SOUVENIRS DE MONSIEUR RENÉ MORIN

    En juin 1944, René Morin a 19 ans. Il habite avec sa famille depuis l'hiver 1940 la "villa Raymonde" que ses parents ont fait construire à Caen rue des Mazurettes, dans le quartier de la Maladrerie. De nos jours.(Note de MLQ: quartier Ouest de Caen)

    Il a poursuivi des études secondaires à l'Institution Sainte-Marie. Son père, qui possède un camion Berliet, est transporteur.

    Les premiers bombardements de Caen épargnent le quartier de la Maladrerie, mais les tirs d'artillerie deviennent de plus en plus dangereux. La famille Morin, d'abord abritée dans la cave de la maison, finit par se réfugier avec les autres habitants du quartier dans les anciennes carrières d'où était extraite la pierre de Caen et dont le puits d'entrée est à 50 m de chez eux.

    Les bombardements du 7 juillet touchent la Maladrerie relativement épargnée jusque-là, mais la villa Morin ne sera par chance que peu atteinte.

    Depuis sa retraite, M. Morin écrit l'histoire de sa vie, sous le titre Les souvenirs ressuscités. C'est de cet ouvrage resté manuscrit chez l'auteur qu'est extrait le passage suivant, rédigé à partir d'un carnet de notes prises alors au jour le jour. Quelques passages plus personnels ont été supprimés et résumés entre crochets.

    En ouvrant les yeux, cette nuit là [nuit du 5 au 6 juin], j'ai l'impression désagréable d'avoir été tiré de mon sommeil par une secousse bizarre, une sorte de frémissement venu je ne sais d'où. J'allume la lampe de chevet pour consulter mon réveil : quatre heures du matin. A cette heure-là, tout dort habituellement ; j'éteins, et dans la chambre redevenue obscure, je tends l'oreille car je crois entendre au loin des grondements d'orage, orage qui n'en finit pas, fait de roulements de tonnerre ininterrompus.

    Et puis soudain mon cœur se serre, car je viens de ressentir ce qui, très certainement, a dû me réveiller : la maison tout entière s'est mise à trembler, de façon imperceptible sans doute mais plus qu'évidente. Immobile et tendu sous les couvertures de mon lit, j'en suis encore à m'interroger sur l'origine de la secousse, lorsque je vois s'ouvrir lentement la porte de ma chambre. Dans la pénombre, je reconnais la silhouette blanche qui vient d'entrer, celle de mon père vêtu d'une chemise à fines rayures débordant sur le caleçon long ; il se dirige sans bruit jusqu'à la fenêtre et s'immobilise pour regarder dehors.

- J'ai cru ressentir comme un tremblement de terre, lui dis-je. Ça m'a réveillé.

    Sans me regarder, il tourne la crémone, tire à lui les deux battants et réplique :

- Avec ce qui se passe là-bas, ça n'a rien détonnant. Toute la côte est en feu.

    Je me lève aussitôt et je le rejoins devant la fenêtre. Le spectacle est vraiment exceptionnel. Tout l'horizon semble embrasé comme par un gigantesque incendie, avec trois zones plus lumineuses que le reste : l'une en face, dans la direction de Courseulles, l'autre à droite, du côté de Ouistreham, la troisième à gauche, vers Arromanches. Partout le ciel est rouge, traversé en ces trois points de lueurs fulgurantes.

On entend en même temps des grondements sourds, accompagnés parfois de tremblements du sol.

- Cette fois ça y est, on a décroché la timbale, murmure mon père. Depuis le temps qu'on les implorait, les Rosbifs, ils ont fini par nous entendre et les voilà qui rappliquent.

- Tu crois que c'est le débarquement ? dis-je d'un air légèrement sceptique.

- Ça m'en a tout l'air, et je dirai même qu'ils y mettent le paquet. Pour que le ciel ait cette touche là, il faut qu'ils aient déjà tout mis à feu et à sang !

- Tiens, ajoute-t-il après quelques secondes de silence, les voisins aussi sont sur le pied de guerre.

