JOURNAL DE GENEVIÈVE GROISIER (MADAME PRÉVOST)

Le matin du 6 juin, quelques bombes tombent à Caen sur le quartier de la gare ; ce n'était pas la première fois, et ce quartier exposé avait été autant que possible évacué. Les Caennais s'attendaient ainsi sans inquiétude à être rapidement libérés, et ils étaient bien loin d'imaginer ce qui allait leur arriver. Un premier bombardement massif à 13 h surprend totalement la population et détruit une partie des quartiers Saint Jean et Saint-Pierre en causant de nombreux morts. Comme la famille Groisier, de nombreux habitants du centre-ville (les Groisier habitaient rue Ecuyère) se réfugient dans la Prairie.

 A 16 h 30, la ville est encore bombardée, puis de nouveau et massivement pendant la nuit ; mais la famille Groisier n'est plus là pour assister à ce dernier bombardement, étant partie pour la campagne en fin d'après-midi. Ce n'est que le 25 août que les Groisier verront les premiers Canadiens, à Brionne (Note de MLQ: dans l'Eure à 98 km à l'Est de Caen) où leur exode les a finalement menés. La maison des Groisier n'a pas été détruite, seulement endommagée par des obus dont des éclats ont été retrouvés après dans le lit de Geneviève Groisier. Les cinq autres familles parties avec eux en évacuation n'ont pas eu cette chance et ont retrouvé leur maison détruite ou soufflée.

Mademoiselle Groisier avait l'habitude de noter sur un agenda les faits marquants de sa journée. Geneviève Groisier était alors élève en classe de seconde. Voici comment elle introduit aujourd'hui'hui le journal qu'elle tenait alors

« C'était le 5 juin 1944... J'étais en seconde au lycée Pasteur transféré au lycée Malherbe, couloir des classes. Mon amie Josette Damblère et moi avions travaillé tout l'après-midi à la maison (rue Ecuyère) pour préparer la composition de sciences qui devait avoir lieu le lendemain. A 19 h, je l'ai raccompagnée jusqu'à la gare routière (aujourd'hui le centre Paul Doumer). Nous nous sommes quittées, elle s'est retournée pour me dire : « A demain!... »

Le lendemain, personne n'est allé au lycée et à 13 h 30 une bombe tombait sur sa maison : on n'a jamais retrouvé son corps, ni celui de son père, de sa mère et de son frère.

Une autre élève de notre classe, Yvonne Gaudon, a été tuée à la même heure avec toute sa famille (dans l'immeuble Beauséjour) ; seul son frère qui était en Allemagne a été épargné.

J'ai noté sur un petit carnet les événements qui ont suivi. »

 

6 juin 1944.

Réveil à 6 heures et demi du matin. Les avions sont passés toute la nuit. Depuis 4 heures on entend le canon sur la mer : les Anglais ont débarqué.

Je vais voir Papa à la clinique des Oblates (clavicule cassée) (Note de MLQ: ou clinique Saint Joseph au N°11 rue de l'Engannerie)) pour lui demander ce que l'on doit faire car les Allemands signalent qu'il ne faudra pas sortir dans la rue. Mon père répond « Dis à ta mère de monter chercher un drapeau. Les Anglais sont là dans une heure ou deux. » !!!

A 13 heures nous nous mettons à table, ma grand-mère, Maman et moi. Je sens toujours les asperges, ma petite madeleine de Proust... A ce moment, terrible bombardement sur Monoprix, rue de Bernières....

"Photo Marie" présentée page 36 du livre: 1944, Le Calvados en images de Jeanne Grall, Sodim, 1977.

Le 6 juin 13H45, les premières bombes Bd des Alliés, un pharmacien en blouse blanche blessé à la tête, un membre de la D.P. casqué avec son vélo.

Nous descendons au rez-de-chaussée de l'immeuble, tous les locataires sont déjà en bas. On décide de rester là. On va chercher des chaises. Peut-être va-t-on coucher dans la Prairie.

