Jean-Marie Lechartier, âgé de dix neuf ans, habite au 78 de la rue Caponière.

    La veille, il a passé son bac. Et une fois dans son lit, il s'est endormi comme une masse. Mais maintenant il faut faire vite. S'habiller en hâte pour rejoindre son poste. Elève à Saint Joseph, Jean-Marie est scout et membre de la Défense passive, comme son père. En ce 6 juin, il court donc se mettre à la disposition de ses responsables, au Bon Sauveur, tout près de chez lui. Il est accueilli par un colonel de réserve (Note de MLQ: le colonel Besnier) qui l'envoie aussitôt faire le planton où deux autres garçons ont déjà été affectés !

« Ce n'est vraiment pas la peine de rester à ne rien faire », se dit Jean-Marie qui file, à cent mètres de là, au QG des ambulancières de la Croix-Rouge, 68, rue Caponière.(Note de MLQ: au 85)

    Courageuses, intrépides même, infatigables et as du volant, elles défieront la bataille, traverseront plusieurs fois les lignes de feu, passeront là où personne d'autre n'aurait pu ou n'aurait osé passer, pour aller chercher les blessés et les ramener vers l'hôpital. Lorsque les hostilités cesseront enfin à Caen, elles partiront ailleurs, dans d'autres régions, parfois dans d'autres pays, pour sauver d'autres vies.

    13 heures. Premier départ pour les ambulancières. Dans le cadre de la préparation générale des secours, il faut porter des brancards au centre de tri de la Charité, sur la rive droite. Marie-Thérèse Hérilier est volontaire. tout comme le garçon qui l'accompagne : Jean-Marie Lechartier. Les brancards sont chargés dans le véhicule. La jeune fille s'installe au volant. Jean-Marie reste à l'arrière, avec les brancards.

    13 h 30. Un bruit infernal envahit la ville. Celui des avions tout d'abord qui surgissent soudain dans le ciel caennais. Celui des bombes ensuite qui écrasent les quartiers Saint-Jean et de Vaucelles. L'ambulance passe devant le magasin Monoprix qui vient d'être touché.

"Photo Marie" présentée page 36 du livre: 1944, Le Calvados en images de Jeanne Grall, Sodim, 1977.

Le 6 juin 13H45, les premières bombes Bd des Alliés, un pharmacien en blouse blanche blessé à la tête, un membre de la D.P. casqué avec son vélo, à droite la façade du magasin Monoprix qui sera rapidement la proie des flammes.

    Juste à côté, l'institution Sainte-Marie est en feu. Des pensionnaires du Petit Séminaire, chassés au cours de la nuit par les Allemands, étaient venus s'y réfugier...

L'ambulance de Marie-Thérèse est au pont de Vaucelles.

Le pont de Vaucelles entre la place du 36ème R.I. et la rue de Vaucelles

     Par la vitre, Jean-Marie aperçoit un avion qui pique juste devant lui. Comme s'il s'apprêtait à lâcher une bombe. Mais le jeune homme n'y pense pas, ne réalise pas, n'a même pas peur... Et la bombe explose à quelques mètres de l'ambulance. Soulevée comme une vulgaire boîte de conserve, la voiture s'envole et tombe à l'eau. Coincée dans son habitacle, Marie-Thérèse Hérilier ne peut se dégager. Elle est engloutie avec son ambulance. On retrouvera le véhicule et le corps de la jeune fille six semaines plus tard . Une montre, restée coincée à l'intérieur, sera restituée à sa famille. Mais cette montre ne lui appartient pas. C'est celle de Jean-Marie que le jeune homme a perdue lorsqu'il a été éjecté. Au moment de la chute, en effet, les portes arrière se sont ouvertes, laissant échapper les brancards et le garçon.

    Evanoui, le jeune homme est sur le point de se noyer lorsqu'un homme, qui a assisté à toute la scène, plonge et le ramène sur la berge. Agenouillé à ses côtés, il tente maintenant de le ranimer. Nouvelle bombe, nouvelle explosion. Tout près. Atteint par un éclat, le sauveteur est tué sur le coup. Une fois encore, Jean-Marie n'est pas touché.

    Le temps passe. Personne ne remarque le corps de ce jeune homme sans vie, allongé sur la berge.

    16 heures. Jean-Marie se réveille. Brouillard complet. Il ne sait pas où il est, ne comprend pas ce qui lui arrive. Ne peut pas bouger non plus. En revanche, il peut parler.

- Monsieur Furon, monsieur Furon...

    Jean-Marie vient d'apercevoir un homme traînant une carriole. Et cet homme, il le connaît. C'est le responsable des thuriféraires de sa paroisse. M. Furon entend, comprend, installe le garçon dans sa carriole et le conduit à la Miséricorde.

