui s’exprime dans un excellent français. Comme le lui manifeste mon étonnement de l’entendre si bien parler notre langue et que je lui demande si il est Anglais : « Monsieur, me répond-il, je suis d’Ottawa », et il ajoute avec une certaine fierté : « Je suis Canadien normand ».

-  De quelle région de Normandie vos parents sont-ils originaires ? 

-  Je l’ignore, mais ce que je sais c’est que mes ancêtres sont venus au Canada au XVIIIe siècle et qu’ils étaient de ce pays.

 

Ce Canadien était peut être un frère ou un fils de l’un de ces hommes vaillants que j’ai connus en 1915, du côté de Vimy, luttant et mourant héroïquement pour cette terre de France qu’ils considéraient comme leur seconde patrie.

 

Malgré l’heure matinale – il fait encore nuit – tous les habitants de Barfleur sont sur le pas des portes « Vous venez de Caen ? Questionnent-ils, il y a 24 heures que nous vous attendons : vous deviez arriver par bateau et, hier nous nous sommes rendus sur le bord de la mer pour saluer votre débarquement. Nous connaissons vos malheurs et vos souffrances. Ici, nous avons eu de la chance de ne pas subir les horreurs de la bataille. Il est juste que nous vous recevions avec tout notre cœur, vous avez tant enduré ».

 

Braves gens, excellents gens ! Comment pourrons-nous leur prouver notre reconnaissance ? Je savais que les populations de la Manche étaient généreuses, mais j’ignorais combien elles pouvaient être hospitalières.

 

On nous aide à descendre des camions, on porte nos lourdes valises, on nous conduit au centre d’accueil où d’admirables femmes et des membres de la municipalité ont pour nous les plus délicates attentions. Une bonne soupe normande, du lait pour les enfants et les vieillards, un excellent café sont largement distribués. Moralement et matériellement, nous sommes réconfortés. Ce sont maintenant des chambres que l’on nous donne chez les particuliers. Comme c’est bon de coucher dans un lit !

Après quelques heures de repos, notre première visite est pour le port, où les barques rentrant de la pêche apportent le poisson qui frétille.

Source: capture d'écran d'un film canadien. Le port de Barfleur.

Nous respirons à pleins poumons l’air du large qui nous fait oublier l’atmosphère empoisonnée des abris et des caves. Malgré le calme qui nous entoure, notre pensée se reporte sans cesse vers Caen, toujours vivante dans nos cœurs douloureux, et vers les Caennais qui, par devoir, sont demeurés sur la ligne de feu…

4 août : De petit port côtier, Barfleur est devenu un grand port de débarquement de matériel américain. De gros cargos y pénètrent et s’y amarrent. Des soldats noirs disposent dans des autos amphibies du matériel de toute sorte. Sur les quais, s’entassent des montagnes de marchandises contenues dans des caisses énormes. Dans le ciel, se balancent de grosses saucisses de barrage. Les bateaux succèdent aux bateaux et jour et nuit, c’est vers le front un départ incessant de camions qui, au passage, réveillent les paisibles dormeurs.

Source: p001139. Cargo à quai à Barfleur

Cherbourg – où je me suis rendu hier – n’a que peu souffert dans son agglomération même. A part l’Arsenal, la gare maritime, le fort du Roule qui sont en ruines, des destructions démentent les informations publiées par Radio-Paris qui avait parlé d’un effroyable pilonnage de la cité. Bien que pas mal de magasin soient encore fermés, la vie est presque normale. Les rues sont remplies d’Américains ; les convois y défilent sans interruption en grand fracas et c’est avec plaisir que je retrouve Barfleur.

Je me suis rendu également à Montfarville où je suis allé au cinéma. Car Montfarville possède un cinéma ! Les films y sont projetés par des soldats américains ; les actualités montrent la pris de Cherbourg et les combats à Tilly sur Seulles.

Le souvenir de Caen nous poursuit. Aux dernières nouvelles, la ville est dégagée, mais les Allemands n’en sont encore éloignés que de 8 km. Nous voudrions les voir chassés plus loin encore afin de pouvoir rentrer chez nous dans nos décombres.

5 août : Tout près de Barfleur, le phare de Gatteville se dresse majestueusement sur le fond bleu de la mer. C’est un des phares les plus haut de France : sa colonne de granit est, en effet, haute de 70 mètres. Planté sur un banc de récifs, il croise, en temps de paix, ses feux puissants avec ceux du « Light house » de l’île de Wight. Il est impossible aujourd’hui d’en approcher les Allemands ayant construit alentour des ouvrages de défense qui n’ont d’ailleurs servi à rien.

