Janine et Etienne FOUQUES

 

Témoignage paru dans ce livre

 

Les Fouques ont quitté Caen et le conservatoire de la rue de Bayeux où maman est concierge, dans l'après-midi du 6 juin. Traînant quelques affaires et la vieille chienne paralysée dans une poussette d'enfant, ils ont pris la route de l'exode parmi une foule de civils désorientés. Tout au long du chemin, sous la mitraille, ils ont dû plusieurs fois se coucher dans les fossés. Et ils sont arrivés à Esquay-Notre­Dame, chez les grands-parents de la jeune femme.

 

Janine et Etienne ont vingt-trois ans tous les deux. Ils se sont connus dès l'adolescence, lorsque le garçon, âgé de quatorze ans ans, portait des télégrammes et que le frère de la jeune fille travaillait lui aussi aux PTT. En 1943, ils se sont mariés. Leur vie ne fait que commencer. ..

 

A Esquay, les bruits de la bataille semblent s'estomper.

 

    Les premiers jours passés dans la ferme sont tranquilles, parfois même empreints de gaieté. Il y a beaucoup de monde: la famille, des amis et tous ceux qui passent chercher un peu de lait, un peu de nourriture.

 

Les Fouques ont quitté l'enfer caennais et ont apparemment trouvé un havre de paix. Erreur tragique:  Esquay-Notre-Dame, tout comme Baron-sur-Odon, figure dans les parages immédiats de la cote 112, nouveau noyau dur des hostilités. Mais comment le sauraient-ils? Et pourquoi s'inquiéteraient-ils?

Les Allemands s'installent à Esquay-Notre-Dame, aménagent leur QG dans un manoir, de l'autre côté de la route, face à la maison des grands-parents de Janine Fouques : officiers d'état-major, centre de communications, soldats en faction, baïonnette au canon ... Pas de quoi rassurer la population.

Du 12 au 15 juin, la région entre Aunay-sur-Odon et Evrecy, à 4 kilomètres d'Esquay, est la cible de bombardements continuels. Maisons détruites, nombreux habitants tués ou blessés. Une tante de Janine qui tenait un café à Aunay-sur-Odon est sinistrée. Un oncle, habitant Evrecy, figure au nombre des victimes. La famille ne retrouvera son corps qu'après la Libération lorsque les engins déblayeront les ruines.

Entre-temps, un énorme Panzer s'ajoute à la panoplie guerrière du QG allemand. Le monstre se repère de loin. Une cible idéale pour l'aviation alliée qui ne cesse de tourner dans le ciel. Dans le voisinage des Fouques, dans toutes les maisons qui s'alignent le long de la route, il n'est plus question que de cette crainte :

- S'ils bombardent, nos baraques vont y passer.

Certains riverains, dont les Fouques, décident prudemment de mettre quelques kilomètres entre eux et le char. Ils passent la nuit à la campagne, dans le grenier d'une ferme hospitalière. Et ils rentrent, se moquant un peu d'eux-mêmes, persuadés qu'ils se sont émus pour pas grand-chose. A Esquay, les voisins qui n'ont pas quitté leur maison affirment qu'il n'y a rien à craindre ...

Incertitudes, hésitations, dilemmes, craintes et espoirs mêlés, c'est la vie des civils sur le front. Qui est sûr de faire le bon choix? Dans la ferme des grands-parents Fouques, la jeunesse apporte un peu de son insouciance et de sa gaieté. En sa compagnie, les anciens se croient presque à l'abri du mauvais sort.

Le 28 juin est apparemment une journée comme les autres. A l'heure du déjeuner, les convives sont nombreux autour de la table familiale : Etienne et Janine Fouques, la mère, les grands-parents, la petite sœur et le frère de la jeune femme, une voisine de Caen : Mme Bandet et son fils, Jacques, une autre jeune fille et un couple plus âgé. L'ambiance est détendue, la bonne humeur est au menu.

Un premier obus explose dans le champ, en face de la maison.

« Le tir va s'allonger, il faut aller dans l'étable », ordonne le grand-père.

Tout le monde se lève. La première habitation de l'alignement, voisine de celle des Fouques, est touchée. Etienne et Janine se précipitent vers l'alcôve où s'encastre un lit. Le couple âgé et la jeune fille tentent de sortir pour rejoindre l'étable. Ils n'en ont pas le temps. Nouveau tir, nouvelle explosion. La maison s'effondre. Ils sont tués dans le couloir.

