LES HABITANTS DE LA CAVE CHIC

Monsieur HARMEL est un observateur avisé : même dans les pires situations, il remarque que les différences sociales ne s'effacent pas. (Témoignage déposé au Mémorial de la Paix à Caen).

 

 

            Nous prenons nos repas à la soupe populaire du Lycée.

 

Cela n'est pas mal et l'organisation réalisée en si peu de temps grâce aux initiative privées, est tout-à-fait remarquable car du jour au lendemain il y a environ 8 000 rationnaires (on n'a jamais pu savoir le chiffre exact).

            Françoise BRUTTIN est définitivement guérie du désir de coucher chez elle et négocie notre retour à l'abri 1, qui se passe cette fois sans difficulté. On nous affecte la rotonde dans laquelle je me trouvais le premier soir et, somme toute, il est préférable de dormir au fond d'une bonne cave, de ne plus avoir à se lever pour les avions et de se trouver garé des obus et des éclats de D.C.A. Quant aux torpilles aériennes : ... Si elles ne tombent pas directement sur l'abri, ce sera parfait.

 

Mercredi 14 juin      

            Sur des matelas étendus à terre, nous avons passé une nuit calme, mais il nous faudra nous habituer à la dure. Juste au-dessus de nous, le fameux trou d'aération qui donne dans une cheminée curieuse prise dans l'épaisseur des murs intérieurs. En regardant bien, un couloir s'amorce vers l'extérieur en direction du cloître : il sera ouvert quelques jours après, donnant ainsi une sortie directe sur l'extérieur en cas de danger. Pendant la nuit, nous mettons nos valises dans le trou, ne laissant qu'une ouverture à la partie supérieure et réduisant ainsi les courants d'air.

Philippe couche plus loin du côté de l'entrée et tel St-Martin partagera plus tard son matelas... avec une dame. A la guerre, comme à la guerre.

            L'abri 1 occupe une série de quatre caves situées sous le bâtiment principal. L'entrée se trouve près des cuisines.

 

 

En bas de l'escalier, une première cave, relativement petite, encombrée d'énormes tonneaux ; une deuxième cave voûtée, très vaste, soutenue par deux magnifiques piliers ; un troisième réduit rectangulaire, la rotonde dans laquelle nous sommes ; enfin, une quatrième cave très vaste, également voûtée avec un pilier central. L'architecture de ces caves rappelle un peu les soubassements du Mont St-Michel, la salle des piliers, en beaucoup plus vaste. D'ailleurs, tous ces bâtiments sont l'ancienne Abbaye aux Hommes et à 1 000 ans de distance, nous apprécions les belles constructions d'autrefois. Bâtiments vastes, murs épais de 3 à 4 mètres aux étages inférieurs qui sont de l'époque, vaste cloître qui permettra de prendre l'air, malgré les obus, caves solides sous tous les bâtiments, immenses communs qui permettront l'installation de parcs auto et hippo et l'hébergement de milliers de personnes.

 

 

 Bref, ce lieu primitivement destiné au recueillement et à la prière se révèle en temps de guerre moderne, un refuge de premier ordre.

            Un seul escalier commande toutes les caves, mais elles possèdent à fleur de terre des ouvertures suffisamment vastes pour livrer aisément passage à une personne et chaque cave possède une échelle dressée en permanence en cas d'évacuation nécessaire. Dans notre rotonde, nous avons notre sortie particulière.

            Dans la dernière cave de l'abri 1, après notre rotonde, se trouve le quartier des «officiels», les principaux fonctionnaires, quelques conseillers, des professeurs de lycée et leurs familles. Chacun a son contingent de matelas ou de transatlantiques car l'espace vital est parcimonieusement mesuré. A 22 h 30, extinction des feux, réveil à volonté mais, pratiquement, entre 7 h 1/2 et 8 heures les caves se vident, chacun allant faire sa toilette et vaquer à ses occupations, car la vie continue.

            Parmi les habitants de la cave «chic», une mention particulière pour la belle Madame T..., femme d'un notaire conseiller municipal. Leur maison n'est pas détruite, mais ils ont eu tellement peur qu'ils sont installés ici, et il est vrai que le nombre donne toujours une sensation de sécurité. Notre belle notairesse a accaparé un coin dans lequel elle s'étale largement entouré de sa fille, son fils et sa bonne. Elle est restée pleine de dignité élégamment vêtue et, ce qui fait la joie générale, imperturbablement coiffée d'un superbe béret-turban dont la coque, savamment ondulée, se dresse orgueilleusement vers le ciel. Elle ne quitte sa coiffure ni de jour, ni de nuit : pauvre béret-turban !! Droit et fier au début, ses déformations successives marqueront impitoyablement, telle l'aiguille enregistreuse, les étapes diverses du calvaire d'une femme qui se cramponne d'abord à son monde et son «état» pour en arriver finalement, après avoir consommé toute la lie de la vie en commun, brisée par l'ambiance, à se résoudre... à vivre comme tout le monde.

            Pendant plus de trois semaines, notre dame ne sortira pas de son coin de cave, pas plus que les enfants et la bonne, et pourtant, même en plein jour, il ne fait guère clair. Il faudra que l'on vienne lui requérir sa bonne et ses enfants pour les corvées intérieures du lycée : réfectoire, vieillards, etc... Au début, ils sont un peu perdus, visiblement, ils n'ont jamais touché à rien chez eux, mais les camarades les bousculent gentiment et, en quelques jours, ils sont transformés.

            Raconterais je que parfois je songe, non sans quelque malice, à certains bals bleus, où notre notairesse paraissait somptueusement décolletée - elle pouvait se le permettre - et où nous dansions force valses dans la salle de l'Hôtel de Ville, aujourd'hui détruite. Las... que les temps sont changés !!

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                         ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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