Docteur Marcel LEBOUCHER  (1893-1969)

 

Extrait de .

Caen, 1, rue de l'Eglise Saint-Julien, 1er octobre 1942, au début de l'après-midi.

 

Tandis que j'achève une cigarette avant de commencer les consultations (Note de MLQ: docteur ophtalmologue), la sonnette de la porte tinte énergiquement. Seul à cette heure - la femme de ménage n'est pas encore arrivée, ma belle-mère et ma femme sont déjà à leurs postes, confectionnant des colis destinés aux prisonniers de guerre - j'ouvre moi-même. C'est un homme vêtu d'un imperméable beige, tenant à la main son chapeau de feutre gris.

- Le Docteur L. ? interroge-t-il.

 J'acquiesce : "C'est moi "..

Il regarde autour de lui avec une certaine hésitation.

- Docteur, puis-je parler ici sans crainte d'être entendu ?

Nous sommes dans la cour:

- Monsieur, je sais par expérience que les murs ont des oreilles ; mais ils sont ici assez loin pour que notre conversation ne puisse pas les atteindre.

- Le Chef m'envoie vous prévenir que votre nom figure sur la liste des personnalités de la ville qui doivent très prochainement être arrêtées comme otages. Il vous conseille de partir immédiatement. Nous vous procurerons les papiers nécessaires à votre passage en zone libre.

- C'est mal me connaître, lui répondis-je.

Je pensai alors à notre ami F ... , père de famille nombreuse, accusé d'avoir pansé un parachutiste, acquitté cependant, et fusillé comme otage, malgré les plus énergiques interventions.

- Vous comprenez fort bien, Monsieur, que si le Boche a choisi dix otages et que - du fait de ma fuite -  il n'en ait plus que neuf, il aura vite fait de trouver un remplaçant qui sera peut-être un père de huit enfants. Croyez-vous que je puisse jamais vivre avec cette certitude qu'un autre aurait été fusillé à ma place ? Non, j'estime que ce serait déserter. Remerciez pour moi votre chef, dites-lui que je suis très sensible à son intention, mais aussi, que la Gestapo pourra me saisir quand tel sera son bon plaisir.

- Docteur, vous avez tort, reprit mon interlocuteur. Réfléchissez. Décidez-vous rapidement. Votre service n'est pas fini, nous avons besoin de vous.

- Vous êtes tout à fait gentil, Monsieur, mais je sais, pour l'avoir tant de fois entendu au cours de l'autre guerre: « Nul n'est indispensable au Corps ». Ma décision est irrévocable.

Il prit alors congé.

... Mon dernier patient examiné, j'écrivis deux lettres, l'une à Francis, l'autre à Denise, les plaçant sous la même enveloppe que j'adressai à notre ami Emile J ...

L'avertissement que je venais de recevoir ne pouvait être motivé que par des renseignements sûrs.

Une seule chose me laissait indécis: devais-je ou non en informer Denise ? en affectant bien entendu de prendre la chose en riant. Il eût été facile d'expliquer, après les perquisitions que nous avions dû subir, après nos interrogatoires, après notre mise à la porte de la maison où j'avais cependant mon installation professionnelle, que les gens, dont l'incessant besoin est de jaser, concluaient sans preuves : « Ça » doit arriver.

Qui aurait pu me conseiller? - mes amis? - je n'y pouvais penser. Ils auraient affecté un « air de circonstance » et Denise aurait eu vite fait de comprendre en s'exagérant les choses.

C'est pourquoi je me confiai à la Révérende Mère Prieure des Bénédictines, Mère Sainte-Gertrude. Je la connaissais bien, puisque je consultais chaque Vendredi les sœurs de son Monastère. Elle témoignait à tous les miens la plus bénéfique affection.

Je lui exposai mon histoire.

- Mon cher Docteur, me dit-elle, vous avez répondu ce qu'il fallait, je n'en suis pas étonnée. Mais il est inutile d'inquiéter votre Denise.

- Je le crois, je ne dirai donc rien.

