TEMOIGNAGE DE L'ANCIENNE DIRECTRICE DE LA POUPONNIERE

Mlle Andrée Maunoury, Montfort-sur-Risle, octobre 1983.

 

            Le débarquement était attendu pour le 6 juin, la nuit précédente, fusées éclairantes et bombardements sourds et continus nous confirmaient la nouvelle.

            Nous ne pouvions imaginer toutes les difficultés qui nous attendaient et nos déménagements successifs avec leurs conséquences si pénibles.

            Nous avions 62 enfants de quelques semaines à 13 mois.

            La matinée se passa dans une certaine excitation et l'espérance d'une libération proche puisque les alliés arrivaient à BAYEUX.

            Ma sœur Elisabeth, infirmière responsable de l'hôpital complémentaire Saint-Jean 29 rue des Carmes, passa me dire bonjour en allant prendre son service. Nous parlâmes quelques instants des événements, son optimisme était très modéré, je la sentais inquiète ; je ne devais pas la revoir puisqu'elle fut l'une des victimes  du bombardement de La Miséricorde.

 

"Archives départementales du Calvados". La rue des Carmes, dans le fond l'église Saint Jean.

 

 

            Les soins et repas des enfants furent exécutés normalement. En fin de matinée des parents d'élèves auxiliaires de puériculture partant en exode vinrent chercher leur fille ; d'autres élèves de CAEN partirent déjeuner dans leur famille et ne purent revenir, les bombardements étant continus et violents.

            A 13 heures le quartier Saint-Gilles fut détruit en partie ainsi que l'église du vieux Saint-Gilles.

 

 

            Vers 13H30, le Directeur de l'hôpital nous donna l'ordre de descendre tous nos enfants dans le couloir du sous-sol qui ne possédait aucune vitre.

AGRANDISSEMENT                                                                              AGRANDISSEMENT

Localisation de la pouponnière dans le parc Saint-Louis entre l'hospice Saint Louis (hôtel Dieu) et l'hôpital civil .

 

L'ascenseur ne fonctionnant plus, il nous fallut près d'une heure pour cette opération ; les lits furent alignés les uns contre les autres, cris et pleurs de nos pensionnaires habitués à l'espace et au grand jour et descendu dans une obscurité qui devint totale le soir arrivé.

            Nous restions un groupe réduit : 3 infirmières, 9 élèves, 1 veilleuse de nuit, 1 lingère et notre ancienne buandière qui logeait à la pouponnière.

            Une lanterne tempête et 2 bougies nous permettaient tout juste de reconnaître nos enfants à l'heure des biberons et à les changer tant bien que mal.

            Dans le service 3 ou 4 enfants nous furent amenés par des nourrices du quartier qui ne pouvaient garder des enfants et fuyaient la ville.

            Vers 21 heures, une mère épuisée de fatigue et de peur nous confia pour la nuit sa petite fille de 2 mois grelottante de fièvre, elle devait la reprendre le lendemain matin pour continuer son exode. Des voisins et amis l'attendaient dans le parc, ils se réfugièrent sous le cèdre

 

Le cèdre du parc Saint-Louis entre l'hôpital Civil et l'hôtel Dieu (hospice Saint-Louis)

 

et la nuit 2 ou 3 personnes furent tuées dont la mère de la petite fille. Celle-ci nous donna beaucoup de soucis, elle succomba à une broncho-pulmonaire au Bon-Sauveur.

            La nuit du 6 au 7 fut affreuse, bombardements continuels et de tous côtés. Le moral du personnel était au plus bas, difficile de lui donner espoir et confiance. Toutes d'un commun accord se mirent à prier.

            A chaque bombardement la peur et l'angoisse renaissaient. Vers 23 heures, une grosse bombe tomba sur l'hospice Saint-Louis avec un fracas épouvantable, des carreaux tombaient de tous côtés jusque dans l'escalier du sous-sol puis un nuage de poussière envahit le couloir avec une odeur de soufre, nous avions cru qu'un ou deux pavillons étaient détruits, nos enfants poussaient des cris ahurissants, impossible de les calmer, les bombardements se poursuivirent une grande partie de la nuit. Vers 03H30 se fit une accalmie, j'en profitai pour me rendre compte de ce qui s'était passé : aucun pavillon n'était détruit, mais des carreaux étaient cassés partout. Je suis montée sur une terrasse, là un spectacle inoubliable : un incendie très violent et ininterrompu qui partait de la gare jusqu'à Saint-Pierre et dura plusieurs jours.

