Témoignage présenté dans ce livre

Mlle Jeannine Morel

Jean était un solide cheminot de trente-huit ans. voué, disponible, courageux, ce père de famille avait gardé un souvenir exalté de son service militaire dans la Marine. Sur l'une des façades de la maison qu'il avait lui-même bâtie, rue de la Paix à Caen, un hublot rond tenait lieu de fenêtre et rappelait au marin des images de jeunesse.

 

A gauche, photo Fonds François Robinard. A droite la maison de M. Jean Morel, 21 rue de la Paix à Caen (avec un œil de bœuf en façade). A droite, source delcampe.net.

Depuis le matin (Note de MLQ: le 6 juin 1944) il s'était préparé à accueillir comme des milliers de Caennais les libérateurs tout proches. La mer n'était qu'à une douzaine de kilomètres à vol d'avion et des parachutistes, murmurait-on, étaient tombés dans la nuit sur les rives de l'Orne, entre Caen et la mer. Il s'agissait des parachutistes du major Howard , venus prendre le pont de Bénouville où Louis Picot était tombé sur la terrasse de son café, victime du manque de sang-froid d'un jeune Allemand. Pour protéger sa femme, ses deux filles et son fils de deux ans en cas de combats, Jean avait creusé un abri relativement vaste au fond de son jardin.

La famille avait mangé sans faim, puis était sortie continuer quelques travaux de printemps en cours au jardin. La surprise fut brutale.

Jeannine, l'aînée des filles, avait fêté ses quinze ans le 24 février 1944. Ces minutes qu'elle allait vivre en ce jour de la liberté bouleverseraient tout le reste de sa vie. Cinquante ans plus tard, elle est toujours incapable de retracer ses souvenirs sans exprimer une forte émotion et un sentiment d'injustice contre ce qu'elle nomme « l'irréparable de nos quinze ans ». La montre de Jeannine indiquait 13 heures et 15 minutes quand elle aperçut les avions. L'heure « historique» retenue pour le bombardement fut finalement 13 h 30. Ecoutons-la:

« Lorsque nous avons vu les bombes tomber, nous étions dehors, à travailler au jardin. Nous sommes tous partis en courant, les voisins et nous. Papa nous a fait passer devant lui dans l'abri. Je me suis mis les pouces dans les oreilles et les doigts devant les yeux pour ne pas devenir aveugle, ainsi qu'on nous l'avait enseigné en cas de bombardement. Et nous nous occupions des petits pour qu'ils soient auprès de nous. Personne ne pourra jamais imaginer, sans l'avoir vécu, ce que c'est que d'être englouti dans un abri, de ne pas savoir si l'on est vivant ou mort... »

Noyée dans une épaisse et âcre poussière qui crissait sous les dents, étouffant presque, recroquevillée dans un angle, Jeannine entendit les cris et les gémissements se mêler autour d'elle au fracas de l'abri qui se disloquait sous les coups. Elle perdit connaissance.

Quand elle reprit ses esprits, elle vit d'abord sa sœur, puis son petit frère qui pleurait dans les bras de sa mère. À quelques mètres d'eux, une voisine avait été décapitée par un éclat. Son père n'était pas là. « Comme des fous, racontera-t-elle plus tard, mon oncle et ma tante restés dans leur maison arrivent les premiers pour nous libérer, avec nos voisines et quelques amis du quartier. Suivis aussitôt des Equipes d'urgence et de la Croix-Rouge . »

La Croix-Rouge - mais Jeannine ne le saura que longtemps après - était venue rapidement enlever le corps de Jean, tué net par le bombardement. Elle pensa qu'il s'était caché plus loin, et que déjà il dévalait les rues du quartier pour porter secours aux sinistrés, comme il l'eût fait à coup sûr s'il avait été vivant.

