Témoignage paru dans la revue « Eglise de Bayeux et Lisieux » N°14 du 10 juillet 1994.

 

LE MONASTÈRE NOTRE-DAME DE CHARITÉ DE CAEN
12 QUAI VENDEUVRE

ET LES EVENEMENTS DE JUIN 1944

Quai Vendeuvre avant le débarquement.

Source. Le monastère des Soeurs de la Charité avant le débarquement.

Notre grande maison contenait le 6 juin 1944, plus de 500 personnes, sœurs et jeunes filles ... Quelques jours auparavant on nous avait dit: "Les Alliés vont débarquer, bientôt nous serons libres !"

Ce 6 juin à 13 h, la Communauté était réunie, comme chaque jour, lorsqu'un bruit effroyable se produisit en même temps que les carreaux volaient en éclats et que les dalles du cloître se soulevaient: une bombe venait de tomber dans notre jardin, à une quinzaine de mètres de l'endroit où nous nous trouvions. Heureusement personne n'avait été blessé ... L'après-midi fut calme: néanmoins, nous appréhendions la nuit.

Photo aérienne prise le 6 juin après-midi, au centre en haut de la photo le monastère de la Charité avec les arbres du parc, un incendie rue Neuve Saint Jean, les bâtiments semblent intacts.

 Chaque groupe fut installé dans un endroit aussi sûr que possible. Vers 2 h du matin, un bombardement intense vint tout ébranler : des murs tombaient, des incendies s'allumaient, nos jeunes criaient de peur, enfouies sous la braise; un grenier s'était effondré sur elles! Une torpille creusa un cratère énorme dans un des jardins.

Ce jour-là le bilan fut très lourd: 16 sœurs moururent écrasées ou brûlées vives, ainsi que 4 dames pensionnaires. Heureusement, aucune de nos jeunes ne fut atteinte.

Les agents de la Défense Passive vinrent nous dire de quitter les lieux.

Le couvent de la Charité après le 6 juin 1944, quai Vendeuvre et rue de l'Engannerie, à droite en arrière-plan l'église de la Trinité

Par petits groupes, nous avons pris la route du Bon Sauveur. Tout le quartier brûlait, c'était une vision d'enfer; les Allemands, hagards, s'enfuyaient.

Note de MLQ: cet épisode est repris à la page 24 de ce livre :

"Quai Vendeuvre, le Monastère de Notre-Dame de Charité est touché en plusieurs points. L'un des immeubles voisins de la rue Neuve-Saint-Jean s'écroule sur ses occupantes réfugiées au rez-de-chaussée, une trentaine de « Marthes » - on appelle ainsi les jeunes filles qui, leur majorité atteinte, plutôt que de rentrer dans le monde, préfèrent rester au monastère où elles mènent une vie religieuse-. Seize d'entre elles sont tuées, plusieurs blessées. Trois sont enfouies vivantes sous les décombres. L'une d'elles restera ainsi enterrée jusqu'au lendemain midi. Plus loin, le pavillon qui abrite les dames pensionnaires est également atteint. Il y a quatre victimes; A l'aube, alors que le feu venant de l'Hôtel d'Angleterre atteindra le Monastère, les quatre-vingts religieuses et leurs deux cents « enfants », traverseront la ville en flammes pour gagner le Bon Sauveur."

Le Bon Sauveur devint bien vite une "ville surpeuplée", aussi, dès que cela fut possible, nous avons fait partir le maximum de nos pensionnaires: les unes retrouvant leur famille, les autres gagnant par étapes notre maison du Mans. Un groupe fut dirigé, avec quatre sœurs, vers les carrières de Fleury ; elles y restèrent du 30 juin au 28 juillet relativement à l'abri. Celles qui pouvaient rendre des services aux personnes invalides recevaient un brassard de la Croix Rouge .

Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation; photo prise après la libération du 19 juillet. Des vieillards, des réfugiés et des religieuses.

Deux prêtres salésiens : le Père PRIGENT et le Père FAUDET vivaient parmi les réfugiés de cette carrière n° 4 et leur furent d'un grand secours. Ils ont plusieurs fois risqué leur vie, n'hésitant même pas à aller dans un champ chercher une vache pour la nourriture. Ils allaient aussi dans les alentours et rapportaient tout ce qu'ils pouvaient comme ravitaillement. La messe était célébrée régulièrement dans l'entrée de cette "catacombe".

Dans les moments les plus durs, les deux prêtres avaient le courage de faire chanter les plus jeunes ..

Le 19 juillet à 9 h, les troupes alliées sont arrivées aux abords de Caen.

Les Allemands, avant de fuir, jetaient des allumettes sur la paille qui servait de matelas; heureusement, il s'est toujours trouvé quelqu'un pour mettre le pied sur ce qui commençait à brûler.

