Témoignage d'André Gosset publié dans ce livre

Le chef linotypiste André Gosset avait travaillé toute la soirée du 5 juin au montage des pages du Journal de Normandie*, dont les locaux se trouvaient dans le centre-ville de Caen, sur la rive gauche de l'Orne. Comme à l'accoutumée, il quitta la rédaction vers 1 h 30, le mardi matin, et constata une vive activité aérienne, qui restait cependant dans les limites du « normal ». Par prudence, il décida de faire un détour pour remonter chez lui, dans les quartiers sud de Caen sur la rive droite, afin d'éviter la gare, la cible préférée des aviateurs alliés. Il fut à la maison vers 2 heures. Son épouse Élisabeth dormait profondément. Les enfants étaient calmes. Il se coucha comme d'habitude.

 

Il n'avait pas encore eu le temps de s'endormir qu'il fut tiré de sa somnolence par les échos du bombardement sur la côte. Certes, depuis deux semaines, les Alliés avaient habitué les Normands à ces attaques nocturnes. Mais, cette fois, le combat semblait se prolonger. À 4 heures, les explosions redoublèrent, tandis que l'horizon était embrasé par des centaines de fusées éclairantes. Mme Gosset et les enfants se réveillèrent pour descendre à la tranchée. Ils y restèrent quelques minutes, puis, le calme semblant revenir, ils retournèrent finir la nuit dans leurs lits. « Mais dans le quartier, nota André Gosset, tout le monde est debout. »

 

    Comme des milliers de Caennais à la même heure,  André Gosset remplit d'eau potable baquets et lessiveuses. Pendant un quart d'heure il arrosa même son jardin, et se demanda quand il pourrait de  nouveau accomplir ce geste banal. Avant 6 heures, Elisabeth Gosset et les enfants furent debout. Ils déjeunèrent avant de descendre à la tranchée. Constatant qu'il ne restait plus beaucoup de pain, André jugea qu'il serait utile de rassembler quelques réserves, en prévision de la bataille qui semblait s'annoncer. Il enfourcha sa bicyclette pour descendre vers la ville. Le jour, maussade, venait à peine de poindre. « En quittant la maison, nota-t-il, j'apprends par les voisins qu'il y a déjà la queue devant les boulangeries et qu'ils ne servent que leurs clients [ ... ]. En arrivant rue des Jacobins, catastrophe, une queue de plus de cent personnes devant la boulangerie, Heureusement la porte du fournil est ouverte, le commis me reconnaît et me fait signe. Je rentre par le four. Mademoiselle Louis me sert en vitesse. Elle est souriante et pleine de gaieté, la pauvre, si elle savait ce qui l'attend dans quelques heures ... »

 

André Gosset,  assiste depuis les hauteurs de la rive droite à tout le bombardement de 13 h 30. Malgré l'Orne, qui coulait entre lui et les quartiers les plus touchés, la situation devenait intenable. Les bombes pleuvaient sur la ville, la petite tranchée du jardin paraissait dérisoire et rien ne pouvait apaiser la terreur des deux enfants. Aussi, quand son voisin Thomasse leur proposa de descendre, avec toute sa famille, dans sa cave, Élisabeth et André Gosset acceptèrent de bon cœur. Ils sortirent de chez eux matelas et couvertures et partirent s'installer sous la terre. « Là, écrivit André, les bruits extérieurs sont atténués et c'est plus facile pour les enfants de retrouver leur calme. »

 

Terré dans une cave avec sa famille depuis le débarquement, André Gosset revint pour la première fois à Caen le samedi 10 juin. À pied il traversa les quartiers sinistrés. Caen était méconnaissable, et chaque Caennais tentait, à travers l'horrible spectacle des ruines, de raviver des souvenirs récents d'une vie normale. Ce samedi matin, le ciel avait été calme et, pour André, c'était le désir de voir ce qu'il restait de son journal, le Journal de Normandie, qui l'avait poussé à redescendre. Bien que pressé, il n'avait pas pris son vélo. Dans les gravats et par les rues défoncées, il savait qu'il irait plus vite et plus confortablement à pied. Tout en marchant, il se demandait ce qu'il allait retrouver de ses salles de rédaction et de montage, de ses rotatives, de son bureau enfin où il avait passé de longues heures de sa vie ... Il raconta: « La salle des rotos a littéralement disparu avec les immeubles voisins. La composition où j'ai passé tant d'heures, tant de soucis et tant de joies et de fierté depuis quatre ans est en ruine: je pleure comme un gosse. Enfin cela se tasse et je fais l'inspection du matériel: beaucoup de choses pourraient être sauvées ce qui remet du baume au cœur. Ma table bureau n'a rien, j'ôte les gravats et retrouve toutes mes affaires dans les tiroirs. La rédaction n'a souffert que du souffle qui a enfoncé toutes les cloisons mais peu de gros dégâts. »