L'habitation n'est plus qu'un tas de ruines. Gravats et poussière submergent ses occupants qui suffoquent. Etienne  enseveli jusqu'à la poitrine, a sous les yeux une vision d'horreur: sur sa gauche, la grand-mère et l'amie de la rue de Bayeux ont été toutes deux englouties sous les décombres. En face, la petite sœur se tient le ventre en pleurant. Elle a les deux jambes broyées.

Tout près, mais séparée par un mur de pierre, Janine vit une situation totalement inverse. Elle peut bouger, mais elle ne voit rien. Rien ni personne. Sauf cet Allemand, debout sur ce que fut la route, et qui la regarde :

- Aidez-nous, dégagez-nous, demande la jeune femme

- Moi partir, English à deux kilomètres, répond le fantassin qui disparaît.

 

Janine ne panique pas. Elle contourne les éboulis, cherche son mari et le trouve. Elle le dégage tant bien que mal, libère ce qui devrait être sa jambe. Mais ce n'est plus qu'un effroyable morceau de chair éclatée et sanguinolente.

 

- Ne bouge pas, lui dit-elle, je vais chercher du secours.

 

Dès que je trouve quelqu'un, je t'appelle. Si tu n'es pas mort, réponds-moi.

 

Premier obstacle les gravats. Car Janine est gravement blessée elle aussi. Pied arraché. Elle ne peut pas marcher, se met à quatre pattes. Et elle avance. Elle est dans la cour, à l'arrière de la maison.

 

"Tout était bouleversé, se souvient-elle. mais il y avait un coq, au milieu de la cour, qui chantait."

 

Janine traverse le grand jardin, rampe, se glisse à travers la barrière. Elle continue, se dirige vers la plaine. Pourquoi cette direction? Elle n'a plus vraiment conscience de ce qui l'entoure, progresse droit devant elle, tandis que de l'autre côté, vers la route, vers le centre du village, les civils organisent les secours.

 

Janine aperçoit des soldats allemands. Images floues, mais leurs accessoires s'inscrivent dans son esprit : casquettes, jumelles, revolvers. Elle appelle. L'un d'eux s'approche. Toujours aussi calme, Janine lui montre sa blessure. L'Allemand se penche, et fait un pansement.

 

« Je n'avais pas mal »,. raconte-t-elle... « C'est vrai, confirme son mari, sur le coup ça brûle, mais on n'a pas vraiment mal. La douleur vient après, bien après et elle est atroce ... »

 

Janine veut parler à l'Allemand. Lui expliquer que son mari est blessé, qu'il est sur le point de mourir peut-être. Elle lève la main, montre son alliance, indique la direction de la maison détruite:

 

- Monsieur, là-bas.

 

Et tout de suite, elle crie de toutes ses forces

 

-Georges (Georges était le second prénom d'Etienne Fouques. Prénom qu'utilisaient plus volontiers son épouse et ses amis.)

 

- Oui, répond une voix d'homme.

 

L'Allemand comprend, va chercher du secours. Bientôt des hommes prennent la jeune femme dans leurs bras et la déposent dans l'une des maisons encore intactes.

 

Pendant ce temps, Etienne voit arriver un Allemand.

 

    Peut-être celui qui a pansé sa femme. Il s'accroupit, sort un couteau, coupe la cravate du jeune homme, fait un garrot et disparaît. Sans un mot.

 

Commence alors la longue, l'interminable attente. Janine assise sur une chaise, Etienne au milieu des gravats. De tous ceux qui se trouvaient autour de la table au moment du bombardement ils sont, avec Jacques Bandet, les seuls survivants.

 

L'alerte a été donnée au centre de secours du Bon-Sauveur et une ambulance part pour Esquay-Notre-Dame. A son bord, Robert Fieffé, Jacques Morin, un autre équipier, et Hélène Gillet.

 

Les premiers blessés sont chargés, on en met un maximum. Mais il n'y a plus de place pour Janine, Etienne et Jacques.

 

- Je reviendrai, assure Hélène Gillet. Je vous le promets. On va au Bon-Sauveur et on revient.

 

A Esquay-Notre-Dame, les habitants entendent le son du canon et se disent que l'ambulance ne reviendra pas. Les secouristes vont se faire tuer, et s'ils s'en sortent, ils resteront à Caen. Ils prennent alors l'initiative de transporter les Fouques et le jeune Jacques sur la route de Caen, en espérant qu'un véhicule pourra les prendre en charge. Entièrement dégagé maintenant, Etienne est allongé sur une porte d'armoire, transporté de maison en maison. On le met ensuite sur une charrette à bras avec Janine et Jacques Bandet, également blessé au pied. L'équipage est sur la route, quand s'abat soudain une pluie d'obus. Affolés, les accompagnateurs lâchent les bras de la charrette et courent se mettre à l'abri. La charrette se retrouve en position verticale et ses trois passagers glissent sur le sol. Ils se retrouvent assis sur le macadam, au milieu de la mitraille. Janine et Jacques, qui pourraient tenter de s'abriter, ne réagissent même pas. Les forces commencent à leur manquer. L'énergie des premiers instants s'est dissipée.

