TEMOIGNAGE PAR DES INFIRMIERES RESCAPEES DE LA MISERICORDE

 

 

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Madame Courtois née Cécile Leroy (peu après la libération de Caen)

 

 

            La matinée du 5 au 6 juin fut relativement calme, nous revenons déjeuner à l'école (Note de MLQ: à l'hôpital civil de de la route de Ouistreham) et je pensais vaguement que les bruits du matin étaient sans doute une fausse alerte.

 

Source. Ecole d'infirmières de l'hôpital civil de Caen

 

Mais tout à coup : premier bombardement à 13H30, des bombes sont tombées tout autour de l'école, seule dans ma chambre j'étais déjà peu rassurée et lorsque nous sommes passées place Courtonne pour regagner notre poste, nous eûmes notre première grande impression tragique : un incendie était allumé, des canalisations coupées nous obligèrent à traverser la place non à pied sec tandis que des avions rôdaient, cherchant quelques nouvelles victimes.

 

            A La Miséricorde, des blessés arrivaient déjà. A 3 heures et à 5 heures de l'après-midi, nouveaux bombardements tout près de là faisant tomber tous les carreaux de l'hôpital : nos malades déjà blessés pour la plupart avaient très peur et à chaque rafale d'avions, nous nous posions des questions angoissantes malgré notre relatif calme extérieur.

 

Source. Clinique de la Miséricorde

 

            A 8 heures du soir après un court repas pris avec les malades, nous allâmes voir nos compagnes affectées à l'hôpital complémentaire de la rue des Carmes : là aussi, régnait une inquiétude générale.

 

            De retour au premier étage du dispensaire, nous installâmes les malades pour la nuit ! Nous transportâmes tous les lits dans la même pièce, tant pour préserver les malades du froid que pour qu'ils aient moins peur. Plus tard dans la soirée, nous nous allongeâmes sur des brancards mais au bruit de chaque groupe d'avions dont l'arrivée était de plus en plus fréquente, nous allions tout près des malades parce que ceux-ci se croyaient un peu plus en sécurité... (et pourtant, quelle impuissance était la nôtre !)

 

            Vers 2 heures du matin, les bombes avaient mis le feu tout autour de notre pauvre salle de malades, les flammes nous environnaient : d'un côté, la clinique de la rue des Carmes et sur le quai, un magasin de bois qui flambaient, nous éclairaient lamentablement.

 

"Archives départementales du Calvados". La rue des Carmes, dans le fond l'église Saint Jean.

 

 Moment d'angoisse et de terreur, j'attendais nettement la bombe qui devait nous écraser et je pensais les yeux à demi fermés pour moins voir l'épouvante, à genoux près d'une malade qui me serrait les mains :« Ce que les hommes sont méchants,... pourquoi vouloir écraser ces pauvres bougres de malades ». J'avais donc très peur et, avec les malades, je demandais au ciel de nous épargner, mais, les desseins de Dieu ne sont pas toujours les nôtres : d'abord, la toiture du grenier a dû s'écrouler, Sœur Sainte Germaine qui était avec nous, essayant encore une fois de rassurer les malades nous dit : « Ce n'est rien, c'est dans le grenier »: quelques minutes plus tard, une bombe de mille kg nous précipitait. Nous eûmes, l'impression de descendre très bas et quelle ne fut pas ma surprise, lorsque terrée dans un trou avec deux malades, environnée de cailloux, je puis communiquer avec : Sœur Sainte Germaine, Monsieur Chambon l'interne, A. M. Le Prieur et Odile Guillouet mes camarades infirmières. J'étais prise entre le plafond qui s'était juste arrêté à la hauteur de ma tête et une table de nuit. Je sentis tout de suite que j'avais de l'air et que sans doute, je n'allais pas mourir étouffée, mais j'avais la jambe terriblement serrée entre les barreaux d'une chaise et le rebord d'un lit ; un éclat de bombe avait pénétré dans mon omoplate, mais ne me faisait nullement souffrir à ce moment là.

 

            Les pauvres malades eux aussi serrés, mutilés criaient au secours « Mademoiselle, tirez moi ce que j'ai sur le pied, mon ventre qui s'ouvre, j'ai soif, j'ai soif, je meurs, je meurs et appelant les passants qui devaient être très peu nombreux : Monsieur : tirez moi de là, je vous donnerai 100 F, ou 200 F, ou la moitié de ma fortune !».

 

             Je pensais : votre fortune, à combien s'élève-t-elle maintenant ? et puis, tout de même, cela n'est pas une question d'argent, cette fois inutile de renchérir !

 

            De temps à autre, j'appelais A. M. Le Prieur quelquefois avec un peu plus d'angoisse si elle tardait à me répondre ; j'entendais ce pauvre Chambon qui déclinait peu à peu, appelant en vain du secours et qui après une grosse hémorragie a dû mourir vers 8 heures du matin . Je pensais alternativement « il va nous falloir mourir, alors j'attends et après quelques minutes ainsi, essayant de ne rien entendre et de ne rien penser, ne voyant pas venir la mort, j'essayais de me dégager. C'est ainsi que j'ai démoli une chaise à coups de cailloux, poussé dans des précipices voisins tout ce qui se trouvait à la portée de ma main : oreillers, traversins, morceaux de bois, cailloux, etc... A 5 heures du matin, Monsieur l'abbé Chatillon est venu sur les décombres pour nous donner l'absolution mais j'étais très occupée à démolir ma chaise espérant trouver une issue et j'ai pris une très petite part à ce qui se passait non loin de là... il est vrai que déjà nous avions eu plusieurs absolutions générales !