            Le matin venu il fallut reprendre le travail et s'occuper des enfants : change, repas, toilettes, soins et préparation des biberons pour les 24 heures. Nous avions des biberons stériles pour la journée, de l'eau d'Evian et des caisses de lait concentré ainsi l'asepsie fut-elle respectée, mais le stock fut vite épuisé. Comme nous n'avions plus de gaz, la bouillie du matin fut remplacée par un biberon, ce qui ne plut guère aux grands enfants. L'économe, Monsieur Bauduin, nous fit installer une bouteille de gaz et un petit poêle à la biberonnerie, moyens insuffisants pour assurer une stérilisation correcte. L'eau étant coupée, chaque jour on nous apporta un petit approvisionnement d'eau insuffisant pour les besoins du service. Deux jours après furent installés des baignoires dans une cour intérieure. C'était la joie, de courte durée, car la nuit bombes ou obus brisèrent les baignoires et plus une goutte d'eau ! Un bac à la buanderie fut rempli d'eau non potable qui servait pour le lavage des couches, on les séchait au soleil pour les blanchir et les stériliser.

            J'avais des réserves de linge, ce qui nous permit de changer nos enfants plusieurs fois par jour (3 fois au lieu de 6).

            Chaque jour, le Docteur L'Hirondel faisait sa visite et constatait avec nous le changement survenu chez les enfants en peu de jours. Ils étaient pâles et tristes.

            Les Pères Salésiens de l'Institut Lemonnier veulent nous voir et nous remonter le moral. La messe fut dite dans une petite pièce du sous-sol. Des caves de la rue des Chanoines ayant été mises à leur disposition, ils nous apportèrent quelques bouteilles de vin.

            Au bout de quelques jours, nous installions nos enfants dans la salle de cours au sous-sol, moins sombre et plus spacieuse, ce qui nous permettait une meilleure surveillance et facilitait le travail. Les matelas des adultes furent transférés dans le couloir.

            Un après-midi, je vis arriver des soldats allemands avec des sacs de bonbons pour les bébés. Ils étaient 6 ou 8 et demandaient à voir les enfants quelques instants, car ils avaient eux aussi des tout petits qu'ils ne reverraient jamais, étant destinés à une mort prochaine. Ils sanglotaient près des lits et faisaient pitié, eux non plus n'avaient pas voulu la guerre, ils partirent en pleurs et en nous remerciant.

             Les jours s'écoulaient secoués par de fréquents bombardements, deux vaches furent tuées dans le parc

 

 

et une partie fut labourée par des bombes et des éclats. Quelques jours après ce furent les obus de marine que l'on entendait siffler et éclater avec fracas, on tremblait toujours jusqu'à ce qu'ils éclatent.

            Le 29 juin, le Directeur de l'hôpital et l'Inspecteur de l'A.P.(Note de MLQ: l'Assistance Publique)  vinrent nous annoncer que le lendemain nous serions transférés au Bon-Sauveur déclaré zone protégée. II fallait préparer ce déménagement et tant de choses à emporter !

            Le lendemain, deux camions bâchés et deux bennes à ordures découvertes étaient chargés de nous déménager. 45 lits seulement purent être embarqués, matelas, linge, provisions : sucre, farine, riz, médicaments, caisses de lait, produits de régime. Pendant ce déménagement un bombardement survint, les enfants étaient dans les bennes sans aucune protection, nous en étions malades. Tout se passa bien et nous arrivâmes vers 17 heures au Bon-Sauveur.

 

 

            Nous avions dans un pavillon un 2e étage assez sombre, les autres étages étaient occupés par des malades et des blessés. Là, le problème du linge fut résolu. La buanderie nous lavait et repassait tous les jours le linge des enfants.

            Très souvent on nous amenait des bébés recueillis sur les routes, les parents ayant été blessés ou tués, enfants sur lesquels nous n'avions aucun renseignement. Certains furent repris par leur famille. Parmi ces enfants beaucoup étaient malades : bronchites, rougeole, troubles digestifs. N'ayant pas de pièce pour les isoler, nous avions essayé de les éloigner le plus possible des autres et d'établir un barrage. Malgré cela nous avions eu beaucoup de malades, des complications pulmonaires et plusieurs décès.

            De notre 2e étage nous avions vue sur l'université (Note de MLQ: située dans le prolongement de la place Saint Sauveur, entre l'église et la rue aux Namps) , nous étions aux premières loges le 7 juillet pour le terrible bombardement : des vagues d'avions se succédant sans arrêt lançaient bombes sur bombes, ce fut un gigantesque incendie.

 

 

C'était épouvantable, que de victimes !