    En me penchant un peu, j'aperçois effectivement deux ombres qui marchent dans le jardin d'à côté.

- Il y a pourtant une flopée de plages en face de l'Angleterre, reprend mon père. Ils auraient pu tout aussi bien débarquer en Belgique, dans le Pas-de-Calais ou dans la Manche. Oui, mais j't'en fous, c'est là que ça se passe, juste devant chez nous !

    Je l'écoute, ne sachant trop quoi dire, quelque peu inquiet de ce qui va suivre. Car il faut se rendre à l'évidence, si les Anglais ont débarqué, c'est la guerre qui va venir avant peu jusqu'à nous, la guerre et tout ce que ce mot représente de tueries, de destructions, de frayeurs et de misère.

- Enfin ! Qui vivra verra, lance mon père, philosophe, en faisant demi-tour pour regagner sa chambre.

    Moi, je demeure accoudé à la fenêtre, et je vais rester là pendant près de deux heures, contemplant ces lueurs sinistres à l'horizon, scrutant le ciel noir où passent et repassent des avions invisibles, écoutant tous ces bruits lointains, sourds, vagues, inquiétants, bruits de combats qui se déroulent là-bas, au bord de la mer.

    Et puis, envahi cette fois par la lumière du soleil, le firmament tout doucement s'éclaircit, absorbant les lueurs rouges qui enflammaient l'horizon. Il n'y a maintenant plus rien à voir, à part quelques avions isolés qui vont et viennent en tous sens ou qui filent trois par trois en longeant la côte.

    Vers sept heures le temps se gâte. Le ciel se couvre dans ses hauteurs de nuages de brume, dissimulant à mes yeux le vol des avions. J'en profite pour m'habiller et faire ma toilette, ne manquant pas d'aller ici ou là, suivant les bruits qui me parviennent. On entend en effet des grondements sourds un peu partout, comme si la bataille se rapprochait, nous entourait presque. En regardant par la fenêtre de la chambre de mes parents, je vois de la fumée s'élever en différents points, de l'autre côté de la ville. Plus près, surgi brusquement de la brume, un avion pique vers le sol. Cette fois, il n'y a plus à douter, nous sommes en plein dans la bagarre.

    C'est à peine si j'ai le temps d'avaler un bol de lait. On sonne à la barrière. Je regarde par la fenêtre et vois ma mère accueillir Louise Tourmente et son fils François. Ils sont accompagnés de leur gros chien, un berger briard tout noir du nom de Nichta. Je vais au-devant d'eux pour savoir quel genre de nouvelles ils peuvent nous donner.

    Sur un ton passionné, Louise Tourmente est en train d'expliquer à ma mère qu'il s'agit bien du débarquement des troupes alliées. La radio de Londres l'aurait confirmé voici une heure environ.(Note de MLQ:

09H17 URGENT. 6 Juin 1944, communiqué n°1 du Shaef : Sous le commandement du général Eisenhower, des forces navales alliées, appuyées par de puissantes forces aériennes, ont commencé le débarquement des armées alliées ce matin sur la côte du nord de la France.)

- Et puis, ajoute-t-elle, les Allemands sont venus nous expulser de chez nous en disant que la caserne du château allait être bombardée avant une demi-heure.

Caserne Lefèbvre, dans l'enceinte du château, occupée par des éléments de la 716.Infanterie Division.

    Ils ne nous ont même pas laissé le temps d'emporter quoi que ce soit. J'ai immédiatement pensé à vous. Ici, vous êtes retirés de la ville, il y a moins de risques.

- Marcel n'est pas avec vous ? demande ma mère en les entraînant vers la maison.

- Il viendra nous rejoindre plus tard, répond Louise. Vous savez qu'il est de la Défense Passive. On lui a demandé de se rendre d'urgence au poste de police. Mais je ne suis pas tranquille avec ces menaces de bombardements.

