Témoignage paru dans ce livre 

  Anne n'avait aucune nouvelle des siens. La rive droite de l'Orne, au sud de Caen, où ils (ses parents) habitaient, était coupée d'eux et la rivière gardée férocement par les Allemands. Mais malgré le danger que cela représentait, Anne décida d'essayer d'y aller. Elle avait entendu dire que des passeurs faisaient traverser l'Orne en barque, la nuit venue. Elle partit donc un soir et lorsqu'elle parvint au bord de la rivière, à l'endroit qu'on lui avait indiqué, un passage s'effectuait justement. On entendait le doux clapotis de l'eau contre la barque. Elle jeta sa bicyclette dans les hautes herbes et demanda à monter. La nuit était douce et tranquille, une belle nuit de juillet et grâce à ces braves gens qui accomplissaient chaque soir ce geste de dévouement et d'abnégation, elle se retrouva sur l'autre rive, avec ses compagnons. Avec eux, elle prit les petits chemins et les prés qu'elle connaissait bien et au petit jour, elle arriva dans le quartier de ses parents. Il n'y avait personne. Le boulevard était absolument désert. Elle se hâta et entra dans la cour; là étaient entassés des objets de toutes sortes, charriés par les Allemands, des chaises, des fauteuils, des tapis ... Elle pénétra dans la maison. Elle poussa la porte du salon et se dirigea vers la fenêtre. Il n'y avait plus de carreaux et à travers les volets à claire-voie, elle voyait très bien dans la rue. Soudain, un camion entier de S.S. s'arrêta en face. Un à un, ils en descendirent, excités et pressés. L'un d'eux avait un poignard entre les dents et tenait un revolver qu'il braquait devant lui. Ils enfoncèrent la grille, puis la porte de la voisine d'en face. La fenêtre du premier étage s'ouvrit et une vieille dame toute sèche et vêtue de noir apparut.

- Je vous en prie, Messieurs, criait-elle, je vous en prie, ne cassez rien ! Je vais descendre vous ouvrir ...

    Un court instant, elle n'entendit plus rien. Puis, tout à coup, elle vit la dame en noir repoussée violemment de sa fenêtre à laquelle les Allemands installèrent une mitrailleuse.

    Tout cela n'avait rien de réjouissant et elle se dit qu'il fallait repartir. Elle monta aux chambres. Elle ne trouva aucune trace de ses parents. Elle s'enfuit de ce lieu sinistre et courut sur le boulevard. Elle rattrapa la dame en noir qui fuyait elle aussi. Elle lui parla de ses parents et lui demanda si elle savait où ils étaient.

- Je crois qu'ils sont partis. Votre mère avait si peur que les Allemands ne lui prennent son mari. Ils sont partis à pied, avec des voisins. Je crois qu'ils sont partis dans l'Eure...    

- Et les Allemands, lui dit Anne, qu'ont-ils fait par ici?

- Oh, c'était affreux' Nous ne les voyons guère, puisque nous sommes la plupart du temps dans les carrières, mais moi, quand je vais à la maison, je les vois ... dans le cimetière de Vaucelles ... Ils se cachent et vivent dans les caveaux. Imaginez-vous qu'ils ont même creusé une tranchée, sous la route, pour s'échapper en cas de besoin, sans doute. Or, cette tranchée a débouché dans la cave du café qui fait l'angle du boulevard, face au cimetière et ils ont bu toutes les bouteilles ! Et je vous assure qu’il y en avait ! Alors, après, ils étaient ivres et parcouraient le cimetière en titubant ! Quelle misère, tout de même.

    Elles se dirigèrent vers les carrières des coteaux de Fleury, où il restait à Anne un espoir de retrouver ses parents.

             

    Quand elles arrivèrent devant ces immenses trous noirs d'où s'échappait une épouvantable odeur, elle eut un instant d 'hésitation et souhaita que ses parents ne soient pas là-dessous. Les réfugiés et les blessés étaient entassés à même le sol humide. L'atmosphère était irrespirable. C’était une marée humaine, un chaos sanglant, où les femmes accouchaient sans eau sans lumière, où les blessés agonisaient où les vieillards mouraient ... Les gens valides mais bloqués tout au fond de la carrière, ne pouvaient sortir tant il y avait de corps à enjamber !       

    Il y avait là les pensionnaires  de l’hospice Saint-Louis, accompagnés des Sœurs qui soignaient avec un dévouement exemplaire les réfugiés atteints de furoncles - des enfants surtout - provoqués par la peur des bombardements et l'humidité des parois.

Photo collection Jean-Pierre Benamou avec son aimable autorisation; photo prise après la libération du 19 juillet. Des vieillards, des réfugiés et des religieuses.

Elles appliquaient des pommades et arrivaient à guérir ces malheureux qui souffraient horriblement. Il fallait se tenir loin des entrées, car les obus éclataient sans cesse et il y eut beaucoup de morts au début à cause de cela. La nourriture était distribuée par une roulotte qui circulait dans les allées. Au-dessus de la carrière, il y avait une ferme dont le propriétaire ravitaillait les réfugiés en légumes, lait, et matières grasses. Elle fut détruite par la suite par les tirs d’artillerie. .

    La nuit, certains s'aventuraient dans la plaine pour aller chercher des pommes de terre et des choux, par des sortiesqui n’étaient connues que des gens du pays.   Chacun voulait survivre et oubliait sa peur. L’hygiène, il n yen avait pas. Il fallait enterrer les morts, enfouir les excréments ...

    Ces troglodytes du XXe siècle vivaient des jours horribles dans ces carrières.

    Anne quitta cet endroit sinistre et découragée, torturée par l'inquiétude, elle retourna chez les passeurs.

    En rentrant, elle dut se coucher plusieurs fois, car les Allemands tiraient sur tout le monde dans le secteur du Grand Cours. On sentait l'issue toute proche, mais cela semblait bien long.

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