10 JUIN  le «jour le plus long» de Mme Legoux la traversée de Caen en feu  avec son nouveau-né

 

CAEN. – «  Je me souviens que nous vivions heureux dans notre maison. Nous avions, alors, 24 et 23 ans, notre fils Jean-Jacques 14 mois, et j'attendais, Liliane… ».

L'été 44 a profondément marqué Mme qui demeure aujourd'hui à Cormelles-le-Royal. En février dernier, elle a rassemblé les notes hâtivement prises en cette période, et a écrit le récit de ce qu'elle a vécu,

« pour nos enfants en souvenir du débarquement ».

Elle conte sobrement son histoire, avec des mots simples qui font renaître, intacte, l'atmosphère des heures tragiques. Témoignage poignant sur ce qu'endurèrent les civils anonymes, jetés à leur corps défendant dans le tourbillon de la bataille. Ce pourrait être le scénario d'un film sur l'exode.

M. Marcel Legoux, qui  travaillait aux Chantiers navals de Blainville. et son épouse habitaient, en juin 44, chemin du Lavoir. au bord du canal à Hérouville. (au bout de la rue Basse à la limite cadastrale Caen/Hérouville, le lavoir de nos jours, voir carte ci-dessous)  "Le soir, quand nous regardions les fleurs et les légumes de notre jardin, on se demandait si on les récolterait car on parlait, depuis des mois, de débarquement."

 Celui-ci commence alors que Mme Legoux est au terme de sa grossesse.

Très vite, la famille est plongée dans la bataille: au milieu des bombardements, des tirs de D.C.A., ou d'artillerie de marine, ils connaissent la peur. Les nuits se passent sous le perron de leur maison, ou de celle de leurs voisins, car on se rassemble dans l'épreuve.

 Le 7, écrit Mme Legoux « en allant chercher du lait, j'apprends que les Anglais sont au château de Beauregard . Des hommes les ont vus et ont rapporté des cigarettes. On se demande ce qu'ils attendent pour déloger les Allemands que l'on voit partout, le casque recouvert de feuilles ».

Localisation des lieux cités

Source. Château de Beauregard

9 juin: "Depuis trois jours, nous vivons sous les tirs, et nous n'osons plus sortir ...
Pour comble de malheur, vers 22 h, les douleurs me prennent. Notre voisine place de la paille par terre pour que j'accouche sous leur perron où nous sommes toujours. Mon mari part chercher notre propriétaire qui l'aidera à m'accoucher. En y allant, il est visé (les balles se voient encore dans le mur). Pour revenir, ils marchent à quatre pattes, derrière les orties. Par chance, mon accouchement se passe bien. Tous les deux sont formidables. A 23 h, Liliane est née. Jean-Jacques s'est assis dans son landau et nous regarde. Finissant de me délivrer, ils attachent le cordon avec un fil à coudre trempé dans de l'eau de vie pour désinfecter, et ils enveloppent Liliane dans un lange.

10 juin. A 6 h, je vois venir deux hommes, avec un brancard : « On vient vous chercher, me dit l'instituteur essoufflé, car les Allemands nous donnent 10 minutes pour partir. Ils doivent faire une grande attaque et toute personne restant sera fusillée ! Ils n'osent pas me toucher tellement j'ai mal. Je leur dis « Allez-y, ne m'écoutez pas », alors ils me mettent sur le brancard, avec les deux gosses sur moi, et mon manteau par-dessus. Ils tremblent tellement que je ne sais comment les enfants ne sont pas tombés, surtout en montant les marches. Nous passons entre des maisons et des murs écroulés et des trous d'obus, partout. Plus on avance sur Caen, plus cela devient difficile de rouler dans les ruines, parmi les fils électriques. Mon mari abandonne son vélo à un gars de la Défense passive et monte sur le marchepied, poussant l'ambulance ou dégageant les gravats.  Je vois deux employés en blouse blanche qui clouent des planches sur ce qui reste des vitrines de la pharmacie du Progrès.

La pharmacie du Progès pendant l'occupation à l'angle de la rue Saint jean et de la place Saint Pierre.

Nous passons à côté des Galeries et des grands magasins en feu. Des prêtres et des jeunes courent pour éteindre l'incendie. On ne se voit plus. On a du mal à respirer.

"Photo Marie" présentée page 36 du livre: 1944, Le Calvados en images de Jeanne Grall, Sodim, 1977. Le 6 juin 13H45, les premières bombes Bd des Alliés, un pharmacien en blouse blanche, M. Husson, blessé à la tête, un membre de la D.P. casqué avec son vélo, à droite la façade du magasin Monoprix ouvert en 1936, sera rapidement la proie des flammes.

Au bout de la rue Sadi Carnot, sur le cours, il y a de nombreux morts. Face à l'hôtel Malherbe, des voitures ont été mitraillées. Dans l'une, je vois un officier allemand qui n'a plus de tête, et une femme morte à côté. Quel cauchemar !

"Photos collection Musée Mémorial de Bayeux, présentées page 36 de Bataille de Caen, Editions Heimdal, 1988 avec l'aimable autorisation de Jean-Pierre Benamou". La place Foch, des réfugiés quittent la ville et croisent des soldats allemands qui nettoient les ruines, dans le fond l'hôtel Malherbe le siège de la Feldkommandantur 723.

Nous arrivons à l'Orne. Les ponts détruits, il ne reste qu'une passerelle, camouflée avec des branches, et en travers de laquelle ont été posées de grosses pierres.

La passerelle sur l'Orne

 Les soldats qui la gardent ne veulent pas nous laisser passer. Les Allemands et mon mari se mettent à pousser l'ambulance, dont un côté est monté sur un trottoir. J'ai l'impression que nous allons rouler dans l'Orne. C'est long, très long. Et les avions nous survolent, et ça tire toujours au-dessus de nos têtes. Je pense que nous allons être tués, mais nous parvenons de l'autre côté. Nous allons directement au préventorium de Fleury où nous sommes bien reçus par les Sœurs. Elles installent Liliane sur de la paille, dans un cageot à légumes. »

Localisation des lieux cités dans le témoignage. AGRANDISSEMENT

Localisation du Préventorium de Fleury sur Orne

 

Témoignage paru dans Ouest-France, 5 juin 1984. À partir de quelques notes écrites pendant les événements.

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