Un adolescent dans les décombres 

 « Voici le récit de ces heures qui m'ont fait passer de l'adolescence à l'âge adulte. » C'est avec ce commentaire que Jean-Marie Girault, aujourd'hui sénateur maire de Caen, nous a remis les notes manuscrites qu'il a prises pendant le terrible été 1944. Agé alors de 18 ans, il participait, avec les équipes d'urgence de la Croix-Rouge, à la recherche des ensevelis et aux secours, sous les bombardements, dans la cité martyre du Calvados.

 

5 juin 1944

Il est à peine minuit. Je suis réveillé en sursaut par des bruits sourds de canons de marine. Fréquemment, j'ai entendu ce grondement lors des bombardements de la côte normande. Mais, cette fois, il persiste, s'intensifie.

4 h 30 du matin. Le jour commence à se lever. Serait-ce le Débarquement, tant de fois évoqué ? Je n'y crois guère. Bientôt, les canons allongent le tir, qui vise cette fois non plus seulement la côte, mais l'intérieur des terres. Place Saint-Sauveur, des gens fuient, surchargés de bagages. Des vagues d'avions anglais et américains passent et repassent au-dessus de la ville. Le temps est couvert. Il souffle un fort vent d'ouest.

Dans la rue, les gens tiennent des propos abracadabrants. Fatigués au terme d'une longue nuit blanche, ils sont prêts à croire et à colporter n'importe quel bobard. Certains prétendent même que l'on a vu des prisonniers anglais à Bretteville (Note de MLQ: 5 km au Sud-ouest de Caen). La rumeur enfle.

Dès 8 h 30, tous ceux qui ont un poste de TSF essaient de capter la BBC. Mais elle ne parle pas de débarquement. Sur les places, la population se rassemble, discute. Tous ces stratèges de café du Commerce expliquent, avec force arguments, que Caen, pris à revers en cas de débarquement, sera sans doute encerclé, mais sera évidemment épargné.

Vers 10 heures du matin, une affiche est placardée sur les murs de la ville par les autorités allemandes. Elle interdit formellement aux civils de sortir de chez eux. Bientôt, des haut-parleurs claironnent cet ordre. En vain. Plus personne n'est là pour le faire respecter. La Gestapo, la Kommandantur, toutes les autorités allemandes ont quitté Caen. A 12 h 30, un message radio du général Eisenhower révèle que les Alliés ont débarqué « dans le nord de la France ». Sans plus de précisions. Le nord de la France ? C'est vague. C'est une région qui va de la Seine à la Belgique. Ceux qui ne font guère confiance aux Alliés assurent qu'il ne s'agit que d'une opération de diversion.

9 H 17 : Le communiqué n°1 est publié : " URGENT, URGENT. Juin 6, 1944, communiqué n°1 du SHAEF : Sous le commandement du général EISENHOWER, des forces navales alliées, appuyées par de puissantes forces aériennes, ont commencé le débarquement des armées alliées ce matin sur la côte du nord de la France".

A 13 h 30, nouveau et formidable bruit de tôles qui dégringolent. Des éclats pleuvent sur la place Saint-Sauveur. Çà et là s'élèvent des fumées noires. La population commence à s'affoler. Personne ne sait exactement où sont tombées les bombes. Des voisins assurent qu'il y a beaucoup de morts et que les pompiers seraient totalement impuissants devant la multiplicité des incendies. Je me rends à mon collège, point de ralliement des jeunes de Caen, volontaires comme moi dans les Equipes d'Urgence de la Croix-Rouge. Je découvre alors le premier spectacle de désolation de ma vie : arbres déracinés, toits éventrés, énormes madriers et morceaux de pierre éparpillés, gens totalement désemparés. Près du préau de la cour des grands, un certain nombre de jeunes séminaristes sont ensevelis sous les décombres. L'amertume est immense.

A 16 h 15, le comble de l'épouvante semble être atteint. Par groupes de six, les avions lâchent leur cargaison à quelque 3 000 mètres d'altitude. Pendant quinze minutes, la grêle de bombes se poursuit aux abords des ponts. Les Alliés vont-ils détruire Caen quartier par quartier ?