Et la bonne Mère ajouta : « Soyez tout à fait tranquille, il n'arrive que ce que le Bon Dieu veut bien qu'il arrive. Nous allons toutes Lui demander de vous protéger ».

Et les jours s'écoulaient sans que j'eusse rien changé à mes habitudes.

A vrai dire je ne demeurai pas inactif.

Ainsi je pus connaître que j'avais une fiche dans les classeurs de la Gestapo, laquelle mentionnait : « Chef Eclaireur de France, boy-scout français ».

Il est vrai que cette indication était soulignée à l'encre rouge.

Je désirais beaucoup savoir s'il existait une liste d'otages. Toutes les audaces étaient possibles, puisque les bureaux demeuraient le plus généralement déserts entre midi et deux heures. Mais encore est-il que les recherches s'avéraient difficiles et devaient être vraisemblablement infructueuses.

Le hasard - auquel je ne crois guère - me fit apprendre qu'un « chef » en civil, allait de boutique en magasin, cherchant à se procurer une brassière et une petite culotte pour le bébé que sa femme venait de mettre au monde.

Il ne m'est pas possible de narrer comment j'obtins, par ces petits lainages, quelques bons renseignements et aussi l'affirmation que la Gestapo ne détenait pas de listes otages

Le 4 novembre 1942. 7 h. 30.

Dans mon lit encore, je lisais la vie du Père Brottier qui fut Directeur de l'œuvre des Orphelins d'Auteuil, espérant  y glaner quelques directives pratiques me permettent d’envisager la réalisation d'une idée qui devait profiter à mes petits amis  - enfants de l'Assistance Publique  - adhérents au Scoutisme-Extension. Denise essoufflée d’avoir trop vite monté l'escalier, m'annonce :

- La Sûreté allemande vient t'arrêter.

- C'est bon. Je m'habille.

 Evidemment je n'étais pas surpris, et je ne pouvais simuler l’être ; ce qui parut décontenancer Denise qui s attendait à une réaction de ma part

Je n'étais pas prêt, lorsque deux jeunes « voyous> m'intimèrent l'ordre de me hâter. J'écris: "voyous", car il ne s'agissait pas en l'occurrence de personnages de la Gestapo, mais de très jeunes gens qui ne devaient pas avoir beaucoup plus de vingt ans, sans éducation ni même apparente correction,

Je pris tout mon temps; et je quittai la chambre après avoir remis à ma belle-mère, la chevalière en or blanc dans laquelle j'avais fait enchâsser un diamant que maman portait jadis en boucle d'oreille, et que je considérais un peu comme un talisman. Denise m'avait préparé, sur les indications de ces « messieurs », une valise avec un peu de linge, du pain et du chocolat.

Or en descendant l'escalier, tandis que Denise, très sûre d'elle-même, m'accompagnait, les deux bandits, sans pourtant s'être concertés, déclarèrent en même temps:

- Madame, préparez pour vous une autre valise, vous devez aussi nous accompagner.

A ce moment je regrettai de n'avoir pas raconté à ma femme comment un mois et quatre jours auparavant j'avais reçu un avertissement. Il est certain que si j'avais pu prévoir qu'elle serait arrêtée avec moi, je n'aurais pas hésité à disparaître avec elle pour me réfugier, non pas en zone libre, mais à quelques kilomètres de Caen dans une cachette où il n'aurait pas été possible de nous repérer et d'où j'aurais pu contribuer à une résistance active de tous les moments.

Il était trop tard.

Avant de quitter la maison, j'eus l'idée de jeter un dernier regard sur le bureau, fait dans un coffre antique de chêne massif aux fines sculptures gothiques, qui, depuis vingt-cinq ans, avait tenu tant de place dans mon existence quotidienne.

Un troisième individu se trouvait là, qui avait enlevé son veston, fouillant mes tiroirs.

