Témoignage présenté dans ce livre

Ces lignes ont été écrites en collaboration par deux brancardiers alors étudiants l'un et l'autre : Ch. Lemonnier et L. Gaudin.

L'esprit du Bon-Sauveur

    Dés le 6 juin, tandis que les bombes continuent de pleuvoir là-bas, sur la ville, et tout près, à cinquante mètres sur le Bon ­Sauveur lui-même, c'est dans la petite cour du Triage, activité insensée. Les blessés arrivent de plus en plus nombreux, par les moyens les plus divers : ambulances, camions, camionnettes, voitures à bras, brancards improvisés ou bien tout simplement ; épaules robustes d'un équipier d'urgence.

    Tous ces pauvres corps mutilés, râlants ou hurlants sont allongés sur le dallage de la petite salle de triage. Ici, c'est une pauvre femme dont les deux yeux arrachés ne tiennent plus aux orbites sanguinolentes que par un tendon mal coupé. Première arrivée, c'est une petite fille adorable ; elle n'en peut plus de hurler ; dépassant de la couverture, sa jambe n'est plus que lambeaux de chair pendant à des os broyés. Tout prés, sous mes yeux, un spectacle plus atroce encore : un corps immobile est allongé sous les couvertures ; je suppose que c'est la tête qui émerge, mais ce n'est plus qu'une masse rouge dégoulinante de sang : plus d'yeux, plus de nez, plus de bouche. Simplement quelques bulles d'air font bouillonner le caillot de sang qui se forme au niveau du nez : dans ce pauvre débris humain, la vie s'accroche encore.

    Méthodiquement, le personnel du bureau relève comme il peut l'identité - un médecin évalue la gravité de la blessure et décide : 1ère, 2e ou 3e urgence. Presqu'immanquablement, nous transportons le blessé au Sacré-Cœur, sur l'une des tables d'opération. Et là, c'est chirurgie brutale. Avec une implacable dextérité, on coupe et on rogne généreusement. Un sang noir coule, et on passe au suivant.

    Dans la salle de première urgence, le spectacle est particulièrement sinistre. Autour des lits de ceux qui reviennent de la chirurgie, et qui dorment encore, plane un silence de mort. On s'affaire un peu autour de ceux qui se réveillent. Quelques-uns hurlent  et il faut bien les laisser hurler...

    Toutes les valeurs, au cours de ces longs jours changent de sens. Voici que la mort elle-même n'est plus cette visiteuse solennelle et respectée que connaissent les périodes pacifiques. Un homme mort, cela n'émeut plus guère lorsqu'on en tue tellement tous les jours... Les blessés ne résistent pas tous, et, les premiers jours surtout, ils meurent par dizaines. Si l'on en trouve le temps, on va au bureau avertir afin que le mort soit par la suite identifié. Mais l'on est pressé : la morgue est là, à côté, et sans plus de formalités bien souvent on y expédie le cadavre encombrant. Cela rend un lit disponible.

    La Morgue ! Avant, son image ne m'inspirait que dégoût et répulsion. Et maintenant elle m'est aussi familière et indifférente que les ambulances et les salles d'opération. C'est une grande pièce aux murs blancs et nus, et sentant fort le chlore. Elle est séparée des bâtiments par un couloir de quelques mètres. Les morts sont allongés là, par terre, côte à côte comme des enfants bien sages. Au début, l'on a pu les envelopper de toile anti gaz - il ne faut évidemment pas parler de cercueil. - Mais ils deviennent vite trop nombreux, 20, 30, 40... et on les met là, tels qu'ils sont, avec, attaché autour du cou, un simple numéro d'ordre. Le 7, le 8 juin, il y en a partout, sur le pavé où ils baignent dans une mare de sang noir et malodorant, et sur les casiers superposés qui se trouvent sur les côtés de la salle. Mais l'odeur commence à empester la cour voisine. Et au bout de deux ou trois jours il faut envisager les enterrements. Bien vite, un cimetière est improvisé. Dans les fosses communes toutes fraîches creusées, on déverse l'encombrant charnier et désormais les brancardiers se transforment chaque jour en croquemorts.

    Les enterrements dans leur simplicité lugubre montrent le peu de cas que nous faisons de la mort. Dés que le prêtre a prononcé les prières de la Levée de corps, et que l'on a relevé, si on l'a pu, l'identité des morts, on installe les cadavres sur des brancards en bois. Lentement le cortège traverse la cour du Triage pour gagner, en passant par un cabanon désaffecté, le cimetière improvisé. Parfois, quelques parents suivent, gênés d'étaler leur douleur. Et puis les morts sont de nouveau allongés en ordre, côte â côte. Le temps d'une prière recueillie, et l'on repart bien vite laver les brancards souillés par le sang noirâtre des cadavres. Demain, la fosse sera recouverte et quelques nouvelles rangées de croix de bois, disposées en quinconce, et portant trop souvent pour unique mention : « Inconnu », marqueront le nouveau progrès de la mort...