            Le 15 juillet, nouveau déménagement pour la campagne à SAINTE-CROIX­GRAND'TONNE (Note de MLQ: à 17 km à l'ouest de Caen) en territoire reconquis. Nous étions dans une cour de ferme près du château

 

 

où stationnait la R.A.F.,(Note de MLQ: l'aérodrome provisoire B-6 Coulombs était à proximité immédiate) dans un bâtiment avec deux pièces assez grandes au 1er étage où étaient les enfants et deux inférieures au rez-de-chaussée garage où logeait le personnel. Une écurie et une petite pièce où nous préparions les biberons et les repas. A 60 mètres de notre logement passait une petite rivière (Note de MLQ: la Thue) qui nous rendit service. Les fermiers nous donnèrent des bourrées ce qui nous permit de faire un feu dans la cour et de chauffer l'eau pour la toilette des enfants et le lavage. Notre buandière était heureuse de rendre service et lavait une partie de la journée. On séchait au soleil.

            Nous entendions les bombardements au loin mais c'était un calme relatif, nous étions en zone libérée. Les ennuis de santé s'aggravaient chez les enfants : troubles digestifs, bronchites. Le Docteur L'Hirondel venait tous les jours, nos médicaments étant épuisés, le Docteur allait à BAYEUX nous en chercher mais le stock n'était pas très important, beaucoup d'enfants étaient à l'eau de riz. Nous avions encore quelques sulfamides et leur faisions des injections de Quinton. Nous avions eu un décès à SAINTE-CROIX, le menuisier voisin nous fit un petit cercueil et nous avons dû le porter nous même au cimetière à 2 kilomètres.

 

 

            Le lendemain de notre arrivée, l'économe vint voir comment nous étions installés et ce qui nous manquait. Nous allions chercher le repas de midi au centre d'hébergement, environ à 1 kilomètre. Les rations étaient restreintes et nous n'avions rien d'autre pour la journée. L'économe est revenu le lendemain et nous a apporté une bouteille de gaz, 50 kilogrammes de beurre, des pâtes (menu du soir pendant 15 jours), puis un énorme quartier de bœuf qu'il alla porter au cuisinier de la R.A.F. pour qu'il le débite et nous le fasse cuire, nous en avons eu pour une dizaine de jours, c'était toujours de la viande bouillie mais nous l'avons appréciée.

            Chaque matin et à 16 heures, le cuisinier nous envoyait 4 à 5 litres de thé, parfois du pain blanc et de temps en temps nous faisait un dessert.

            Le 31 juillet : nouveau déménagement pour le Château de BALLEROY (Note de MLQ: 26 km plus à l'Ouest).

Ce ne fut pas la vie de château, bien que le cadre fut très joli, nous avions trop de soucis avec le mauvais état de santé de nos enfants. Nous logions dans les communs du château, à gauche : une grande lingerie où était le personnel et une buanderie que nous avons utilisé très peu de temps, le Marquis de Balleroy trouvait que nous dépensions trop d'eau et craignait d'en manquer, il fallait la réserver pour la cuisine, j'en avertis l'hôpital. La camionnette venait plusieurs fois la semaine faire le service du linge et nous apporter des provisions.

            A droite les communs comprenaient au rez-de-chaussée, deux grandes pièces qui avaient servi d'hôpital aux Allemands, où nous installâmes nos enfants. A côté, une cuisine et une petite pièce pour la préparation des biberons, au 1er une pièce pour les infirmières.

            Le Docteur L'Hirondel était très inquiet pour nos enfants très malades car il nous restait très peu de médicaments, un peu de Quinton et I. M. de sang, (MLQ:?) beaucoup de troubles digestifs graves, complications pulmonaires, amaigrissements, en 4 semaines nous avons eu 15 décès.

            Le marquis s'inquiétait et se demandait comment nous soignions nos enfants, la population jasait ! Nous faisions le maximum et le personnel a toujours été très dévoué et a fait de son mieux. Comment faire comprendre à une population qui n'avait subi aucun bombardement les conditions que nous avions vécues pendant plus de 2 mois avec déménagements !

            Nous avions hâte de rentrer à CAEN puisque la ville était libérée, l'Inspecteur de l'A.P. venait nous voir souvent. Je le suppliais de nous faire rentrer mais des combats ayant encore lieu rue de Falaise, il nous a fait attendre jusqu'au 28 août.

            Le 28 : nouveau déménagement, mais ce fut le dernier. Notre matériel a été transbahuté dans de mauvaises conditions, les lits des enfants étaient disloqués. Quelle joie de retrouver la pouponnière malgré l'absence dé 4 000 carreaux, le ménage n'avait pas été fait et un âne logeait de temps à autre dans les couloirs.

            La vie reprit vite son cours normal. Dès le premier mois nos enfants reprirent en moyenne 1 kilogramme et retrouvaient vite avec le sourire la joie de vivre.

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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