    Nous pénétrons dans la cuisine où mon père vient se joindre à nous. Réunis autour de la table, nous prenons une tasse de café, et nous échangeons nos impressions sur cet événement fantastique que nous appelions de tous nos vœux et qui, maintenant, nous préoccupe et nous inquiète : le débarquement des troupes alliées sur notre littoral, précisément là où on les attendait le moins.

    Jusqu'à midi, il ne se passe rien, pas même l'arrivée espérée de Marcel Tourmente. Ma mère a préparé à la hâte un repas et nous demande de nous mettre à table :

-Vous allez voir, ça va sûrement le faire venir, dit-elle.

    Mais il n'est toujours pas là lorsqu'elle nous présente le dessert, un plateau de fraises qu'elle est allée cueillir dans le jardin. Maintenant il est une heure moins le quart. Le ciel s'est bien dégagé et le soleil vient caresser la terre. En goûtant nos fraises enrobées de sucre fin, nous essayons, ne serait-ce qu'un court instant, d'oublier nos soucis.

    Mais voilà que, tout à coup, un bruit épouvantable nous fait quitter nos sièges. Affolés, nous sortons tous ensemble de la cuisine pour nous rendre dans la salle à manger. De là nous avons, grâce au bow-window, une vue panoramique sur Caen, et nous assistons au plus terrifiant bombardement que l'on ait jamais vu, au plus inattendu aussi puisque les sirènes d'alerte sont restées muettes.

    Une véritable avalanche d'acier est en train de s'abattre sur la ville. Dans un long sifflement qui va crescendo, et dans un bruit de tonnerre, les bombes pleuvent et explosent, secouant la maison et faisant trembler les vitres. Au loin, je vois d'énormes jets de terre monter du sol, comme des geysers de lave surgissant d'un volcan. Maman se tient la tête à deux mains et gémit doucement. Louise Tourmente ne dit rien, mais il est facile de comprendre qu'elle n'a de pensée que pour Marcel, son mari.

    Quittant très vite la salle à manger, je vais sur le perron pour mieux voir ce qui se passe dans le ciel. Mais en dehors d'un ronronnement de moteurs d'avions qui va en s'estompant, je n'entends et ne distingue rien d'autres. Les bombardiers ont terminé leur œuvre de mort et de destruction. Seul témoignage de ce qui vient d'arriver, cette immense nappe de poussière qui recouvre la ville et se déplace lentement vers l'Est comme un épais brouillard. Mes parents, qui m'ont rejoint, la regardent dériver sans dire un mot. Nous sommes muets de saisissement, incapables d'exprimer ce que nous ressentons tellement cette attaque soudaine et brutale de la ville nous paraît ahurissante.

    Un long et profond silence a suivi le bombardement, mais bientôt des bruits divers nous parviennent et le quartier s'anime. Brusquement, on voit surgir des gens au bout de la rue des Mazurettes, des hommes, des femmes, des enfants couverts de poussière, ayant encore dans le regard une expression de frayeur ou d'effarement. Ils marchent avec lassitude en direction de l'abbaye d'Ardenne, les uns poussant des landaus où sont entassés quelques objets familiers, les autres, certainement les plus nombreux, les bras ballants. Beaucoup boitent, plusieurs ont besoin d'être soutenus pour avancer. Voici un moine, la tête bandée, qui réconforte les enfants d'un pensionnat. Voici un pauvre homme en bras de chemise, qui a couvert de sa veste les épaules de sa femme et qui tend des mains noircies de poussière en disant :« C'est tout ce que j'ai pu sauver ».

    Nous regardons passer ces ombres et, petit à petit, nous finissons par connaître l'étendue des dégâts : Monoprix, les Nouvelles Galeries, l'Institution Sainte-Marie n'existent plus qu'à l'état de ruines.

 

A gauche Monoprix, Bd des Alliés. A droite Les Nouvelles Galeries entrée du passage Démogé rue de Bernières.

 Des centaines de morts gisent sous les décombres et les services médicaux et de secours sont débordés.