 

Je le repoussai aussi brutalement que mes faibles moyens me le permirent, lui faisant remarquer qu'il avait tout du cambrioleur ; qu'au surplus, s'il s'agissait là d'une troisième perquisition, il devait savoir qu'il ne pouvait l'exécuter qu'en ma présence ou celle d'un représentant de la police de ma ville.

 

Il prit fort mal mon observation et me rétorqua :

- Je n'ai pas besoin de perquisitionner ici pour savoir qui vous êtes. Je suis à Caen depuis quatorze jours, déjà je connais tout de vous.

Sans hâte je pris devant lui une liasse de billets, que j'avais préparée pour les besoins de Denise, car je n'avais certes pas prévu son arrestation à mes côtés.

Et nous fûmes entraînés.

 

(Note de MLQ: Dans cette déposition René Streiff indique "Lors de l'arrestation du Dr Leboucher et de sa femme, j'ai fait disparaître de chez lui tout ce qui aurait pu être compromettant. La Gestapo ne trouve rien et emporte simplement sa machine à écrire." il doit s'agir de l'ancienne adresse 83 bis rue de Geôle ?)

 

Une auto Citroën noire nous attendait. Au moment d'y prendre place, le vicaire de notre paroisse passait sur le trottoir. Je le saluai, puis plaçant mes poignets l'un sur l'autre, à la façon d'un prisonnier qu'on aurait enchaîné, je cherchai à lui faire comprendre que nous étions emmenés. Mon geste fut aussitôt repéré et des menaces de coups s'ensuivirent.

 

Nous fûmes alors conduits à la Maison d'arrêt de Caen. Je connaissais bien cet asile pour y avoir maintes fois prodigué mes soins à des détenus.

 

Introduits dans un petit bureau, un sous-officier eut vite fait de nous délester de ce que nous avions: portefeuille et sac à main. J'embrassai Denise, et tandis qu'elle attendait une gardienne, je reçus l'ordre de suivre un sous-officier allemand qui, dès le premier abord, commença à gesticuler et à crier très fort.

 

Je dus gravir trois escaliers de fer, assez malaisés, pour gagner la cellule qui m'était destinée.

 

Ma nouvelle chambre, jadis blanchie à la chaux, était assez spacieuse pour moi, qui n'étais guère gras; elle était meublée d'un lit, d'une table, d'une chaise et d'un récipient qui devait faire office de W-C. Une très vaste fenêtre, dont les vitres étaient dépolies, afin d empêcher de voir le dehors, tenait presque toute la largeur de la dite cellule.

 

Le sous-officier allemand me remit un drap et une couverture et me signifia l'ordre de faire mon lit : mais je ne pus réussir à le confectionner selon la méthode nazie ... ce que voyant, il prit le parti, tout en maugréant s'entend, de le faire lui-même.

Je restai seul.

 

Je pensai, qu'avant moi, de très illustres personnages avaient connu l'habitat de cachots malodorants et obscurs, comme j'en avais visité au Mont Saint-Michel, et aussi dans certains vieux châteaux d'Allemagne, quand je faisais l'occupation en 1919, le long de la vallée de la Nahe. Je ne pouvais pas me plaindre.

 

Je pensai à ceux qui étaient venus avant moi et aussi à certain prisonnier du temps jadis, qui avait pu déclarer ne pas s'être senti trop seul en prison du jour où il avait fait entrer dans son intimité une araignée.

Après avoir pris connaissance des inscriptions de toute nature qui creusaient le revêtement des murs, j'examinai avec plus de soin la grande fenêtre. Je découvris alors que le bois d'un des montants avait été complètement percé et le trou obstrué avec de la mie de pain, devenue très dure en séchant. Doucement je parvins à l'enlever, et je vis à mon aise les « environs » : à travers la campagne courait un petit chemin que je connaissais bien et qui passait suffisamment près de là, pour que j'y pusse reconnaître des gens de connaissance.

Je ne découvris pas d'araignées, mais deux malheureuses mouches assez engourdies, que je déposai sur la table pour mieux m'entendre avec elles.

