Témoignage paru dans ce livre
Dans la communication que fit le Dr Cayla, à l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, le 22 octobre 1977, celui qui fut l'âme de l'organisation sanitaire caennaise en ces heures difficiles, décrit avec minutie, ce que fut l'action des responsables de l'approvisionnement et de la gestion de l'Îlot Sanitaire :
Le fonctionnement de cet îlot sanitaire relativement protégé exigeait de grands approvisionnements ; les stocks de sécurité auraient été très vite épuisés, s'ils n'avaient pu être constamment reconstitués.
Le Brigadier Auguste Raimond et sa Brigade, mis à la disposition du Service de Santé Civil par le Préfet, devaient, en exécution d'une note de service du 9 juin 1944, « se procurer tout le ravitaillement possible pour l'économat du Bon Sauveur de Caen... établir un inventaire exact de toutes les denrées réquisitionnées, le faire contresigner par la Sœur Le Roux, économe du Bon Sauveur, et le remettre à l'Inspection de la Santé.
Courant juin, l'équipe du Brigadier Raimond, à laquelle Célestin Leroyer avait adjoint Pierre Buisson, employé de l'Hôpital de Caen, a réquisitionné ou récupéré, en appliquant cette procédure, dans les magasins ou dépôts exposés au pillage et aux incendies, plus de 15 tonnes de denrées alimentaires, comprenant entre autres 6.500 kg de sucre, 1.700 kg de légumes secs et près de 10 hectolitres de vin.
L'économat a été d'autre part régulièrement approvisionné par des équipes de volontaires en lait, beurre et fromages. Les récupérations ont porté aussi sur des produits d'entretien ».
Les compétences de l'équipe de récupération ont été étendues à l'équipement ménager, au linge, à la literie, aux vêtements et aux chaussures.
A l'inventaire du matériel récupéré figurent près de 2.000 assiettes, 480 verres, 400 pots, 450 bols, 370 tasses, 144 cuillères et fourchettes, 144 cuillères à café, 50 casseroles... des pots de chambre, des plats bassins, des « haricots » et dans les 500 couvertures, des matelas, des oreillers, des chemises, des blouses, des torchons, des voiles pour infirmières et même « une boîte d'encens d'Orient » !
Célestin Leroyer a réussi à s'approvisionner largement en tabacs et cigarettes et a disposé ainsi d'un moyen puissant de stimulation pour ceux à qui l'on demandait un travail pénible ou rebutant.
Nous vîmes arriver un jour, avec joie, des camionnettes d'Alençon, que nous pensions remplies d'approvisionnements. Grande fut notre déception, quand nous en vîmes descendre seulement des journalistes et des opérateurs d'actualités cinématographiques, qui furent plutôt mal accueillis.(Note de MLQ: le 25 juin)
Considérant la lenteur de l'approvisionnement par Alençon, et les hasards des récupérations locales, je demandai au Dr Marcel Digeon d'aller avec un chauffeur et deux brancardiers à l'Usine Froger-Gosselin, de Saint-Rémy-sur-Orne, pour y réquisitionner tout le coton et tous les pansements qu'il pourrait charger dans un camion bâché.
L'usine Froger-Gosselin à saint Rémy sur Orne.
L'usine était arrêtée et gardée par un détachement allemand ; tout ce qui se trouvait dans l'usine était destiné au service de santé de la Wehrmacht.
Le Dr Digeon, qui avait réussi à faire pénétrer son camion dans la cour de l'usine, fut sommé de se retirer. Mais renseigné par un ouvrier, il fit simuler une panne de son véhicule, afin de pouvoir profiter de l'heure du repas pour charger clandestinement le camion, « jusqu'au toit », de balles de coton hydrophile et des pansements qui se trouvaient dans une réserve, ignorée des Allemands. Le moteur ayant alors, miraculeusement, repris vie, le camion repassa devant le corps de garde allemand qui, persuadé de l'échec de la mission, le laissa passer sans vérification.
Ainsi, grâce à l'astuce et à l'audace du Dr Digeon et de ses trois compagnons, l'ensemble des hôpitaux de Caen a disposé d'importantes réserves de matériel de pansement, jusqu'à la libération de la ville.
C'est grâce au concours enthousiaste, aux connaissances et à l'habileté technique de Lucien Trouvay, ancien ingénieur de la Marine et ingénieur des Hospices Civils de Caen, que les hôpitaux n'ont jamais été privés d'électricité dont ils avaient besoin. Dans le courant du mois de juin 1944, Lucien Trouvay a réussi à découvrir, à installer et à mettre en service six groupes électrogènes, ce qui a nécessité la réquisition de trois moteurs Bernard, de 5 dynamos, de deux groupes électrogènes complets, de 206 mètres de câbles, de 2.000 mètres de fil de cuivre, de 50 douilles, de 100 lampes électriques et de diverses autres fournitures, comme celle d'un voltmètre, procuré par l'Institut Technique de Normandie.
Pour l'éclairage de secours des salles d'opérations, on disposait d'accumulateurs et dans les salles, de 152 boîtiers, de 2 150 piles électriques, de 482 ampoules et même de 15 kg de bougies et de 31 kg de cierges.
Trois pompes Japy à moteur à essence ont été aussi réquisitionnées le 20 juin, pour l'approvisionnement en eau des formations hospitalières.