    Accompagné de sa femme et de ses enfants, un homme vient de s'arrêter devant chez nous. Je le reconnais aussitôt, c'est Joseph, l'ouvrier maçon polonais qui construisit notre maison.

- C'est catastrophe ! lance-t-il en s'adressant à mon père. Nous venir chez vous. Est-ce que vous accepte femme et enfants pour dormir dans la garage ? Moi je sais garage très solide ; j'ai bâti avec les mains.

- Mais oui, mon vieux Joseph, entrez et votre famille aussi. Vous avez bien fait de venir.

    De tout temps mon père a apprécié le bon esprit ainsi que le travail de Joseph. Devant tant de détresse il ne saurait lui refuser son aide ainsi qu'à sa femme et ses trois enfants, dont deux sont encore tout petits.

- Vous avez pu vous en sortir ? leur demande-t-il.

    Tout en malmenant les articles et les verbes, Joseph nous explique que dans son quartier, place Saint-Sauveur, les immeubles n'ont pas été bombardés. Mais les vitres ont volé en éclats et les plâtres sont tombés un peu partout. A plusieurs reprises, ils ont bien cru voir venir leur dernière heure. Ils ont eu très peur.

- Peut-être ils reviennent, dit-il en manière de conclusion. Nous pas le courage de subir nouveau bombardement. Nous mourir cette fois, c'est sûr.

    Ce pauvre Joseph ne croyait pas si bien dire. A seize heures, tandis que nous bavardons sur le perron de la villa, le vrombissement de nouveaux appareils nous fait lever la tête. Par vagues de six, des bimoteurs noirs se présentent à basse altitude venant du sud-est. Déjà les six premiers lâchent leur chargement mortel, et nous pouvons suivre une série de points noirs qui se ruent en sifflant vers le sol. En même temps, les avions virent de bord, comme pour dégager l'espace et laisser la place aux suivants. L'infernal bruit de tonnerre reprend, alors que se présentent six autres bombardiers, puis encore deux groupes de six. On voit très nettement les bombes sortir des soutes et tomber avec ce bruit effrayant que pourrait faire un express fonçant à toute vapeur. Au moment des impacts, la terre tremble et l'on voit, une fois encore, s'élever de partout la poussière et la fumée.

    Soudain, une explosion plus violente que les autres nous fait reculer d'un pas. En même temps nous voyons surgir à peu de distance, derrière l'écran des maisons proches, d'énormes nuages de fumée noire qui se bousculent en s'élevant dans l'air. Nous apprendrons un peu plus tard qu'un gigantesque entonnoir a remplacé le passage à niveau de la rue de Bayeux. Pour l'heure, nous suivons du regard six bombardiers qui se dirigent sur nous à faible altitude, et c'est avec soulagement que nous les voyons disparaître par-dessus la toiture de la maison.

    Pour la seconde fois, le bruit des moteurs se perd dans le lointain. Il ne nous reste plus qu'à contempler cette poussière grise qui s'élève et se répand partout. Cette fois pourtant, c'en est trop. A notre effarement, à notre affolement, se mêlent des sentiments de colère et de révolte devant cette volonté réitérée, cette rage de détruire à tout prix la ville de Caen.

- Quelle bande de salauds !, s'écrie mon père. C'est comme ça qu'ils font la guerre, en bombardant les civils ? Depuis ce matin on n'a même pas vu l'ombre d'un boche !

    Ce second bombardement de la journée provoque, il faut le dire, même parmi nous, un vent de panique. Louise et François Tourmente décident soudain de se rendre chez un de leurs parents qui habite La Folie, une commune toute proche. Estimant qu'il vaut mieux se rapprocher de la côte pour être libéré plus vite, je ne tarde pas à me joindre à eux. J'entasse deux couvertures sur ma bicyclette, et nous allons nous mêler au flot des sinistrés qui montent vers Authie.