A 20 h ce même 19 juillet, Jean MARIN , canadien, arrivait dans la carrière ; ce fut la fête! (Note de MLQ: Yves Morvan alias Jean Marin, n'était pas Canadien mais Français officier FNFL et voix de la BBC).

Peu après Mgr PICAUD (évêque du diocèse de Bayeux et Lisieux) est venu rendre visite à tous ceux qui venaient d'être libérés.

Le 28 juillet, on procéda à l'évacuation des carrières vers Amblie. Quant aux dames et aux nombreuses sœurs qui étaient restées au Bon Sauveur, elles étaient installées sous le cloître, où des matelas avaient été alignés. Toutes celles qui pouvaient rendre service furent employées aux soins des blessés, aux cuisines, etc.

Elles avaient quitté le quai Vendeuvre avec seulement ce qu'elles avaient sur le dos. Deux sœurs emportaient dans leurs bras les deux statues si précieuses pour la Communauté: Notre-Dame de Charité, donnée par les Carmélites de Caen à St-Jean-Eudes au moment de sa fondation, et la "Vierge Mère" ayant appartenu à leur fondateur. Une autre sœur avait pris le reliquaire contenant le crâne de St-Jean-Eudes et un de ses fémurs tandis que l'aumônier emportait le St-Sacrement de justesse: la Chapelle flambait. .. !

Au Bon Sauveur, le manque de linge se faisant sentir, quelques sœurs lors des accalmies, eurent le courage de retourner dans les ruines où l'atelier de blanchissage avait été, en partie épargné. Elles purent ainsi rapporter une certaine quantité de linge et quelques objets.

Source. La blanchisserie du monastère de la Charité.

Si les journées n'étaient pas trop perturbées, il n'en était pas de même des nuits, où les bombes et les obus de marine passaient au-dessus de nos têtes en sifflant. Nous savions distinguer les "départs" des "arrivées" ! Chacune se souvient d'une nuit où le Bon Sauveur fut survolé par d'énormes "forteresses" (nom donné par les Normands aux bombardiers quadrimoteurs) tandis qu'un homme, près de nous agitait un grand drap blanc pour signaler notre présence et tenter de nous protéger. Chaque soir le Père RICHOMME venait nous donner une absolution générale. Ce furent des jours terribles ... !

A l'approche des troupes canadiennes, le Bon Sauveur se trouva menacé entre les troupes alliées et les Allemands qui défendaient leurs positions près de Fleury. Les combats faisaient rage et on nous conseilla une nouvelle fois de partir. Transportées dans des camions militaires, les sœurs furent accueillies soit à la Vierge Fidèle de la Délivrande où elles restèrent peu de temps, soit à La Charité de St-Vigor-le-Grand où elles finirent par être réunies. Les sœurs leur ouvrirent leur maison et leur cœur bien qu'elles fussent débordées. Le logement n'était pas extensible ... ni les provisions non plus ... !

Source.

Une vingtaine de jeunes filles étaient restées avec les sœurs : elles furent hébergées dans des services d'accueil. Elles prenaient leurs repas au fourneau économique quand il recevait un peu de ravitaillement... plusieurs fois, elles durent repartir le ventre vide...

Ce n'est qu'au mois de septembre que, aidées par M. TRIBOULET (le premier sous-préfet des régions libérées et de Bayeux le 15 juin 1944), fervent admirateur de St-Jean-Eudes, tout le monde prit le chemin de Trouville, où le Château d'Aguesseau et la grande villa des "Fougères" avaient été réquisitionnés.

Châteaux d'Aguesseau et des Fougères

L'installation se fit petit à petit, avec les moyens du bord et des aides diverses. Signalons celle des pêcheurs qui, tous les jours fournissaient gratuitement du poisson pour les quelque 150 personnes regroupées. Les fermiers d'alentour nous disaient: "Prenez toutes les pommes dont vous avez besoin". Aux uns et aux autres nous demeurons pleines de reconnaissance.

Le calme, enfin retrouvé et la beauté du site nous ont également beaucoup aidées à "faire surface". Nous avons vécu là 4 années, dans la pauvreté certes, mais dans la paix et l'espérance. Nous gardons de notre séjour trouvillais un souvenir heureux.

Dès 1947, grâce aux dommages de guerre, la reconstruction, à l'entrée de Caen, sur la route de Falaise peut commencer.

Une première tranche des travaux étant terminée, d'août à octobre 1949, sœurs et jeunes ont pu emménager dans de vastes et beaux bâtiments. Ceux-ci sont actuellement occupés par le Centre Départemental pour les Personnes Agées.

Source.

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