Des détenus vinrent à midi et le soir apporter la nourriture. Je n'ai pas retenu la composition des menus, si ce n'est qu'un des repas se composa d'une salade de haricots et betteraves, dont l'huile provenait vraisemblablement de la vidange d'un moteur à essence.

J'ai souvent entendu dire que la première nuit, dans un lit où on n'avait pas l'habitude de coucher, rendait tout sommeil impossible. Je dormis fort bien sans le moindre cauchemar.

Le lendemain matin, le sous-officier qui la veille avait pris mon portefeuille, se fit ouvrir la porte et m'adressa la parole en excellent français :

- Il y a dans votre porte-carte une certaine somme d'argent, permettez-vous d'en soutirer cent francs dans le but d'améliorer votre ordinaire ? nous avons ici une cantine.

 - Faites ce que vous avez l'habitude de faire, lui répondis-je. Mais une demi-heure après, j'avais eu à peine le temps de revenir des lavabos et d'exécuter une «prise d'air» dans une petite cour où  poussait une herbe très verte, que le même sous-officier survint.

- Dépliez votre lit, prenez la couverture. votre pardessus ... vous partez en transport.

Je quittai la cellule.

Quelle ne fut pas ma surprise de trouver à ma descente de l'escalier: Georges B..., mon voisin, artisan-imprimeur (Note de MLQ: Bâcle); Gaston L..., armateur, (Note de MLQ:  Gaston Lamy ) qui avait fait faire à mon jeune Francis son premier vrai voyage en mer, de Caen à Rotterdam. et Maitre G ..., bâtonnier de l'ordre des avocats (Note de MLQ: Me Henri Guibé ) . Deux autres hommes étaient encore là.

On nous remit nos valises et on nous fit sortir.

 A la porte de la prison attendaient deux autos. Gaston L... s'étant dirigé vers celle de droite, je le suivis, mais un nouveau sous-officier, au demeurant très élégant et dont la  physionomie était moins rébarbative que celle de la plupart de ses collègues,  me prit par l'épaule et me fit signe de prendre place dans l'autre voiture.  

Une surprise m'y attendait : j'y trouvai déjà installée ma femme et une jeune fille qui n'en était pas à sa première arrestation, paraissant de ce fait absolument à l'aise; Elle avait une énorme valise, laquelle contenait à la fois une garde-robe et une véritable bibliothèque.

J'embrassai ma femme et j'essayai de la faire sourire avec l'histoire de mes mouches. Le sous-officier allemand semblait très satisfait d'avoir pu nous réunir.

Il prit le volant de la voiture et nous déposa à la gare. Nous pénétrâmes sur le quai, très encadrés: sous-officiers, soldats, types de la Gestapo et de la Sûreté allemande. On nous ouvrit un compartiment réservé.

Nous étions en route pour une destination inconnue qui pouvait être Paris ou Rouen.            

Mais à Serquigny on nous fit descendre et nous sûmes alors que nous étions destinés à Rouen.

Le même sous-officier, accompagné d'un soldat âgé demeura avec nous. Il tint absolument à porter ma valise et celle de Denise. Je n'essayai pas de le contrarier.

Le train de Paris poursuivit sa route, nous débarrassant de la Gestapo et de la Sûreté allemande. Les voyageurs de Caen qui nous ont reconnu se pressent aux portières, aux fenêtres et nous regardent avec des expressions d'angoisse et de sympathie. De Serquigny à Rouen nous voyageons absolument seuls ; nos gardiens ont résolu de nous laisser ... en paix ; ils se sont installés dans un autre compartiment.

Nous en profitons pour examiner nos « situations », mais il ne nous est pas possible de « faire le point ».

Descendus du train, nous sommes conduits sous bonne escorte, à pied, au milieu de badauds, jusqu'au Palais de Justice où nous attend notre deuxième prison.

 Après Rouen, ce fut le Camp de Royallieu à Compiègne puis le camp de Oranienburg-Sachsenhausen.

 Aujourd'hui à Caen: la rue Marcel et Francis Leboucher.

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