Témoignage présenté dans ce livre

 

Dans la nuit du 14 au 15 juillet vers 03H30, le feu se déclare au Pavillon neuf dépendant du Pavillon Saint-Joseph. Ce fut, pour le Bon-Sauveur, l'un des épisodes le plus tragique de la bataille.

Voici le récit que nous en a donné L. Gaudin, étudiant et brancardier :

    « Les brancardiers de service sommeillaient tranquillement dans le bureau du chef de poste du Triage.

    L'on dormait bien dans cette salle sympathique. Les obus pouvaient pleuvoir - et certes, il n'y manquaient guère - nous nous sentions à l'abri, avec trois murs comme boucliers. Le soir, chacun était allé chercher un brancard et des « couvrantes » et nous avions profité des quelques minutes de courant qui nous restaient jusqu'à 22 heures, pour faire notre lit. Coucher sur un brancard, dans une pièce à l'air libre, c'était un luxe alors que tant de Caennais passaient leurs nuits à la cave !

    Cette nuit-là était une nuit comme les autres. Un vieux de la vieille n'avait sans doute pas manqué de maudire à l'avance celui qui aurait la mauvaise idée de le déranger dans son sommeil. Personne ne l'écoutait. On savait bien que s'il y avait un coup dur, le premier debout ce serait lui...

    Pour une fois les obus étaient courtois et discrets. Je dormais à poings fermés quand j'entendis un appel bref et calme : «  Tous les brancardiers de service... il y a le feu à St-Joseph ». Personne ne s'émut, cela va de soi. Nous obtempérions vite, mais sans fièvre, comme un enfant obéit à sa mère lorsqu'elle lui dit « va voir à la boîte aux lettres, le facteur est passé ». Un incendie qui, en temps de paix, aurait mis la ville et les faubourgs en émoi n'était là qu'un fait divers.

    Dehors, le ciel rougeoyait. Brancardiers, infirmiers, médecins, religieuses, s'empressaient vers le lieu du sinistre. Le pavillon neuf flambait. Le feu dévorait les greniers et la charpente. Un mètre à franchir et il gagnait le pavillon Saint-Joseph où des malades attendaient notre secours. Pour cette fois, la foule avait perdu ce goût morbide et lâche de contempler passivement l'incendie. Partout l'on s'activait car il y avait des malades en danger et il n'y avait que cela qui comptait.

    Posément, méthodiquement, les médecins, les religieuses indiquaient aux brancardiers les malades à évacuer. C'étaient de pauvres blessés, pour la plupart plâtrés et immobilisés. Il fallait, à la simple lueur d'une méchante lampe à pétrole ou d'une bougie mourante, détacher le membre immobilisé, le placer avec d'infinies précautions sur le brancard et gagner la sortie par un dédale de portes étroites et de couloirs sinueux. Le tout dans l'odeur fétide et étouffante qu'exhalaient les chairs meurtries emprisonnées dans le plâtre.

    Il me souvient particulièrement de l'un d'eux. C'était une pauvre femme dont la jambe droite était entièrement plâtrée. Ce plâtre volumineux l'empêchait de resserrer les jambes sans provoquer une douleur intolérable. Il fallut toute l'ingéniosité des quatre brancardiers pour l'évacuer sans trop la faire crier.

    A la lueur de l'incendie, plutôt que des pauvres lampes pigeon, nous allions déposer ces malades dans un pavillon voisin. Des sœurs préparaient vite des lits pour les recevoir. Mais elles n'y suffisaient plus et les brancards faisaient queue sur le plancher.

Certains blessés, moins lourds peut-être, étaient évacués vers le Sacré-Cœur. Il fallait alors traverser la grande cour qui s'étend devant la façade de la Communauté.

 

    Je me souviendrai longtemps de cette élégante façade ce soir-là transfigurée. Le brasier tout proche illuminait violemment les moindres détails de l'architecture. Sur le sombre du ciel, la masse, normalement brunâtre, se détachait en un rouge fort et dur. Les arêtes des ogives se marquaient en rouge plus vif sur la masse de feu. Les arbres eux-mêmes avaient troqué leur parure verte de juillet contre un feuillage d'un rouge irréel. Vision dantesque en vérité dans laquelle évoluait, comme des génies malfaisants la masse fiévreuse des sauveteurs.

    Nous suions à grosses gouttes sous le casque blanc. Déjà les flammes embrasaient moins ardemment les restes du bâtiment. Les hommes se calmaient. Tout le monde était sauvé. Dans le bureau du chef de poste, les brancardiers se rendormaient. Et le lendemain l'on n'en parlait plus : la façade du Bon-Sauveur avait repris sa physionomie normale. Les arbres étaient redevenus verts."

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