    Fâcheuse erreur, je dois dire, d'avoir entrepris cette expédition. A peine arrivés en haut de la côte, nous voici obligés de nous jeter à terre, comme tous ceux qui sont montés jusque-là. Si l'on vient de vivre en bas un cauchemar épouvantable, je crois bien qu'ici c'est presque l'enfer. Des bombardiers légers passent en rase-mottes, attirant dans leur sillage le crépitement des armes antiaériennes dissimulées on ne sait où. Des balles sifflent à nos oreilles et des avions en piqué surgissent pour lâcher des bombes un peu partout. Inutile d'aller plus loin sans risquer notre vie à coup sûr. Mieux vaut redescendre à la maison, ce que nous faisons sans tarder.

    Le temps passe, et cette incroyable journée va bientôt s'achever. Nous profitons du jour pour manger un petit morceau, car il n'y a plus d'électricité, de même qu'il n'y a plus ni gaz ni eau. Avant de descendre au sous-sol, nous allons contempler dans la nuit le flamboiement sinistre de quelques incendies qui ravagent plusieurs quartiers de la ville. Nous ne pouvons nous empêcher de songer à Marcel Tourmente, dont l'absence prolongée se fait plus inquiétante. Pour réconforter Louise malgré tout, nous essayons d'inventer des paroles d'espoir.

    Puis nous nous rendons dans le garage pour y passer la nuit. Là, dans l'ombre, à la faible lueur d'une lampe à pétrole, nous installons notre campement : un matelas, des coussins, des couvertures pour les enfants, et des chaises dont il faudra bien se contenter pour dormir. Maintenant que Stéphane, le beau-frère de Joseph, est venu se joindre à nous, nous sommes onze. Onze personnes sur quatorze mètres carrés, c'est trop de monde pour avoir ses aises, mais la présence de tous ces gens est aussi un réconfort.

    Sur leur matelas, les enfants se sont endormis. Dans le calme rassurant du garage, certains d'entre nous ferment les yeux pour tenter de trouver le sommeil. Mon père, lui, ne pouvant supporter plus longtemps l'inconfort de sa chaise, décide brusquement d'aller se coucher dans sa chambre à l'étage, et ni les prières de ma mère ni les conseils de prudence de chacun ne pourront le retenir. Avec le temps, la fatigue a raison de moi, et je finis par m'endormir profondément.

    Lorsqu'un peu plus tard je me réveille en sursaut, je constate qu'il règne autour de moi une grande et vive agitation. Des grondements sourds et de fortes secousses m'apprennent aussitôt la tragique réalité : une fois de plus, Caen subit l'assaut des bombardiers anglais. Il est fou de ne pas vouloir descendre ! se lamente ma mère, en nous offrant un visage affolé. C'est de mon père qu'il s'agit bien sûr, toujours dans sa chambre et fort peu disposé, semble-t-il, à venir nous rejoindre. Finalement Joseph sort du garage pour aller le chercher. Au-dessus de nos têtes, le ronronnement inquiétant des avions emplit la nuit. Il est environ deux heures du matin.

    Joseph revient, accompagné de mon père qui s'est enfin décidé à redescendre parmi nous :

- J'étais pourtant bien dans mon plume ! bougonne-t-il. Puis il continue, l'air excédé :

- C'est pas possible qu'ils remettent ça encore une fois. Ah les vaches ! Ils vont tout réduire en cendres. Je voudrais que vous voyiez l'état du ciel, une vraie fournaise !

    Il s'assoit ainsi que Joseph et, morts d'inquiétude, nous écoutons passer les vagues de bombardiers, sursautant à chaque trépidation des murs et au bruit sourd des explosions. La lueur vacillante de la lampe à pétrole nous fait des mines blafardes, accentuant ainsi l'aspect lugubre de cette veillée funèbre. Dans un coin d'ombre, notre loulou de Poméranie et le berger briard de nos amis nous regardent, l'air apeuré et craintif. Plus loin, dans leur caisse en bois, les lapins indifférents aux catastrophes grignotent dans la nuit quelques fanes de carottes. Nous avons l'impression que ce bombardement-là ne finira jamais. Il dure en tout cas beaucoup plus longtemps que les deux précédents, et je songe qu'à cette heure il ne doit plus rester une seule pierre debout dans le centre de Caen.