II est 18 heures. Des bombes tombent dans le quartier du port. La rue des Chanoines est entièrement dévastée. Rue Saint-Pierre, un ouvrier s'écrie, indigné : « Si c'est ça, leur libération ! Ils feraient mieux de retourner chez eux et de nous foutre la paix ! »

7 juin

2 heures du matin. Je suis réveillé en sursaut par de formidables explosions tout autour de la maison. Je cours à la fenêtre. Le ciel est embrasé. Dans la direction de la gare Saint-Martin, un monstrueux incendie fait rage. Une sorte de fusée jaune passe en hurlant au-dessus du lycée de jeunes filles et vient s'abattre du côté de la place Blot. La clinique de la Miséricorde est bombardée. La rue des Carmes, l'hôtel de l'Intendance subissent le même sort.

 

A gauche avant; à droite après bombardements, source: page 84 . Hôtel de l'Intendance, rue des Carmes.

Nuit d'apocalypse. Dans la ville en feu, entre les cratères de bombe, les survivants errent, hébétés. La caserne des pompiers, l'hôtel de ville, la place de la République, le quartier Saint-Jean sont durement touchés. Au matin, on relève les cadavres de 160 blessés et malades qui étaient hospitalisés à la Miséricorde. Et ceux de 15 sœurs et infirmières.

 

Nuit du 7 au 8 juillet

Il est environ 21 heures. Vers les flèches de l'église Saint-Etienne, j'aperçois une nuée de forteresses volantes qui s'avancent vers nous. Elles mettent le cap vers Carpiquet (Note de MLQ: à 6 km à l'Ouest de Caen), après avoir lâché leur chapelet de bombes au-dessus des hauts quartiers de la ville. Vacarme insupportable. Mes oreilles bourdonnent ; j'ai l'impression de devenir sourd. De nouveau, après une brève accalmie, les Liberator (Note de MLQ: non des Lancaster et des Halifax) laissent tomber l'un après l'autre une demi-douzaine de bombes. Nous les voyons très nettement s'écraser dans un fracas d'épouvante sur les quartiers de La Maladrerie. Sans doute à bout de munitions, la DCA allemande s'est tue. La ville se recouvre d'un immense voile de fumée épaisse et le ciel est embrasé par la lueur des incendies. On me confie une Equipe d'Urgence, un brancard, deux pelles et trois pioches, avec pour mission de me rendre place de la République.

A la recherche des ensevelis, nous passons devant le cimetière où reposent déjà quelque 150 civils. A présent, le ciel est rouge vif. Rue Paul-Doumer déboule une voiture allemande bourrée d'hommes en armes. Un des soldats nous demande la route de Thury-Harcourt (Note de MLQ: à 27 km au Sud de Caen). Nous la lui indiquons, mais la place de la République, par laquelle ils doivent passer, est obstruée par les décombres des derniers bombardements. En tentant de la traverser, un motocycliste teuton casse sa machine. Ce soir-là, les Allemands nous feraient presque pitié.

De loin, nous sentons la chaleur que dégage l'incendie de la faculté. Spectacle grandiose, sublime, titanesque du brasier. Le monastère des Bénédictines est aussi la proie des flammes. Dans cette nuit rougie par le feu et le sang des innocents, des ombres fantomatiques se penchent sur les cadavres pour tenter de les identifier. Autour des ruines du monastère, les secours s'organisent. Soudain, trouant les nuages, un avion pique. Fracas épouvantable. La bombe tombe à une cinquantaine de mètres. Nous reprenons le travail de déblaiement. Une voiture allemande décapotée passe par là. L'officier qui s'y trouve propose de conduire à l'abri l'une des vieilles religieuses survivantes. Geste de courtoisie d'un occupant pressentant la défaite.