Le parc automobile, et tout particulièrement les ambulances, les groupes électrogènes et les pompes, consommaient énormément d'essence. Les réquisitions d'essence pour le Service Sanitaire, ont porté sur près de 7 000 litres. Pour le stockage, on s'était procuré onze fûts de 200 litres. L'équipe du Brigadier Raimond a réussi à plusieurs reprises, pendant la nuit, à faire des prélèvements sur le stock de carburants réservé à l'armée allemande, et ces actes héroïques, ont permis au Service de Santé Civil de ne pas manquer de carburant, malgré l'incendie d'une partie de sa réserve, provoquée, le matin du 26 juin, par des obus tombés dans la cour du Centre de Triage.
Le réapprovisionnement en pneumatiques a été plus difficile ; ceux-ci, roulant dans les décombres, étaient rapidement détériorés. Lorsqu'il n'était plus possible d'en prolonger l'usage, par des emplâtres caoutchoutés, on prélevait ceux des véhicules immobilisés et on les utilisait en essayant qu'au moins deux par deux, ils soient d'égale dimension.
Nous avons pu avoir enfin des nouvelles de l'hospice des Carrières de Fleury, de l'Hôpital Complémentaire des Petites Sœurs des Pauvres et du Poste Sanitaire n°3.
Le mercredi 26 juillet put enfin être entreprise, sur la demande de l'Inspection de la Santé, avec le secours des Alliés, l'évacuation de l'Hospice des Carrières, sur Amblie et Villiers-le-Sec.
Source page 68 de ce livre, des réfugiés à Amblie avec des soldats canadiens.
Le petit séminaire de Villiers-le-Sec. De nos jours.
Du 10 au 26 juillet, 303 blessés ont été hospitalisés et opérés dans le service chirurgical du Bon Sauveur (près de 18 par jour).
Au total, du 6 juin au 26 juillet, 1.693 blessés ont été reçus par le Service Chirurgical du Bon Sauveur, soit, pendant 50 jours, une moyenne de plus de 34 par jour.
Les renseignements manquent sur le nombre de Caennais morts, victimes de la guerre. Dans le récit d'un rescapé (anonyme) publié en 1945, il est évalué à 6.000. De son côté, M. Bernard d'Ymouville, Archiviste de la ville de Caen, a relevé 1.429 noms, sur la liste alphabétique des actes de décès parfaits de guerre arrêtée en 1947. Depuis, d'autres noms ont été ajoutés à la suite de jugements et intercalés dans la liste. Ils n'ont fait l'objet, ni d'une table particulière, ni d'une totalisation qui pourrait être faite facilement.(Note de MLQ: selon le dernier recensement: 1967 morts civils)
Des études statistiques délicates seraient en revanche nécessaires pour évaluer le nombre des victimes indirectes : personnes âgées, enfants, malades, dont la mort a été provoquée ou avancée par les circonstances.
En lisant les lettres, les ordres de mission, les circulaires et les rapports, j'ai moi-même vu revivre le service de santé pendant la bataille et en particulier la salle de réception du service de triage du Bon Sauveur.
Le centre de triage dans le « grand pavillon »
Marcel Digeon, Célestin Leroyer, Raymond Villey, Lucie Solente, Denise Noblet et moi-même, y avons vécu pendant cinquante jours y passant les nuits sur les brancards quand nous avions quelque répit.
Dans les périodes aiguës, nous n'en avions guère, la salle d'accueil était submergée par l'afflux des blessés. Et quels blessés ! Certaines scènes ont atteint les limites de l'horrible... Je revois le Dr Le Rasle, s'efforçant de reconnaître ses propres enfants en soulevant les serviettes qui recouvraient la bouillie sanglante qu'était devenu leur visage ; je revois cette mère mourante, serrant dans ses bras son enfant décapité...
Les nouveaux arrivants portaient d'affreuses blessures et les responsables s'efforçaient de réconforter ceux qui semblaient pouvoir survivre. Quant aux autres... Ces malheureux étaient dirigés sur la salle des « morituri » qui bruissait de râles et de prières. Certains ont réussi à y survivre, mais la plupart y mouraient. Il a été rapidement nécessaire de procéder à des inhumations. Une grosse bombe étant tombée dans le jardin du triage, des fosses communes furent creusées dans la terre qu'elle avait ameublie, par nos fossoyeurs improvisés.
L'hospitalisation des soldats blessés, aussi bien Allemands qu'Alliés, ne posait pas, en général, de problèmes particuliers. Toutefois, nous avons reçu des parachutistes canadiens qui portaient chacun deux petites mines dans les poches de leurs uniformes. Ces mines furent entreposées dans une armoire du vestiaire du triage qui était sur la façade nord du pavillon, battue par les obus, dont un seul éclat, pensions-nous, aurait pu provoquer une catastrophe. Pour l'éviter, ces mines, transportées dans une corbeille à linge par deux brancardiers volontaires, furent noyées dans la rivière la plus proche.
Les autorités d'occupation se heurtaient à tous les subterfuges usuels lorsqu'elles désiraient récupérer comme prisonniers les soldats alliés hospitalisés au Bon Sauveur. Ceux-ci étaient, par principe, toujours intransportables, comme tendaient à le prouver les énormes et multiples pansements dont ils étaient enveloppés.