 

Une fois l'alerte passée, les habitants reviennent. Des éclats d'obus jonchent le sol, cernent les trois blessés. Mais ils n'ont pas été touchés!

 

- C'est trop dangereux, on ne peut pas attendre sur la route, constatent les villageois.

 

Jacques et les Fouques sont transportés dans une habitation. Et c'est de nouveau l'attente.

 

« Nous avons eu tellement de chance, diront plus tard Etienne et Janine Fouques. L'ambulance est revenue. »

 

Elle est là, qui les charge et les conduit au Bon-Sauveur. Il est 17 h 30. Fin d'un après-midi d'angoisse pour les blessés qui ne sont cependant pas au bout de leurs peines.

 

Etienne a froid, tellement froid. L'engourdissement l'a totalement envahi. A ses côtés, Janine est de nouveau en attente, tout comme Jacques. Ils sont tous trois parmi les nombreux blessés qui affluent dans le grand pavillon du Bon-Sauveur, utilisé comme centre de triage. Ici, les blessés sont dévêtus, nettoyés, examinés. Les diagnostics tombent. Les patients sont classés en trois catégories, selon la gravité des blessures ...

 

Janine est conduite au pavillon Sacré-Cœur où est situé le bloc opératoire : trois salles, une à chaque niveau, utilisées en continu par les chirurgiens. Le cas de la jeune femme est sérieux. Une intervention rapide est indispensable afin d'éviter la gangrène. Janine Fouques fut d'abord amputée au niveau du talon. Mais, au cours des mois qui suivirent, la gangrène faisant à nouveau son apparition, elle dut subir plusieurs amputations le long de la jambe.

 

Etienne, lui, est hors catégorie. Il est si gravement atteint qu'il ne fait même plus partie des urgences: il y a tant et tant de patients à sauver. D'ailleurs, il est en état d'hypothermie. Avant tout, on le "réchauffe", il est placé entre deux contreplaqués garnis d'un maximum d'ampoules? Pour quelques degrés de plus.

 

Un obus traversera la salle,  à l'endroit où est hospitalisée Janine Fouques, et explosera au sous-sol.

 

Janine Fouques est désespérée. Au cauchemar de ces heures tragiques, s'ajoute son propre drame personnel. Sans nouvelles d'Etienne, elle a demandé quelques jours plus tôt à une visiteuse de se renseigner. Cette femme a cherché, est revenue avec l'affreuse nouvelle :

 

- Votre mari est mort.

 

En fait, c'est encore un peu tôt. Même si Etienne Fouques est au plus mal : transfusions sanguines en série, interventions chirurgicales... Les toubibs font ce qu'ils peuvent avec le matériel dont ils disposent. Mais la gangrène gazeuse profite largement des circonstances, ronge le blessé.

 

Le 9 juillet, l'effervescence est à son comble dans les salles du Bon-Sauveur, et Etienne Fouques comprend pourquoi des Allemands sont venus tout à l'heure chercher leurs blessés.

 

Janine peut savourer elle aussi cet instant de bonheur, car entre-temps, elle a retrouvé son mari. Le miracle est venu du ciel. Ou plutôt de son représentant sur terre. L'abbé Fontaine qui connaît bien les deux jeunes gens avait repéré Etienne au cours d'une de ses visites aux blessés. Aussi lorsque Janine en pleurs lui a annoncé le décès de son époux, il a tranquillement répondu :

 

- Mais non, il n'est pas mort : je l'ai vu!

 

Etienne Fouques n'est pas mort. Mais il n'est pas pour autant hors de danger. Et la preuve lui en est apportée lors de l'évacuation vers Bayeux. Là-bas en effet c'est le calme plat. Maintenant que la liaison est rétablie, une répartition plus équitable des blessés est organisée, d'autant que Caen n'est toujours pas à l'abri des obus.

 

Janine fait partie des premiers convois. D'autres suivent.