 

            A peu près au même instant quelqu'un a remué à l'extérieur quelques cailloux et nous pensions : « on vient à notre secours », mais, déception cruelle, le sauveteur nous abandonna. Je ne me rendais pas bien compte que toute la ville avait été bombardée, qu'il y avait peu de déblayeurs et que pour nous tirer de là, c'était un gros travail.

 

            Enfin, vers 8 ou 9 heures, on entend parler : « Là, il y a des gens qui vivent, oui, on entend crier ». Alors, je lance des cailloux, j'appelle pour confirmer l'opinion de ces gens là et je remue un long morceau de bois pour que l'on nous repère. Cette fois, notre joie ne fut pas vaine, des équipiers d'urgence , puis les équipiers de la nation venaient à notre secours. Trop tard et trop peu nombreux pour beaucoup de blessés.

 

            J'ai été retirée des décombres vers 9H30 du matin en même temps que Le Prieur, les deux malades qui étaient avec moi furent aussi sauvées, mais beaucoup de religieuses, d'infirmières et de malades ont du attendre la mort dans des conditions très pénibles.

 

            Puisse leur sacrifice accepté très généreusement j'en suis sûre, nous servir d'exemple dans l'exercice de notre profession.

 

 

          ***

Mme Detolle née Odile Guillouet décembre 1983

 

            Elève infirmière de 2e année, je suis en stage de Chirurgie Femmes à La Miséricorde, au premier étage de l'immeuble « Dispensaire ».

 

            Habitant rue Singer chez mes parents, je m'y rends à pied le 6 Juin pour 8 heures, après une nuit mouvementée par beaucoup de trafic aérien. On ne sait pas encore si c'est le « Débarquement », mais on s'en doute.

 

            J'arrive en même temps que Jeanne Flambard et Colette Dubosq, toutes deux affectées à La Miséricorde en cas de coup dur, mais qui repartent car nous sommes très nombreuses.

 

            Après, mes souvenirs sont assez flous. La matinée s'est passée en partie à faire évacuer les malades sur les hôpitaux des environs ou à les renvoyer chez eux pour rester disponibles à accueillir les urgences.

 

            Je rentre chez moi pour le déjeuner, interrompu par un violent bombardement qui nous oblige à nous abriter dans la cave. Dès que possible je retourne à La Miséricorde où arrivent déjà les blessés du bombardement. Il doit être entre 14 heures et 15 heures.

 

            Le temps passe très vite et la nuit arrive avec l'angoisse d'un nouveau bombardement. J'ai le souvenir d'être auprès d'une jeune femme blessée de l'après-midi qui pleure et qui geint. Je ne suis guère en mesure de la rassurer car j'ai peur aussi. On récite des prières, des litanies, les bombes semblent tomber tout autour de nous et tout à coup j'ai l'impression de tomber en arrière. Je pense que c'est la fin, que je vais mourir, et que je n'ai que vingt et un ans. Et puis, combien de temps s'est-il écoulé ? - Ai-je perdu connaissance ? J'entends des cris, des plaintes, des voix, celle de l'interne Chambon qui se plaint d'une jambe coincée, qu'il suffirait de dégager, qu'il perd tout son sang. Et je m'aperçois que je vis, que je peux bouger un peu, que peut-être je vais pouvoir sortir.

 

            Cécile Leroy est également blessée et me sachant indemne, espère que je vais peut-être faire quelque chose pour elle.

 

            Pour le moment, nous sommes dans le noir et dans l'odeur de poussière et de brûlé ; j'ai l'impression d'être tout juste sous le toit, protégée sans doute par deux pans de toiture qui ne se sont pas écrasés. J'aperçois des lueurs d'incendie, d'autres aussi doivent les voir car j'entends dire qu'on va mourir brûlés.

 

            Enfin, j'arrive en rampant à me sortir de dessous la toiture, et me retrouve à l'air libre. Une jeune femme est également debout parmi les décombres, elle cherche une chaussure ! Je lui demande de m'aider à soulever le toit. II devait bien peser plusieurs centaines de kilos. J'entends Cécile Leroy me dire de ne pas les abandonner, mais rien à faire au milieu de ces décombres, le spectacle est affolant : des ruines au milieu de l'incendie. Je dis à Leroy d'être patiente, que je vais chercher du secours.

 

            Je pars au hasard, j'ai l'impression d'être toute seule. La partie de La Miséricorde qui est habitée par les Religieuses, brûle.

 

Communauté de la Miséricorde. Source. La communauté de la Miséricorde occupe le terrain compris entre la rue des Carmes, (entrée principale de la communauté et de la clinique des Carmes; la place Singer (groupant la Chapelle et la clinique du Sacré-Cœuret la place d'Armes (quai Vendeuvre) où se trouve le dispensaire transformé en hôpital depuis 1940.

 

Une ambulance passe, me fait monter, je ne vois que des ruines jusqu'à la rue Saint-Pierre, le Bon Sauveur me semble être le paradis. Je vois Monsieur Leroyer, je lui explique d'où je viens et ce qu'il en est de La Miséricorde, qu'il faut envoyer du secours d'urgence, que je l'ai promis, qu'il y a des gens vivants sous les décombres. Il me regarde d'une façon bizarre et me fait donner un lit et des soins. Je n'ai plus la notion de l'heure, sans doute savait-on déjà depuis longtemps ce qu'il en était de La Miséricorde, et en me regardant dans une glace, je vois que mes cheveux sont gris, ma blouse et mon tablier aussi. Et bientôt, j'apprendrai par mes parents retournés au Lycée (Note de MLQ: le Lycée Malherbe dans l'ilot sanitaire avec le Bon Sauveur et Saint Etienne) que je n'ai plus que cette blouse et ce tablier, tout le reste a brûlé rue Singer... tout près de La Miséricorde.

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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