    Lorsque s'atténuent enfin les derniers vrombissements des avions, et que tout redevient calme autour de nous, je sors avec Joseph et Stéphane pour me rendre compte de l'ampleur du sinistre. Le spectacle est tout à la fois terrible et grandiose. Devant nous, une immense étendue rougeâtre ensanglante le ciel et, dominant la ville, les lueurs éclatantes des incendies flamboient, traversées de tourbillons incandescents aussi puissants que ceux d'une forge attisée par le vent d'un soufflet. Beaucoup plus haut, s'ajoutant aux étoiles, les dernières fusées éclairantes lâchées par les bombardiers brillent encore d'un ultime éclat. La réalité d'une telle vision d'apocalypse est difficile à imaginer. Si l'on y ajoute le silence de mort que la distance nous impose, on croit aisément être l'objet d'un rêve effrayant, épouvantable. Et l'on se demande avec anxiété si le prix de la libération doit cumuler en fin de compte autant de ruines et de cadavres.

    Car nous voici au second jour de ce débarquement et la délivrance tant attendue n'est toujours pas au rendez-vous. Toute la journée, des escadrilles de bombardiers vont survoler la région, délaissant, heureusement cette fois, notre malheureuse cité. Par contre, et pour la première fois, nous apercevons des soldats S.S.(Note de MLQ: les premières troupes SS arrivent à l'ouest de Caen le 6 juin en fin d'après-midi, il s'agit de la 15.Aufklarung/SS-Panzer-Regiment25, un groupe de reconnaissance de la 12.SS -Panzer Division "Hitlerjugend") Ils viennent se retrancher dans les rues avoisinantes et dans les champs pour organiser leur résistance à l'avance alliée. A la Maladrerie on peut voir, paraît-il, des chars de combats Tigre (Note de MLQ: non des Panther). Nous allons, c'est certain, nous trouver au beau milieu de la bataille, exposés à toutes sortes de dangers. Déjà, depuis ce matin, des obus de marine en provenance de la côte s'abattent un peu partout aux alentours, et principalement sur Caen. Il n'est pas rare non plus que des avions de chasse alliés passent en rase-mottes au-dessus de nos têtes. Une batterie antiaérienne allemande, en position au bout de la rue des Mazurettes, attire sur nous toutes sortes de projectiles qui s'ajoutent aux éclats des obus. Pour nous en protéger, nous disposons à l'entrée de la cave la tôle basculante de la benne du camion de mon père.

    En dépit des dangers qu'elle encourt, Louise Tourmcnte s'est rendue en ville. Elle brûle de savoir ce qu'il est advenu de son mari et de sa maison. En attendant son retour, François et moi lisons dans le garage de vieux illustrés que je suis allé chercher dans ma chambre. Nous fumons aussi des cigarettes, grâce aux réserves que j'ai faites ces derniers mois car, jusqu'à ce jour, je touchais ma ration de tabac pratiquement sans l'utiliser.

    Lorsque Louise revient, nous découvrons sans peine sur les traits de son visage l'horreur et le désespoir qui l'habitent. Avec des accents déchirants, elle nous dépeint le spectacle qu'offre maintenant le quartier où elle vivait. Elle vient de contempler sa maison coupée en deux par une bombe, dont chaque pièce est exposée au grand jour, avec ses plâtras qui pendent aux solives arrachées. Quant à son mari, aucune nouvelle. Elle garde l'espoir qu'on l'ait transporté à l'hôpital improvisé du Bon-Sauveur. Demain elle ira se renseigner.

    En attendant, il nous faut passer une nouvelle nuit dans le garage, assis sur nos chaises de manière aussi inconfortable que la veille. Une fois encore, la lassitude l'emporte sur l'angoisse, et chacun sommeille ou s'endort. Pas longtemps cependant : à minuit, une violente et brève explosion nous secoue, semant aussitôt un vent de panique. Parti aux nouvelles, Joseph revient nous dire qu'une bombe a creusé un énorme entonnoir au bout de la rue des Mazurettes.