 

    Le Bon-Sauveur peut procéder à une réorganisation complète de ses services et à un grand nettoyage des salles. Certains patients sont « mis de côté ». Etienne Fouques est du nombre:

 

"Ils ne pouvaient pas refermer ma cuisse. Je me rendais bien compte de mon état, je me laissais aller. J'étais parmi les condamnés. Il est normal de s'occuper d'abord de ceux qui pouvaient vivre."

 

L'antichambre de la mort. Huit jours sans soins, allongé sur une paillasse, à attendre la fin de son chemin de croix entamé le 28 juin. Mais Etienne est jeune, robuste, et la mort ne veut pas de lui. remonté de la cave, il subit plusieurs interventions. Le 1 septembre, il est à son tour transporté à Bayeux où le séminaire abrite un hôpital militaire français (Note de MLQ: baptisé Robert Lion du nom de médecin-capitaine du commando Kieffer tué le 6 juin).

 

Photo présentée page 7 de ce livre. Le grand séminaire de Bayeux transformé fin juillet 1944 en hôpital militaire Robert Lion.

 

Nouvelles opérations, le corps du jeune homme est toujours criblé d'éclats. Les chirurgiens extirpent un énorme morceau de métal et, à partir de ce jour, des signes évidents d'améliorations se manifestent. Pour la première fois, Etienne sent qu'il peut s'en sortir. Lorsqu'ils doivent quitter Bayeux pour Versailles, les toubibs veulent emmener Etienne avec eux. Le jeune homme refuse: il a revu sa femme et ne veut pas la quitter.

 

Janine, elle, s'est retrouvée dehors un beau matin, sans vraiment l'avoir voulu. On l'a prévenue :

 

- Vous allez mieux maintenant, il faut libérer le lit.

- Mais où vais-je aller? a interrogé la jeune femme.

 

Plus de famille proche, un mari hospitalisé, pas d'argent, même pas une robe à se mettre ... Le hasard veut qu'une valise l'ait suivie. On la lui donne. Elle l'ouvre et découvre des vêtements de sa mère. Elle enfile un corsage et une jupe, beaucoup trop large, qu'elle serre autour de sa taille avec une ficelle. Deux manches à balai munis d'une petite planche font office de béquilles ... Et voilà Janine à la rue.

 

Heureusement, l'infirmière-chef avec laquelle elle a sympathisé l'héberge quelque temps. Heureusement, des soldats anglais hospitalisés la portent à tout de rôle jusqu'au deuxième étage, lorsqu'elle vient rendre visite à son mari. Heureusement, Janine et Etienne possèdent une force de caractère hors du commun ... Et le couple retourne à Caen. Lui encore à l'hôpital - il en sortira, amputé de la jambe gauche, en novembre 1944 -, elle rue de Bayeux où la tante d'Aunay-sur-Odon a repris la conciergerie de sa mère.

 

Les Fouques, en effet, n'auraient jamais dû quitter leur immeuble qui a été miraculeusement épargné. Mais comment auraient-ils pu le deviner?

 

 Que sont-ils de venus (en 1999) ?

 

« Il nous a fallu des années pour retrouver une vie normale ... » Etienne et Janine refont surface petit à petit. De pavillon réquisitionné - « Pour y accéder nous devions grimper un escalier de bois, tous les deux, avec nos béquilles» - en baraquement de l'armée américaine. Les béquilles cédant la place à un appareillage et les petits boulots à un emploi stable. Et une nouvelle famille naît. Janine élève trois enfants. Etienne retrouve un poste aux PTT où il devient par la suite instructeur. Il milite syndicalement, veillant à se rendre toujours disponible aux autres. Il s'est également pris de passion pour les pigeons, et devient juge national, ce qui le conduit à voyager.

« On a toujours bougé, toujours remué, dit-il... Et puis, avec ce qu'on a vécu, on est des durs. »

Et Janine, petite et menue, Janine qui rit tout le temps, ne cesse de répéter : « Mais quand même, on a eu de la chance ... »

Les corps de leurs parents et amis n'ont jamais été retrouvés. Emportés, brûlés avec les ruines... Chaque année, le couple accueille l'autre survivant, Jacques Bandet, qui vit au Canada mais revient régulièrement pour une journée souvenir à Esquay-Notre-Dame.

Par le biais d'un article de "Ouest-France", l'ambulancière, Hélène Gillet, a retrouvé leurs traces. Ils se sont écrit mais ne se sont jamais revus. En revanche, le couple a repris contact avec l'un de ses secouristes, Robert Fieffé, qui demeure dans la banlieue de Caen et vient régulièrement lui rendre visite à Ouistreham où il habite désormais.

 

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