Un ambulancier de la Croix-Rouge vient nous avertir qu'un éboulement s'est produit aux carrières Saint-Julien. Quand nous arrivons à l'angle de la rue Desmoueux et de la rue aux Juifs, un passant en pleurs nous signale la présence d'une famille ensevelie sous sa maison, vers le n° 11 de la rue aux Juifs. Un tas de pierres, de dalles, de planches laisse à penser qu'un peu plus tôt s'élevait ici une maison. Au dire d'un voisin vivaient là un père, une mère, deux petites filles et six autres personnes. A côté, un immense cratère de bombe, au fond duquel gisent les reliques de ce qui fut la vie d'un foyer : débris de vaisselle, morceaux de mobilier, lambeaux de vêtements... Je commence à appeler en direction des décombres. Soudain une plainte désespérée.

 "Venez vite, nous allons étouffer ! "

«  Vite, nous sommes ici, dans la cuisine !»

Mais, bien sûr, cette cuisine n'est plus que gravats. A tâtons, nous cherchons, appelons encore, déplaçons délicatement des planches, des poutres. Bientôt, au cœur de cette nuit, au milieu du crépitement de furieux incendies tout proches, ce n'est plus qu'un gémissement:

« C'est par là... Sauvez-nous ! »

Fébrilement, nous continuons nos travaux de déblaiement. Quelques instants plus tard, la même voix, plus faible que jamais, nous conjure :

 « Dépêchez vous, nous étouffons ! A boire, à boire !... »

 Puis, tout à coup, miracle :

« Ça y est, vous y êtes, c'est bien là ?»

Nous parvenons à dégager un homme qui serre dans ses bras un bébé inerte. Un peu plus tard, nous retrouvons le cadavre de la mère, puis sa petite fille de 6 ans, miraculeusement vivante mais en état de choc. Les six autres personnes qui se trouvaient dans cette maison sont vraisemblablement mortes, écrasées ou étouffées.

Vers 2 h 15, nous passons par la rue Saint-Manvieu, la place Saint-Martin, la place Blot, la rue Haldot. Tout autour de nous, ce n'est qu'incendies rougeoyants. Nous tentons, en file indienne, de nous frayer un chemin à travers les cratères et les ruines. Moi qui connais si bien cette ville de Caen, je perds tout sens de l'orientation au milieu de ce décor dantesque. Nous titubons de fatigue, d'amertume, d'angoisse. Tout autour de nous, la bataille continue de faire rage. Les obus sifflent, des lance-grenades font feu sur on ne sait quel ennemi. Nous apprenons bientôt qu'à proximité une violente bataille de chars s'est engagée. Il est 3 h 5 du matin.

8 juillet

Dès 8 heures du matin, des avions continuent, vague par vague, de lâcher des chapelets de bombes. Je me rends au PC des Equipes d'Urgence. Soudain, une violente déflagration. Les vitres des maisons volent en éclats. Une torpille anglaise vient de tomber rue de Bayeux, à la hauteur du n° 14. On tente de déblayer les gens ensevelis. J'aide à transporter des blessés ensanglantés. Je vois peu à peu mes chaussettes et mon pantalon se teindre en rouge...

Le second personnage à gauche est Mr Jean-Marie Girault le futur maire de Caen, selon page 110

De ces journées tragiques de l'été 44, je garderai aussi le souvenir d'une scène cocasse : quotidiennement, on me demandait, en tant que membre des Equipes d'Urgence, d'aller traire des vaches, afin d'alimenter en lait les bébés de la pouponnière de Caen. Combien de fois, du côté du champ de courses, j'ai dû courir pour tenter de rattraper mes vaches affolées par les bombardements !  Après chaque alerte, je me disais en moi-même :

« Si tu avais été tué, ce coup-ci, tu aurais eu droit sur ta tombe à cette épitaphe :

 "Mort en accomplissant sa mission : « Traire deux vaches. » »

 Ainsi va la guerre.

Voir ici un témoignage filmé.

Témoignage paru dans l’Express du 28 avril 1994.

Jean-Marie Girault a publié: Mon été 44, les ruines de l'adolescence Caen : Éditions du Mémorial de Caen, 2004

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