Maman remonte changer de chapeau : celui qu'elle porte est neuf et elle ne veut pas l'abîmer !!

16 heures : mon oncle arrive à vélo. Leur maison rue Basse a été soufflée. Il vient de déposer dans la Prairie sa femme et ses 3 enfants (enfant de 5 ans et jumeaux de 4 ans). Il ne veut absolument pas nous laisser puisque mon père est à la clinique.

Nous partons pour la Prairie retrouver ma tante et les petits cousins.

Ma grand-mère s'installe dans la petite voiture (pour le ravitaillement) derrière le vélo de mon oncle avec les jumeaux. Ma tante prend le petit cousin et moi sur le porte-bagages de ma mère. On m'a volé mon vélo la semaine d'avant, devant chez Maës.(Note de MLQ: station nautique sur le bord de l'Orne à l'ouest du Grand Cours)

Auparavant nous sommes allés voir si l'on pouvait rejoindre mon père à la clinique. Impossible de passer : les maisons écroulées obstruent la rue, mais on nous affirme que la clinique n'est pas touchée.

Tous les Caennais sont dans la Prairie. Nous retrouvons nos amis Buon. Leur maison est tombée. Nous décidons de partir tous vers leur maison de campagne à Goupillières.(Note de MLQ: à 22 km au Sud de Caen et à 6 km au Nord de Thury-Harcourt)

Vers 16 h 30 à nouveau une vague d'avions. Les bombes se décrochent au-dessus de nos têtes, donc ce n'est pas pour nous. Elles tombent sur l'Hôtel Malherbe et Beauséjour, rideau de feu.

Nous sommes dans un fossé sous le pont de chez Maës.

Le pont du Lido et les barques de chez Maës

Re-départ. La plupart du temps nous marchons à côté de nos vélos.

Chute dans la côte de Trois Monts (Note de MLQ: 2 km au Nord de Goupillières) : genoux et mains en sang. On croit que j'ai été blessée par les bombardements!!!

On arrive vers 20 heures, nous sommes 6 familles soit 22 personnes. On s'installe chez les Dequainary.

Pas de nouvelles de Papa. Bombardements sur Thury­Harcourt, boules de feu.

7 juin.

Tonton Jean repart à Caen tout seul pour aller chercher mon père. Nous sommes tous très inquiets. Vers 16 heures nous allons à pied au-devant de lui. Il revient, car il a appris que mon père avait quitté la clinique à pied, les autres malades seront évacués sur la Miséricorde.

Retour de mon père dans la soirée, en voiture à âne, prêtée par un cultivateur.

Nous sommes enfin tous réunis c'est le principal ! Nous avons une robe sur nous et c'est tout !

 8 juin.

Journée relativement calme. On essaie de retourner à Caen. Un Allemand nous emprunte une heure un vélo!!!

9 juin.

Les avions sont passés toute la nuit. Les bombardements sur Caen continuent. On aperçoit les fumées sur Caen.

10 juin..

11 h. Tonton Jean et Monsieur Naulin arrivent de Caen, ils rapportent des affaires.

12 juin.

Nous essayons de retourner à Caen. Chute de Maman. Blessée à la tête elle se fait soigner à Evrecy.(Note de MLQ: 9 km au Nord de Goupillières)

13 juin.

Nous retournons à Caen, tonton Jean, Maman et moi. C'est terrible. Les Galeries Lafayette flambent, la rue Basse est détruite, la rue Ecuyère tient toujours.

Nous laissons l'appartement à MIle Soderquist, infirmière et aux jeunes de la Défense Passive.

On va jusqu'au Lycée Malherbe.

Le couloir des classes est plein de monde. Le service des réfugiés, mairie, tout est rassemblé là, y compris le courrier. Les gens couchent dans Saint-Etienne.

15 juin.

Nuit épouvantable. Fusées lumineuses, bombardements toute la nuit : Evrecy est rasé.

Passons la journée près de la tranchée.

16 juin.

Nuit calme.

Les camions et autos allemandes arrivent. Nous couchons tout habillés dans la grange.

17 juin.