    On n'a pas le temps de se rendormir. Soudain, une crosse de fusil brise l'une des vitres du garage et l'on voit dans l'ouverture, à la faible lueur de la lampe à pétrole, le visage grimaçant et mal rasé d'un S.S. Presque aussitôt, des bruits de bottes se font entendre au-dessus de nos têtes. Mon père se lève pour aller voir ce que font ceux qui se sont introduits dans la maison et je le suis, rempli de curiosité et d'appréhension. Faiblement éclairée par une lampe torche, la salle à manger nous offre le spectacle d'une vingtaine de S.S. affalés sur le tapis, ou vautrés dans les fauteuils. Certains fument des cigarettes, mais la plupart dorment déjà d'un profond sommeil. Dans leur uniforme fripé de toile kaki, mal rasés, ceux qui fument nous regardent d'un air las. On sent qu'ils n'ont pas dû fermer l'œil depuis ces deux jours et ces deux nuits. Ils ont néanmoins leurs armes à portée de la main, prêts à s'en servir à la moindre occasion.

    Mon père et moi redescendons au sous-sol, lorsqu'on voit arriver un officier et ses deux aides de camp qui entrent à leur tour dans la maison. Des ordres brefs et violents (qui ressemblent à des hurlements) nous parviennent de l'intérieur, provoquant aussitôt le départ, au pas de course, de tous les S.S. réveillés en sursaut. Pour les troupes d'élite du Führer, et surtout pour son Etat-major, il ne saurait être question évidemment de s'endormir tant que les envahisseurs n'auront pas été rejetés à la mer.

    Vers la fin de ce troisième jour, Louise Tourmente rentre de la ville (je devrais dire de ce qu'il en reste), effondrée et en larmes. Elle a obtenu, cette fois, l'annonce officielle de la mort de Marcel , son mari, éventré le jour même du 6 juin par le souffle d'une des premières bombes tombées sur Caen. Nous essayons de consoler la pauvre femme de notre mieux, ainsi que François qui pleure en silence.(Note de MLQ: il était sous-chef d'ilot à la Défense passive son nom est sur cette plaque)

    Les jours qui suivent n'apportent, hélas, rien de bien nouveau dans la conduite des opérations militaires pas plus que dans l'amélioration de notre sort. Les obus continuent à pleuvoir et le paysage se dégrade de plus en plus, dénudant les arbres, salissant les routes, ôtant les tuiles aux toitures. Les troupes allemandes renforcent leurs positions, comme je peux m'en rendre compte un jour où je vais au ravitaillement à la Maladrerie, en compagnie de François Tourmente. Il y a des S.S. un peu partout, dissimulés avec leurs engins, des chars Tigre (Note de MLQ: non des Panther) et des voitures amphibies, sous les porches des immeubles et dans les couloirs. Cette présence allemande accrochée ici nous incite à penser que les troupes alliées ont largement pris pied sur le littoral et qu'elles sont maintenant tout proches de nous.

    Bien que je n'aie rien écrit à son sujet depuis l'aube du 6 juin, j'ai souvent pensé à Jeannine (jeune fille que fréquente René Morin) et je me demande chaque jour où elle est allée se réfugier avec ses parents. Chaque fois que je rencontre quelqu'un qui les connaît, je me renseigne mais, jusqu'à ce jour, personne n'a pu me donner de leurs nouvelles et tous ignorent ce qu'ils sont devenus. Je pense parfois me rendre jusqu'à leur maison, sur la route de Bayeux, mais j'hésite toujours car l'environnement est malsain ; j'ai pu m'en rendre compte lors de mon expédition vers la Folie.

