Témoignage paru dans ce livre

Denise Harel a quatorze ans. Ses parents tiennent l'épicerie-café de Thaon (à 12 km au Nord-ouest de Caen). Elle délaisse sa famille pendant la semaine, pour poursuivre ses études en quatrième à Saint-Prieur (Notr de MLQ: faute de frappe, il s'agit del'Institution Saint Pierre, 47 Bd des Alliés) , à Caen, où elle est en pension chez sa cousine Thérèse.

Localisation du l'Institution Saint Pierre, N°47 Boulevard des Alliés en face de l'abside de Saint Pierre.   De nos jours ne reste que l'église.

On entend rôder les avions... Boum... une bombe tombe rue Saint-Jean à cent cinquante mètres environ de la maison, je saute de mon lit, mon cousin en fait autant; nous nous dirigeons tous dans le cabinet de toilette, je suis placée juste face à ma cousine qui m'envoie son dernier sourire, car une deuxième bombe tombe sur la maison voisine de la nôtre: le cabinet de toilette, la chambre de mon cousin et une partie de la cuisine s'effondrent; seules la salle à manger et ma chambre résistent. Thérèse (ma cousine), Babeth et moi, nous sommes sous les décombres. Seul mon cousin Joseph, qui n'a presque pas été touché, se trouve sain et sauf.

Babeth crie: «Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié l. .. » Quant à moi, je supplie mon cousin de me dégager le plus vite possible. Ma cousine Thérèse ne dit rien; elle est à côté de moi et son bras droit entoure ma taille.

Mon cousin dégage Babeth qui n'est presque pas ensevelie, mais ma cousine et moi, nous sommes tombées jusqu'à la cave, et nous avons sur nous deux étages et le grenier. Je crie fort, très fort, et mon cousin repère l'endroit où je suis. Enfin, voici les hommes de la Défense passive. Mon cousin leur dit:

«Il y a une jeune fille de quatorze ans qui est encore vivante, tirez-la le plus vite possible. Il y a aussi ma femme, pauvre Thérèse! ... »

Le déblaiement commence, les hommes de la Défense passive se servent de pelles pour aller plus vite.

Je me fais entendre de plus en plus, les hommes me disent: «Courage, ça y est bientôt. » Un homme de la Défense passive dit: «Voilà un bras », mon cousin accourt: «Oh! c'est celui de ma femme, maintenant c'est fini. - Mais non, mon brave monsieur, réplique un autre, courage! »

Il me semble y avoir beaucoup de difficultés pour me débloquer, car il y a un plancher sur mon dos. J'entends crier: "Une scie, vite, une scie, il y a un plancher sur la jeune fille" Ils se mettent à scier, mais au fur et à mesure que le bois se fend, il y a des pierres qui me tombent sur la tête. Je recommence à crier: «Dépêchez-vous, je souffre. Ma bouche est pleine de gravier et de terre et je ne peux presque plus respirer». Enfin mon dos et ma tête commencent à être dégagés. Ouf! quel soupir de soulagement!. .. Mes bras sont déblayés sans trop de mal, mais on dirait deux vieilles loques, ils étaient sans force.

Enfin, ça y est. On me met sur un brancard et on me transporte pour me donner les premiers soins.

 

Un autre témoignage de Denise Harel

"APRES TROIS JOURS SOUS LES BOMBES, MA TANTE M'A APPELEE MADAME. JE RESSEMBLAIS A UNE VIEILLARDE"

    Je garderai toujours aussi vif le dernier sourire de ma cousine Thérèse. Quand a lieu le bombardement, vers midi ce 6 juin, nous sommes toutes les deux dans la même pièce au deuxième étage de son petit immeuble du quartier Saint-Jean. Elle me sourit alors que nous sommes figées par la peur, comme si nous attendions que tombe cette bombe, précisément sur nous. Et la bombe tombe, la maison s'écroule. Je me sens encore descendre, chuter au milieu des gravats. Là, enfouie sous les décombres, je perçois son corps inerte allongé sur moi. En mourant sur moi, ma cousine m'a protégée. Pendant les trois heures qui suivent, je hurle. Non, je ne veux pas mourir là ! J'entends distinctement tous les bruits, mon cousin qui me crie du haut du plancher du deuxième étage encore debout:

« Denise, où est Thérèse? Réponds-moi! »

 et moi qui peine de plus en plus à respirer, la poussière emplissant ma bouche à chacun de mes appels. C'est atroce, je commence à étouffer. Et personne pour me repérer et me sortir de là ! Finalement, je sens des mains me saisir, je perçois la lumière du jour. Petit à petit, on extrait mon buste puis mes hanches. Miracle, je peux marcher! Je n'ai aucune fracture ! Etourdie, défigurée, tachée par le sang de ma cousine, la tête lourde, un œil complètement fermé, un bras engourdi, mais je marche !

La Défense passive vient de me sauver la vie. On me donne une robe en toile, et une infirmière me demande si je veux me rendre à la clinique de la Miséricorde  toute proche tenue par des religieuses. Je pense que j'y serai à l'abri. Je me retrouve dans l'annexe de l'établissement avec vingt et une personnes. Une des sœurs nous propose de prier et nous prions ainsi, jusqu'à 1h30 du matin, aidés du chapelet. Soudain, nous entendons le fracas d'un énorme bombardement. Les murs tremblent, à l'extérieur, les maisons s'écroulent à l'infini comme des châteaux de cartes.

Localisation de la rue Saint Jean et de La Miséricorde

Quand enfin on nous extrait des décombres, je m'aperçois qu'une nouvelle fois je suis une miraculée : la seule pièce intacte est la nôtre. Autour de nous, c'est le chaos, un univers dévasté, des ruines et des pierres, de la poussière et de la ferraille tordue : le centre de Caen est définitivement détruit.

A quatre pattes, pieds nus, je tente de m'enfuir, laissant derrière moi la Miséricorde en proie aux flammes. Hagarde, je parviens à me réfugier dans un abri où quelqu'un m'offre un morceau de fromage et un verre de vin. Mais je ne veux pas m'attarder. J'ai si peur que l'abri s'écroule à son tour. Dans la rue, je croise la Défense passive. Ils veulent me conduire au Bon Secours (Note de MLQ: certainement le Bon Sauveur) où s'entassent de nombreux blessés. Ne pensant qu'à sauver ma peau, je préfère me rendre chez ma tante dans une rue peu touchée. Quand elle ouvre la porte, surprise, elle me demande :

« Madame, que pouvons-nous faire pour vous ? » Je crie :« Mais c'est Denise, tu ne me reconnais pas ?»

 Elle fond en larmes. Je ressemble tellement à une vieillarde.

J'apprendrai par la suite que les flammes de la Miséricorde ont emporté avec elles quatorze jeunes religieuses, celles qui étaient restées auprès des malades.

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