Dans les champs voisins, des pancartes portant une tête de mort et le mot « Minen ». Le petit village de Gatteville a été très éprouvé. Autour de l’église dont la toiture effondrée, des bombes ont écrasé les maisons. Seules, de jolies roses parfumées s’épanouissent rouges et blanches dans les jardins, donnant un peu de vie à cette commune désolée. En tout et pour tout, je n’ai rencontré que trois habitants à Gatteville : un jeune garçon, une femme et un homme qui, dans ce village fantôme semblaient des revenants. Dans les rues mortes, je me suis surpris à parler à voix basse, comme dans un cimetière.

7 août : « Qui veut du rabiot de soupe ? » Est-ce un caporal d’ordinaire qui parle ? Non, c’est Sœur Marie-Martha, de la Congrégation de Saint Marie Madeleine Postel. Sœur Marie-Martha préside à l’alimentation des 200 réfugiés de Caen cantonné à Barfleur. Grâce à elle, ceux-ci ne manquent de rien et mangent d’excellent appétit une honnête cuisine bourgeoise.

Cette excellente femme parait au premier abord un peu dure, un peu distante – il parait que les gens de Cérences dont elle est originaire sont tous ainsi – mais elle a un cœur d’or. C’est une « bonne sœur » dans toute l’acception du terme.

Un autre grand ami des réfugiés de Caen, c’est M. le Curé se Montfarville de Barfleur, prêtre intelligent et distingué au visage énergique et jeune. Je l’entends encore dire en chaire, à ses ouailles, au lendemain de notre arrivée :

« Soyez bons, soyez compatissants et charitables pour les pauvres caennais. Que ce que vous faites pour eux ne soit pas un feu de paille et n’oubliez pas qu’il est plus facile de recevoir que d’être reçu »

Merci ma Sœur, merci M. le Curé d’avoir si largement mis en pratique les belles et divines paroles : « Aimez-vous, aidez-vous les uns les autres »

C’est à la « Buvette du Port » pas loin des quais que les réfugiés caennais ont l’habitude d’aller chercher le cidre qui arrose leurs repas ou même de boire, dans le courant de la journée, une ou deux « bolées » ; La « Buvette du Port » est également le lieu de rendez-vous des pêcheurs barfleurais à leur retour de la pêche au homard ou au thon. Ce sont de braves gens, rudes et courageux que ces pêcheurs. Serrés à la même table, ils absorbent leur « moque » de cidre doré. Ils ont abandonné la pipe classique de matelot pour les cigarettes de Virginie, mais à ce détail près, ils ressemblent comme des frères aux marins de toutes les côtes de France. Braves gens, gens braves, amoureux passionnés de la mer qui est toute leur vie et qui les fait vivre, gens que j’aime parce qu’ils n’ont pas failli à leurs traditions, à leurs coutumes, à leur race. Et voilà pourquoi je me plais à bavarder avec eux des choses qui leur sont familières au petit « Bistrot du Port »

10 août : Chaque jour vers 11 heures les réfugiés se réunissent à la Mairie pour lire le communiqué et en commenter les nouvelles, surtout celles qui concernent le secteur de Caen. Aujourd’hui, celui-ci annonce : « La bataille à laquelle prennent part les Britanniques et les Canadiens au sud de Caen, est la plus violente de la campagne. Les Allemands ont dû accepter le combat et mettent en ligne toutes les divisions dont ils disposent » La bataille la plus violente de la campagne…Quand notre pauvre ville sera-t-elle enfin dégagée ? Quand notre Normandie sera-t-elle totalement libérée ? Allons confiance !

Septembre 1944 : Cherbourg. La gare. « Les voyageurs pour Caen, en voiture ! » Le flot des réfugiés caennais hébergés dans le Val de Saire s’engouffre dans le train qui, lentement, va les rapatrier. Lorsqu’il atteindra Caen, tous ses occupants se précipiteront aux portières, et ce sera avec émotion, les yeux souvent mouillés de larmes, qu’ils retrouveront dominées  par les flèches de ses églises mutilées, les ruines de la cité martyre.

                                                                                                                                                                                                                                                                                     Pierre Adam

RETOUR LISTE DES TEMOIGNAGES