NOUS N'OSIONS PAS LE TOUCHER...

Antoine BACCHIONI, retraité de l'Armée, a tout connu des malheurs de Caen... sauf la Libération qui, pour lui, a été retardée jusqu'à la fin août.

 

            Vers 3 h du matin le 6 juin 44. Les canons grondent, je me lève, prends mon casque et mon masque et je me rends à mon poste de service. Pendant le jour, j'étais affecté à la Défense Passive, Poste n° 2 au Palais de Justice.

 

 

 

 

 

Limité au sud par le secteur n°1, à l’est par la rue de Geôle, la rue du Gaillon et la rue du Magasin-à-Poudre, au-delà des carrières Saint-Julien, à l’ouest par La Maladrerie qu’il contrôlait également.

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 Il y avait beaucoup d'avocats et de magistrats. Dès les premiers jours j'ai été «réquisitionné» par une infirmière qui conduisait une ambulance. Nous avons été relever notre premier mort à Hérouville (Note de MLQ: à 4 km au Nord-est de Caen) . Il était plein de terre et l'infirmière - elle avait 22 ans, moi 20 ans - nous osions à peine le toucher. Sa taille était telle que nous avons eu du mal à le faire entrer dans l'ambulance... Nous nous sommes habitués, bien sûr ! Combien de cadavres, souvent déchiquetés, n'avons-nous pas relevés à la Miséricorde, Place de la République, à la Charité ? Quelquefois ces corps sans vie, écrasés, morcelés, nous les reconnaissions. C'étaient des relations, des gens que nous croisions habituellement dans la rue, voire des amis.

            Depuis le 10 juin, mes parents et moi nous couchions dans l'Eglise St-Etienne.

 

 

            Pendant les premiers jours, je n'ai rien pu manger ni avaler et puis on s'y est fait.

           Le 16 juin, une cérémonie émouvante, la consécration à la Vierge, soirée de prières pour les victimes présidée par Monseigneur des Hameaux , curé-doyen de Saint-Etienne.

            L'un des souvenirs de mon séjour dans Saint-Etienne est celui des roulettes de mon lit de camp. Nous couchions, mes parents et moi, dans la nef et mon lit, à cause des roulettes, bougeait sans cesse en faisant un bruit tel que l'abbé LENORMAND me demanda de l'attacher à la chaire. Je me souviens aussi de la visite dans l'Abbatiale de quelques journalistes collaborateurs dont Jean-Hérold Paquis , de Radio-Paris. La plupart étaient en uniforme allemand. On a voulu les empêcher d'entrer, mais en vain. En fait, ils cherchaient des éléments de propagande. Ils voulaient que l'on parle de la cruauté des Anglais, et que nous n'avions que des rats à manger.

            Ils ont enregistré des bruits de chaises et des cris.

           Le ravitaillement était organisé. M. SICOT, le surveillant général du Lycée, avait pris les choses en main. Chaque jour des équipes partaient dans divers secteurs. Pour ma part, j'étais chargé de convoyer un camion pour aller en direction de Livarot. Tous les jours chercher du beurre et des œufs. Un drapeau français et celui de la Croix-Rouge nous protégeaient. Les Allemands nous laissaient passer mais nous étions souvent obligés de nous abriter pour échapper aux mitraillages des avions alliés.

           On revenait le soir, avec nos provisions.

           Nous allions aussi chercher des aliments, des vêtements, du linge, dans des magasins de Caen. La plupart du temps cela se passait bien. Les commerçants acceptaient nos bons de réquisition et nous aidaient à charger la marchandise. Je me souviens de piles de draps que nous avons obtenus chez Delaunay et que nous avons amenés au Bon Sauveur pour les blessés.

            Le 13 juin 44, jour de mon anniversaire, j'avais 20 ans, j'ai convoyé une benne à ordures de la ville pour aller chercher des explosifs à May-sur-Orne pour faire sauter des murs devenus dangereux. Nous avons entreposé les explosifs place de la République au coin de la rue Paul Doumer dans un local où se trouve actuellement le Crédit du Nord.

            Il y avait quelquefois des incidents, surtout avec les déserteurs allemands qui pillaient pour se nourrir et pour boire. Dans un magasin de la rue Saint-Pierre, nous étions en train de charger des caisses de cognac. Arrivent des déserteurs allemands qui nous ont menacés avec leurs mitraillettes, cassent les vitrines et commencent à emporter des bouteilles. L'une d'entre nous va signaler la chose à la Kommandantur (on savait que le commandement allemand avait donné ordre d'abattre les déserteurs). Quelques minutes après les Feldgendarmen sont arrivés et ont emmené leurs compatriotes. Après nous avons été obligés de partager nos bouteilles avec le commandant de la Feldgendarmerie.

            La Société Normande d'Alimentation avait, rue Saint Gabriel, un grand dépôt rempli de marchandises à profusion. Là aussi des déserteurs rôdaient. Le directeur nous a avertis. On a mobilisé tous les véhicules à moteur à cheval et à bras et on a déménagé tout que nous avons pu trouver et on a déménagé des tonnes de sucre par paquets de 5 kg. Les voisins ramassaient ce qui tombait.

            Dans un cas, nous avons eu des difficultés avec un commerçant italien, que nous savions plus ou moins engagé dans la collaboration. Nous y sommes allés avec les bons de réquisition officiels, un cheval et une charrette. Il a tout refusé préférant les remettre aux Allemands. Nous sommes rentrés de force et alors on a emporté tout ce qu'il y avait dans le magasin.

            Le 7 juillet, j'ai été envoyé en mission à Paris pour convoyer des femmes enceintes ou blessées et chercher du matériel sanitaire. Nous sommes partis dans un car des «Courriers Normands» équipé d'un gazogène, le seul car restant en bon état. Nous avons mis deux jours : 14 pannes, interdiction par les Allemands de traverser l'Orne, attaques aériennes sur la Nationale 13, etc...

            Arrivés à Paris, nous avons appris la Libération de Caen. Impossible de rentrer. J'étais coupé de tout. J'avais bien des cousins à Paris, mais j'ignorais leur adresse... Avec mon casque blanc, ma culotte de cheval... et 2 francs cinquante en poche, j e ne savais pas quoi faire. D'autant que l'infirmière était partie et que le chauffeur avait rejoint des autobus parisiens. A la Croix-Rouge de la rue de Berri, on m'a dit ne pouvoir me prendre en charge, mon ordre de mission, limité à 48 heures, étant périmé. Finalement une assistante sociale m'a récupéré dans la rue et m'a envoyé au Centre d'Hébergement Américain de la rue Daru dont la Directrice était Melle Geneviève TYLER, américaine de 72 ans. Le Centre était sous la protection de la Croix Rouge Internationale... où l'on m'a confié, malgré mes refus, la «direction» d'un centre où se trouvaient 60 aveugles et plusieurs dizaines de réfugiés.

            Je ne suis revenu à Caen que fin septembre et me suis engagé dans l'armée blindée. J'ai rejoint par l'Angleterre et le Maroc la réserve de la 1ère Armée. J'ai rejoint ensuite la garnison de Saumur. Inaugurant une vie militaire où, dans de multiples garnisons, j'ai connu beaucoup moins d'émotions que dans ma période «civile» en Normandie !

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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