Nuit assez calme.

17 h: Le maire me demande de servir d'interprète pour expliquer aux officiers allemands qu'on ne peut évacuer certaines maisons, à cause des personnes âgées.

20 juin.

Pluie à verse. Tonton Jean et Maman repartent à Caen. Ils rentrent tard le soir, j'ai peur quand ils nous quittent. Ils nous apprennent qu'on a cambriolé la rue Basse, c'est un Allemand qui a emporté un grand sac plein d'affaires. Il est parti quand il a vu Tonton Jean.

Nuit calme.

22 juin

Tonton Jean repart à Caen tout seul pour aller chercher encore quelques affaires.

Il revient assez tôt. Je parle avec un soldat allemand. Nous avons vu trois avions tomber.

Le canon tonne toute la nuit.

25 juin.

Les Anglais sont entrés dans Cherbourg.

Lundi 26 juin.

10 h 30.

Arrivée du camion de Cléville. Tous les paquets sont prêts. Nous partons tous à 11 h 1/4.

Inquiétude pendant le trajet à cause des mitraillages. Un ouvrier reste sur le capot pour guetter les avions.

A Cléville (Note de MLQ: trajet de 38 km à l'est de Caen) excellent accueil, très affectueux. Nous nous installons, nous semblons très loin de la guerre.

 On entend le canon au loin. Cherbourg est pris.

Mardi 27 juin.

Nuit très agitée. Bombardements sur la route de Paris. La journée est calme.

3 juillet.

Maman veut aller à Caen. Je pars avec elle (Note de MLQ: trajet de 23 km). Tout est très triste, nous avons eu peur. Les obus passent sur nos têtes. On se demandait ce que signifiait ce bruit. On nous reproche d'être venues. On attend encore la bataille. Cela doit être imminent.

6 juillet.

Les Allemands occupent le Manoir de Cléville. Une partie.

7 juillet.

On apprend qu'un nouveau bombardement aurait eu lieu à Caen : la Faculté a brûlé, les Bénédictines, à nouveau l'Hôtel de ville. La rue Ecuyère serait intacte. (Note de MLQ: il ne peut s'agir que du bombardement du 7 juillet à 21H50). Le commandant et l'état major allemand occupent tout le manoir. Tout le rez-de-chaussée.

9 juillet.

Un général allemand va venir. Il va prendre tout le manoir. Il nous laisse la chambre de Nicole.

10 juillet.

Nous apprenons que Caen est pris. Nous couchons à 8 dans la même chambre. A côté ils sont 4. Ils ont pris tout le manoir. Les Loiseau et Maman couchent chez le jardinier. Déjeuner au réfectoire de la fromagerie.(Note de MLQ: il s'agit de la fromagerie Lepetit)

19 juillet.

Départ pour Saint-Maclou (Note de MLQ; 17 km au Sud-est). Très gros orages. Tous les camions de la fromagerie partent. Maman et moi suivons à bicyclette. Arrivons à 7 heures. Nous allons habiter chez Pierre Gérard, ami de jeunesse de mes parents. Je couche au château avec Nicole.

Le château de Saint Maclou côté jardin

Le château de Saint Maclou et la fromagerie Lepetit

21 juillet.

Arrivée des Allemands, 650 SS. Ils veulent tout le château.

Berlin doit être en état de siège. (Note de MLQ: certainement en rapport avec l'attentat contre Hitler à Rastenburg le 20 juillet)

29 juillet.

Les Anglais sont à 10 km de Villedieu sur la route de Gavray.(Note de MLQ: Villedieu les Poêles dans la Manche)

(Note de MLQ: comme pour Cherbourg, Villedieu est libérée par "les Anglais" terme générique utilisé par beaucoup de témoins Caennais pour qui tous les Alliés étaient des "Anglais")

Mézidon à pied 12 km.

30 juillet dimanche.

La messe à Ecajeul  (Note de MLQ: à 3 km de Saint-Maclou). Les Anglais sont tout près de Villedieu.

31 juillet.