«Nous n'avons pas voulu retourner l'après-midi dans notre maison, qui était toujours debout, mais sans carreaux. Nous sommes tous allés chez mon oncle, et c'est là que nous avons subi, dans leur cave, le second bombardement. Nous nous sommes tous jetés sous la table de la cave, et je me demande encore aujourd'hui comment nous avons tous pu nous y serrer ... »

La famille de Jean le cheminot, tué sous le premier bombardement de Caen, connut une évacuation difficile. Partie sur des camions avec de jeunes volontaires, Jeannine n'allait jamais oublier comment les passagers brandissaient vers le ciel de dérisoires drapeaux bleu-blanc-rouge, dans l'espoir d'avertir les aviateurs alliés de la nationalité des occupants du véhicule. Jeannine était chargée de la surveillance de son petit frère de deux ans et demi, dont la tête à chaque cahot menaçait de disparaître sous la marée humaine entassée dans le camion. Devant elle, elle devait également soutenir une vieille femme qu'elle n'avait jamais vue, juste pour qu'elle ne meure pas étouffée sous la masse. Un demi-siècle plus tard, la jeune fille devenue grand-mère souffre encore en racontant son exode:

« Mon frère à deux ans et demi parlait très bien, mais il n'a jamais réclamé son père, alors que c'était son Papa adoré, qu'il ne quittait pas d'une semelle. La seule chose qu'il ait réclamée avec vigueur fut son pot, que nous avons dû retourner chercher dans la maison. Et en partant sur Orbec, nous n'avions qu'une seule chose en main, c'était le pot de mon frère ... » La famille trouva refuge chez une tante à Orbec, jusqu'au 24 août, logée dans une cave mais délivrée de l'enfer.

La famille de Jean le cheminot, sa femme, sa fille Jeannine, son frère retrouvaient eux aussi leur cité. Jeannine, qui savait désormais que son père était mort le 6 Juin, assista sa mère dans la tâche que l'une et l'autre jugeaient la plus importante désormais: retrouver le corps.

L'après-midi du bombardement, les sauveteurs avaient aligné les cadavres place Blot, à quelques dizaines de mètres de la maison familiale. Mais, après les nouvelles attaques de la soirée et de la nuit, le chaos le plus total avait prévalu. La famille s'était enfuie tandis que les corps avaient été déplacés plusieurs fois. Une longue et pénible enquête permit aux Morel de savoir que les morts du premier jour avaient été enterrés, presque tous, sur la Prairie, ce vaste espace découvert à l'entrée sud-ouest de la ville. Ils avaient été entourés de papier huilé, à défaut de cercueils. Plusieurs mois étaient passés.

Cimetière provisoire de la Prairie (Photo Archives Départementales du Calvados)

La famille ne reçut sa convocation qu'au mois de février: la mère de Jeannine était priée de venir reconnaître son mari, dans le cadre des grandes opérations d'identification des centaines de corps inconnus tués pendant la bataille. Le frère de Jean interdit à sa belle-sœur l'épreuve inhumaine. Avec quelques amis fidèles du défunt, des cheminots, il se chargea lui-même de la sinistre besogne: les hommes se relayèrent trois jours durant. Le numéro qu'on leur avait annoncé n'était pas le bon et ils furent obligés d'examiner en détail les restes décomposés de dizaines d'êtres humains pour tenter, la chance aidant, de découvrir un indice qui permettrait de reconnaître le frère bien-aimé. Au moins deux mille Caennais avaient trouvé la mort pendant l'été, sur les soixante mille habitants de la cité en 1944. L'oncle de Jeannine reconnut finalement son frère au blouson qu'il portait le 6 Juin et surtout au couteau de poche dont il ne se séparait jamais.

Jeannine, la jeune fille dont le père était mort à Caen le 6 Juin, avait tenu un journal de bord du 6 juin au 3 juillet. Elle l'a brûlé la veille de son mariage, sans que personne - sauf sa sœur- n'ait lu ces lignes.

 « J'ai eu peur d'être la risée de la famille », dit-elle.

 Comme des milliers de Normands qui s'en cachent - presque honteusement -, elle frissonne encore dès qu'elle entend un moteur d'avion dans le ciel.

 Source: Entretien du 12 avril 1990 entre M. Christophe Beaudufe et Mme Jeannine Morel-Guincestre.

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