     Pourtant ce n'est pas tant la mort qui rôde autour de ce lieu de souffrance, que la vie mystérieuse. Le jour, la nuit, nous sentons que nous avons pour unique tâche, pour unique raison de travailler jusqu'à tomber de fatigue, ce transport de chair humaine, défigurée, mutilée, mais vivante. Les premiers temps nous ne savons rien des dégâts faits par les bombardements, sinon qu'ils sont immenses. Pourtant, parce qu'il y a des vies à sauver, des hommes, des pères de familles restent à la tâche, un jour, deux jours avant d'aller reconnaître l'état de leur maison, avant d'aller revoir leur famille. Bien sûr, il y a parmi nous des faibles qui ne songent qu'à s'abriter, des lâches qui ne songent qu'à se garer. Mais tous ceux qui travaillent côte à côte, communient dans le dévouement par cette petite phrase :

« Il y a des vies à sauver ».

    Tout cela, sans grands mots, simplement parce que dans ce monde à une autre échelle, le dévouement va de soi, et que dans l'immense détresse, l'on garde une confiance, parfois même une insouciance incompréhensibles.

    Jamais le moral du personnel ne fut atteint. Je me souviens d'un jour - c'était plus tard, au mois de juillet. Au plus fort d'un bombardement nous nous étions réfugiés dans le couloir du rez-de-chaussée dont l'une des cloisons s'était trouvée légèrement faillée par un bombardement antérieur. A un certain moment, les bombes secouèrent tant le sol que la cloison joua au point que l'un d'entre nous put passer la main entière par la faille momentanément agrandie. Il n'en fallut pas plus pour que tous ceux qui se trouvaient là rient comme des gosses à ce jeu sinistre, tandis qu'un vieux briscard murmurait :

« Eh ! ben, mon vieux, c'est pas des petits parpaings !... »

    Les blessés hospitalisés formaient un monde à part, dangereux même, parce qu'ils avaient souvent peur. Les bombardements des 6 et 7 juin ne les déprimèrent guère. Venant à peine d'en réchapper, ils semblaient résignés à tout. Et, en parcourant les salles obscures, on n'entendait guère que le murmure des prières.

    Mais quand les obus se mirent à pleuvoir, la panique fut plus grande. Souvent plâtrés, en tous cas immobilisés sur leur lit, les blessés se sentaient soumis sans réserve à cette aveugle puissance de l'obus qui tombe n'importe où, n'importe quand, et la nuit, il rôdait dans les salles une poignante inquiétude que les infirmières avaient du mal à calmer. Pourtant, dans l'ensemble, beaucoup de ces blessés furent admirables. Il nous manque un Georges Duhamel pour révéler dans une nouvelle « Vie des Martyrs » le courage tranquille de certains d'entre eux. Rarement une plainte leur échappait au cours de ces transports difficiles et inconfortables que nous devions leur faire subir par tous les corridors et escaliers. Et souvent, en traversant une salle, ou plus tard, en longeant le couloir où se trouvaient les blessés convalescents, il nous arrivait de recevoir le salut amical, voire les encouragements d'un petit vieux ou d'une petite vieille qu'un jour nous avions brancardé. Nous étions pour eux, pauvres abandonnés peut-être, des amis.

    Une fois, il nous échoit de transporter un vieillard qui se trouve parmi des blessés graves qui sortent de la salle d'opération. Y a-t-il longtemps que l'opération est faite ? En tous cas notre petit vieux a les yeux ouverts et gazouille comme un enfant qui s'éveille. Il sort d'un rêve où il a perdu ses jambes et il veut maintenant qu'on le débarrasse de ses « maudites » jambes. Il le demande doucement d'une voix blanche et monotone. Nous ne prêtons guère attention à ce léger délire. Nous soulevons le brancard, il est épouvantablement léger. Je regarde mon camarade, il me fait signe : en effet, au niveau des cuisses, la couverture s'affaisse brusquement. Je comprends... Nous gravissons sans peine les quelques marches qui nous amènent dans la salle postopératoire. Une infirmière peut prendre le malheureux dans ses bras, le déposer sur son lit. C'est un pauvre vieux de 75 ans. Par-dessous la mince chemise de toile, on devine un corps squelettique. Et deux esquisses de moignons gantés de pansements blancs s'appuient désespérément sur le drap pour redonner au corps son équilibre. Le petit vieux se dresse et me regarde de ses yeux grands et noirs. Sur son faciès osseux, des lèvres exsangues esquissent un sourire. Je rabats vite la couverture de peur qu'il ne s'aperçoive... Mais il baisse les yeux et cherche ses jambes. Alors sa figure s'illumine pour nous dire d'une voix chevrotante : « Tiens, mes jambes...elles sont parties...», et il plonge vers moi un regard lumineux, plein de bonheur et de douceur...

    Un jour, parce que la bataille avait pris fin, le Bon-Sauveur ferma ses portes. Peu à peu, nous sommes rentrés dans une vie normale, médiocrement normale. Nous croyons rêver à notre tour en évoquant le souvenir de ces jours d'enfer. Souvenirs étranges où se mêlent le dégoût chronique de la chair et du sang trop longtemps regardés et palpés, le souvenir grandiose d'une existence active et dévouée au service de vies humaines, et l'hallucinante vision de corps mutilés et mourants, transfigurés par une merveilleuse étincelle de vie réfugiée dans le sourire de lèvres exsangues et d'yeux mystérieusement lumineux...

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