A Saint-Pierre-sur-Dives (Note de MLQ: 7 km au Sud de Saint-Maclou) avec Pierre et Maman. Quelques achats, mais il n'y a plus rien dans les boutiques. Granville et Avranches sont prises. Evacuation d'un troupeau de vaches sur Brionne.

1er août.

Mézidon est évacuée.(Note de MLQ: 9 km à l'Ouest de Saint-Maclou)

9/10 août.

Jeux de cartes. Mitraillages. La bataille approche. Il y a des soldats allemands partout.

13 août.

Messe à la chapelle. Les réfugiés doivent évacuer. Nous partons demain avec les camions de la fromagerie pour Brionne.

14 août.

Départ à 9 h 1/2 de Saint-Maclou. Arrivons à Brionne à midi (Note de MLQ: 60 km à l'Est). Pas de maison, des granges. Mais à 16 heures grâce à Mémère qui se souvient que le maire de Brionne est le frère d'un des amis de Villedieu, M. Chauvel, il nous donne les clefs d'une maison de vacances au bord de la Risle. Le rêve!!! Linge, meubles, vaisselle, tout est superbe. Cette maison appartient au directeur général de la Cie Générale Transatlantique.

25 août.

A 5 heures courons jusqu'à la route car nous entendons des camions. C'étaient les Canadiens.

« Y va s'faire écraser votre chien » Les premiers mots que nous entendons des libérateurs. C'est la joie ! Enfin ! Ils donnent des cigarettes, des bonbons et du chocolat, et une cocarde tricolore.

29 août.

Arrivée de Pierre Loiseau avec un camion. Départ pour Cléville, (Note de MLQ: 68 km à l'Ouest) c'est la joie ! Mais voyage épouvantable. La pluie, les camions, les convois de soldats, nous arrivons à 8 h le soir. Mais nous sommes contents.

30 août.

Papa et Maman partent à Caen (Note de MLQ: 23 km à l'Ouest) en vélo pour voir la maison. Ils rentrent, la maison est debout. Tout est intact et pourtant 3 obus sont tombés dessus. (On retrouve 7 éclats dans mon lit).

Les carreaux sont cassés.

31 août.

Auto-stop avec Papa et Maman pour rentrer à Caen. 2 camions anglais nous prennent. Nous ne reconnaissons pas notre ville : les chars ont tracé une voie à travers les ruines. (Ce sera l'Avenue du Six juin). Nous faisons le ménage : tout est dégoûtant. Les Buon et les Naulin arrivent ; ils ont tout perdu.

AGRANDISSEMENT

Trajet effectué par la famille Groisier.

1er septembre.

Messe à Saint-Etienne. Mémère arrive en auto-stop de Cléville, les camions sont en panne.

Toujours le ménage.

2 septembre.

Je vais au ravitaillement avec Monsieur Naulin dans la campagne de Lasson (Note de MLQ: 10 km au Nord-ouest de Caen). A vélo à travers les trous d'obus et de bombes.

Les villages sont rasés, la campagne est massacrée.

3 septembre.

Messe à Saint-Etienne.

4 septembre.

Je vais faire des courses. Je vais voir Brigitte elle me donne des nouvelles du lycée et des filles. Dans notre classe de seconde, 2 filles de tuées : J. Damblère ma meilleure amie et Y. Gaudon. Toutes les deux avec leur famille. Seul le fils Gaudon est prisonnier en Allemagne.

8 octobre.

De Gaulle à Caen. Ce n'est pas l'enthousiasme.

 22 octobre.

Messe à Saint-Etienne. Pluie. Vers 8 h 1/2 retour à la maison. Tout est inondé. Nous nous couchons à 9 h sans électricité.

23 octobre.

Pluie, froid, je recommence à travailler, j'ai eu mes livres.

27 octobre.

Nous avons l'électricité.

31 octobre.

Il pleut toujours dans la salle à manger.

3 novembre.

Le carnet s'arrête là, je rentre en première au lycée avec Mme Genevoix !

 

Extraits d'un témoignage paru dans ce livre

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