LES ECHOS DE L'INSTITUT LEMONNIER
Nuit du 5 au 6 juin.
Comme tous les Caennais et les habitants de la côte, nous sommes, à l'Institut Lemonnier(Note de MLQ : Rue de La Pigacière, quartier Saint-Gilles (Orphelinat Le Veneur sur certains plans de l’époque), réveillés en sursaut par la canonnade monstre qui nous parvient de la mer... Cette fois on n'en peut douter : « Ça y est... » et chacun de sauter à bas du lit pour essayer de se rendre compte de l'ampleur du débarquement.
Source. Institut Lemonnnier, rue de la Pigacière
Mais à part le rougeoiement qui s'étendait à l'Ouest, sur la côte, et l'immense nappe de fumée qui roulait à l'horizon, impossible, même du haut de l'atelier de mécanique, de rien discerner... Aussi chacun, ayant tari ses commentaires, regagna son lit qui frissonnait sous les coups lointains des obus pleuvant sur la côte et essaya de dormir... Quelques heures plus tard nous étions tous de nouveau sur pied échangeant nos impressions et nous demandant si nous n'allions pas, d'un moment à l'autre, nous trouver en plein baroud...
Ça ne devait pas tarder...
A une heure et demie de l'après-midi une nuée de bombardiers apparut à l'horizon, venant de la mer, et se dirigeant sur nous.
Quelques minutes après des quartiers entiers de la ville étaient en ruines et en flammes. C'est à peine si on eut le temps de réaliser le malheur.
Personnellement, je venais d'écouter sur un poste à galène l'émission spéciale qui donnait de LONDRES les premiers détails concernant le débarquement
9 H 17 : Le communiqué n°1 est publié : " URGENT, URGENT. Juin 6, 1944, communiqué n°1 du SHAEF : Sous le commandement du général EISENHOWER, des forces navales alliées, appuyées par de puissantes forces aériennes, ont commencé le débarquement des armées alliées ce matin sur la côte du nord de la France".
et je sortais de chez le Père Directeur (Note de MLQ : Ordre des Salésiens), à qui je venais de les communiquer, quand je vis choir sur la menuiserie trois bombes tandis qu'une dizaine d'autres tombaient, avec un bruit que nous n'oublierons plus, dans un rayon de vingt à cinquante mètres.
Perdu dans une âcre fumée de poussière qui m'aveuglait, m'étouffait et me crissait sous les dents, recroquevillé à terre, criant des supplications vers le ciel, j'entendis, dans un vacarme indescriptible, fait du fracas des vitres et des tuiles qui tombaient, des portes, des fenêtres, des cloisons et des charpentes qui se disloquaient, des cris d'effroi, des gémissements et des appels... C'était atroce.
Et les bombardiers s'éloignèrent...
L'atmosphère à peine éclaircie, par je ne sais quel instinct, nous nous retrouvâmes groupés, alors qu'avant le bombardement nous étions dispersés aux quatre coins de la maison.
Deux confrères, MM. Robino et Le Ru, ainsi que trois enfants étaient plus ou moins grièvement blessés. Deux autres supérieurs, le Père Gouriou et l'Abbé Pincé, manquaient à l'appel ainsi que trois élèves.
Sur les cours, recouvertes de tuiles brisées et poussiéreuses, d'arbres déchiquetés, de portes, de volets et de fenêtres arrachés, on ne distinguait aucune forme humaine... Au bout d'un moment un garçon s'écria à travers un rire nerveux et saccadé, qui faisait mal :
« J'étais avec eux dans la menuiserie et je suis juste sorti quand elle tombait ».
Les malheureux ! Comment les découvrir dans ce fatras de ferraille tordue, de tôles ondulées, de planches brisées et de briques écornées ?...
Le petit Blassy fut retrouvé
le premier, dans la cour du voisin, où il avait
été projeté par le souffle, par delà le mur.
II avait la tête
à moitié emportée.
Roland Sale fut aperçu
ensuite. Il semblait à peine assoupi, encore chaud. Et ne fut-ce le trou profond
qu'il avait derrière la tête, du côté de l'oreille droite,
d'où suintait un sang
noirâtre, on eut pu croire qu'il s'en tirerait à bon compte.
Malheureusement lui aussi
était mort
.
Contre toute espérance on continua à fouiller sur l'emplacement de la menuiserie. Tout à coup un appel retentit : c'était M. Pincé qui appelait au secours et, pendant qu'on le dégageait, une nouvelle voix s'éleva, aiguë et haletante, celle de Marie-Ange. Sur ces entre faits, le Père Gouriou rentra de la ville où le bombardement l'avait surpris.
Les premières bombes tombées sur CAEN avaient fait chez nous deux morts et sept blessés. On les transporta tous à l'Hospice Saint-Louis et aussitôt on se remit à aménager les tranchées creusées au fond du jardin en 1940. Nous nous y abritâmes la nuit du 6 au 7 juin qui fut épouvantable pour les quartiers du centre de la ville. Une immense lueur montant du quartier Saint-Jean éclairait sinistrement notre abri.
Au petit jour, une équipe de volontaires descendit porter secours aux agents de la Défense Passive que l'on devinait débordés par l'ampleur du désastre. Le Père Lecocq, après des heures d'efforts acharnés, eut la satisfaction de pouvoir sauver des flammes deux religieuses de la Charité et MM. Gayot et Baillon une troisième.
Note de MLQ: le Monastère de Notre Dame de la Charité, quai Vendeuvre (16 Novices tuées).
Partant de la rue Saint-Jean, ces deux rues débouchent sur le quai Vendeuvre et le bassin Saint-Pierre. Le monastère de la Charité est touché en plusieurs points le 7 juin dans la nuit. Le feu venant de l'hôtel d'Angleterre situé rue Saint-Jean atteint le monastère. Bientôt toute la rue est en flammes. La clinique Saint-Joseph n'échappe pas à l'incendie.
Pendant ce temps, comme nous paraissions placés dans l'axe de tir de l'artillerie, le Père Directeur résolut de nous emmener à notre tour là où étaient déjà nos morts et nos blessés à l'Hospice Saint-Louis.
Ce document est paru dans
Ville de Caen
Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944
Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984