 

« Hâtez-vous de nous délivrer. » Le refrain du cantique, chanté avec ferveur par les occupants de l'abri Sainte-Thérése, ne s'adressait pas directement aux soldats alliés, mais à Notre-Dame de La Délivrande. André Gosset, son épouse et leurs enfants chantaient à pleins poumons au milieu des autres réfugiés. Les Gosset, dont la foi était vive, avaient confié leur foyer à Notre-Dame-de-la-Délivrande par une dévotion spéciale le jour de leur mariage. Ils croyaient à sa protection, qu'ils venaient de nouveau d'implorer en ce dimanche 11 juin, en assistant à la messe dans leur abri. L'après-midi fut terrible. L'abri lui-même n'était plus sûr.

 

    Après quelques hésitations, tous ses occupants décidèrent de le quitter, pour gagner les carrières Fouquet. André Gosset : « Quand nous sommes arrivés, il s'y trouvait déjà officiellement près de 13  000 Caennais (Note de MLQ: pas aux carrières Fouquet mais pour l'ensemble des carrières de Fleury-sur-Orne). Nous nous rendîmes au coteau de Fleury et de là, par un souterrain de près de 500 mètres, nous arrivâmes aux carrières Fouquet. »

 

Mais il était plus de 10 heures, le soir. Trop tard pour se procurer de la paille. « Nous dûmes passer une nuit dont nous nous souviendrons toujours. Assis sur une valise, avec une couverture, nous grelottâmes jusqu'au jour dans une atmosphère humide et froide. Heureusement, ceci était compensé en partie par une impression de sécurité absolue. [ ... ] Vers deux heures du matin, un important bombardement aérien, violent et prolongé, fit que nous nous félicitâmes de nous sentir ainsi en sécurité. » Allant aux nouvelles le lendemain matin, André apprit que le bombardement qui l'avait tenu éveillé une partie de la nuit était tombé exactement sur le quartier qu'il venait de quitter avec les siens.

 

Pendant deux jours la famille Gosset organisa sa vie. Mais le mardi, une semaine tout juste après le débarquement, arriva l'ordre d'évacuation. Excédés de voir leurs injonctions demeurer sans effet depuis trop longtemps, les chefs militaires allemands venaient d'imposer au préfet Cacaud une évacuation obligatoire. Il lança l'appel au départ. Le soir même un avis fut placardé dans les carrières.

« Le Préfet et le maire de Caen avertissent que, par ordre des autorités allemandes, la population de Caen doit quitter la ville, à partir de 5 heures du matin, le mercredi 14 juin, pour gagner Trun dans l’Orne »

André Gosset lut l'affiche qui indiquait aux Caennais un itinéraire vers Trun, le plus grand centre d'accueil de l'Orne où des dispositions étaient prises pour répartir les évacués dans les communes du département. La ville devait être évacuée le 14 juin à 5 heures du matin.

 

    « L'ordre paraissait catégorique et nul ne s'éleva contre son application [ ... ]. Des gens en quantité partirent le soir même. » Après la Libération, André Gosset raconta dans son livre la triste soirée du 13 et le départ du 14: « Malgré certaines rancœurs, les réfugiés déçus et résignés préparent leurs bagages pour le lendemain [ ... ]. « À l'aube du mercredi 14 juin, une agitation fébrile règne dans la cité sous terre. On distribue des vivres: un kilo de beurre par personne, de la viande, des biscuits en quantité, du sucre. Valises et colis sont arrimés sur les brouettes, voitures à bras, bicyclettes et poussettes. Par toutes leurs sorties la carrière Fouquet et les carrières voisines se vident de leurs 12000 habitants. Les Allemands avaient promis de ne pas faire tirer leurs canons ce matin-là, ils tiennent parole.

 

« D'aussi loin que l'on peut voir, sur la sinueuse petite route qui va vers Bras, l'interminable théorie des Caennais se déroule. Enfants, femmes accouchées de la veille, vieillards dans un état lamentable, pliant sous le faix des musettes ou des valises, tirant ou poussant les véhicules les plus divers, jettent un dernier regard, là-bas, vers la cité qu'on paraît abandonner à son sort, et s'en vont courageusement sur le chemin de l'exode [ ... ]. »

 

 

*Le Journal de Normandie (J.d.N.), « grand quotidien régional », autonome du « Journal de Rouen» en mai 1940. Dès le 2 août 1940, il acquit « la réputation d'être un journal allemand. Son rédacteur en chef, Guy Pillion, œuvre pour une collaboration «européenne» et dénonce avec violence l'attentisme des Français. Le directeur du J.d.N., R-G  Nobécourt, exalte quant à lui les « vertus, la foi et la patience, le courage et ( ... ) la durabilité de la France ». 20 000 exemplaires sont tirés chaque jour au début de 1944. Source: ce mémoire

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