    Mais, une fois sur place, Lechartier supplie :

- Conduisez-moi au Bon-Sauveur, s'il vous plaît. Là-bas, j'ai tous mes copains.

    Il insiste, une ambulance qui doit y passer l'embarque.

    Au Bon-Sauveur, où les blessés arrivent en masse, plusieurs amis de Jean-Marie sont effectivement à leur poste. L'étudiant en médecine affecté au « triage » est atterré en voyant son copain ensanglanté et paralysé. Mais le pire, c'est la matière cérébrale qui macule son visage. Quelque peu dépassé, l'étudiant livre un diagnostic plus que pessimiste. Il ne sait pas que les lambeaux de matière cérébrale appartiennent au malheureux sauveteur tué sur les rives de l'Orne et que la paralysie qui affecte Jean-Marie Lechartier n'est due qu'au choc provoqué par l'explosion de la bombe.

    Compatissant et catastrophé, le copain trouve une chambre individuelle au « mourant ». Et il demande un prêtre pour l'extrême-onction.

    Dans sa chambre du Bon-Sauveur, Jean-Marie Lechartier ignore tout de la catastrophe de la Miséricorde où il aurait dû normalement passer la nuit. Pour la troisième fois en quelques heures, il vient d'échapper à la mort, mais le miraculé n'est guère optimiste : isolé, toujours paralysé, mais l'esprit aux aguets, le jeune garçon guette les explosions. Des explosions parfois si proches que les murs et le sol en tremblent, que le lit bouge tout seul, se déplace. Heures d'angoisse absolue. Mais, le lendemain matin, Jean-Marie est toujours vivant, d'autant que le médecin qui stationne à son chevet achève de le rassurer. Ses blessures ne sont pas si graves. Des entailles qui lui couvrent le dos et les bras, mais qui n'atteignent aucun organe vital. Quant à la paralysie, le toubib certifie qu'elle n'est que temporaire...

    Deux jours plus tard, pas très vaillant mais sur ses jambes, Jean-Marie Lechartier quitte le Bon-Sauveur.

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Les Lechartier ont quitté l'enfer caennais et ont apparemment trouvé un havre de paix. Erreur tragique:  Esquay-Notre-Dame, tout comme Baron-sur-Odon, figure dans les parages immédiats de la cote 112, nouveau noyau dur des hostilités (1). Mais comment le sauraient-ils? Et pourquoi s'inquiéteraient-ils?

    Depuis le vasistas de son grenier, Jean-Marie Lechartier épie le déplacement des chars. Il a repris du service à la Croix-Rouge de Bayeux, retourne parfois à Caen chercher des médicaments ou des pansements, et se réfugie avec toute la famille dans l'abri creusé dans un gros tas de bois lorsque l'alerte est trop chaude. C'est de plus en plus fréquent, mais personne ne s'en inquiète trop. Jusqu'au jour où ...

« Nous étions serrés dans l'abri. Mon père, qui était à côté de moi, tenait une lampe pigeon. Le souffle d'une explosion a brusquement éteint la flamme, et j'ai senti trembler la jambe de mon père. Il avait connu la Grande Guerre comme il disait, et il savait que les obus tombaient à proximité. Alors, à ce moment-là, oui, j'ai eu peur 1. »

Les Allemands s'installent à Esquay-Notre-Dame, aménagent leur QG dans un manoir, de l'autre côté de la route, face à la maison des grands-parents de Janine Fouques : officiers d'état-major, centre de communications, soldats en faction, baïonnette au canon ... Pas de quoi rassurer la population.

Du 12 au 15 juin, la région entre Aunay-sur-Odon et Evrecy, à 4 kilomètres d'Esquay, est la cible de bombardements continuels. Maisons détruites, nombreux habitants tués ou blessés. Une tante de Janine qui tenait un café à Aunay-sur-Odon est sinistrée. Un oncle, habitant Evrecy, figure au nombre des victimes. La famille ne retrouvera son corps qu'après la Libération lorsque les engins délaieront les ruines.

Entre-temps, un énorme Panzer s'ajoute à la panoplie guerrière du QG allemand. Le monstre se repère de loin. Une cible idéale pour l'aviation alliée qui ne cesse de tourner dans le ciel. Dans le voisinage des Fouques, dans toutes les maisons qui s'alignent le long de la route, il n'est plus question que de cette crainte :

- S'ils bombardent, nos baraques vont y passer.

1. Jean-Marie Lechartier sortit indemne de toutes ses aventures.

 Dans ce livre l'auteur indique qu'en janvier 1945 Jean-Marie Lechartier est sous-lieutenant à l'Ecole de Cavalerie de Saumur.

Source: Extrait du chapitre XII La vie à pile ou face dans ce livre.

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