    Un jour, aux environs de quatorze heures, un soldat S.S., mitraillette au poing, se présente en haut de l'escalier qui mène à notre cave. Penché en avant, jambes écartées, il agite nerveusement son arme en nous ordonnant de sortir de là. C'est un grand « quinze côtes » maigre, qui doit bien faire deux mètres de haut. Sanglé dans son uniforme couleur sable, il a, sous la tête de mort de sa casquette, le regard aussi froid que celui d'un serpent.

    Mon père, Joseph et moi, montons lentement les marches qui mènent jusqu'à lui. Sans nous quitter des yeux, il pointe alors sa mitraillette vers le garage situé au fond du jardin, dans lequel mon père a placé sur cales son camion, après avoir démonté et caché les roues pour éviter une éventuelle réquisition des autorités militaires allemandes.

- Vous ouvrir la porte ! ordonne le S.S.

    A regret, mais contraint par la menace de l'arme qu'il sent pointée sur lui, mon père se dirige d'un pas traînant vers la grande porte du garage, qu'il ouvre et déplie en rabattant les parties mobiles. On aperçoit alors le Berliet, dressé sur ses piliers de bois, aussi inutile qu'un navire échoué sur le sable. Le grand « quinze côtes » agite de nouveau sa mitraillette :

- Vous remonter les roues, schnell ! hurle-t-il

    Espérant, contre toute attente, pouvoir le dissuader, mon père essaye de parlementer :

-Il n'y a plus de roues parce que les pneus sont usés. Vous me donnez des pneus, et je vous remonte les roues.

    Les yeux de serpent du S.S. se font encore un peu plus durs tandis qu'il approche le canon de la mitraillette contre la poitrine de mon père :

- Nous revenir à six heures. Camion prêt à partir, ou vous fusillé !

    Il est facile de comprendre, au timbre de sa voix, que la menace sera mise à exécution. Mais pour se faire plus convaincant sans doute, il enfonce d'un coup sec la mitraillette dans les côtes de mon père, l'obligeant ainsi à reculer pour ne pas tomber.

    A cet instant, croyant bien faire, Joseph intervient à son tour :

- Nous pas mécaniciens, dit-il avec un air de profond désarroi.

    La réponse ne se fait pas attendre. Rendu furieux, le S.S. balance la pointe de sa botte, infligeant au malheureux Joseph le plus magistral coup de pied au cul qu'il ait reçu de sa vie. Puis il s'éloigne, toujours menaçant, jetant d'une voix cinglante ce dernier avertissement :

- Six heures ! Ou vous tous fusillés !

    La mort dans l'âme, mon père se voit contraint de remonter les roues du camion.

- Ces salauds-là, dit-il, sont plus que jamais les maîtres chez nous ! Ils n'hésiteraient pas à nous zigouiller !

    C'est très certainement vrai. En tout cas, même si on a pu croire, un moment, à un empêchement de dernière minute, trois chleuhs se présentent bel et bien à dix-neuf heures trente et s'en vont avec le Berliet, comme de simples voleurs dûment mandatés. En voyant partir son vieux bahut, mon père a cette pensée qui me fait l'effet d'une brève oraison funèbre :

- Je crois que je peux faire une croix dessus. Il finira quelque part dans un fossé, comme un vulgaire tas de ferraille abandonné !

    Chaque jour qui passe est un jour arraché à la mort, et le suivant paraît presque toujours un peu plus dangereux que le précédent. A telle enseigne qu'on préfère ne pas songer à ce qui nous attend demain. Maintenant l'artillerie anglaise pilonne la ville et les faubourgs, et il n'est pas rare qu'une série d'obus vienne s'abattre en mugissant tout autour de la maison. Jusqu'ici elle a été épargnée, mais il en est d'autres qui ont été touchées de plein fouet. De jour en jour, le paysage se dégrade et les rues sont jonchées de débris de toutes sortes, tuiles, briques ou pierres. Nous sommes exposés à des dangers constants, et les sorties indispensables, telles que le ravitaillement en nourriture ou en eau potable au puits, me font l'effet de présenter un risque comparable à celui de la roulette russe.

    Devant cette situation, plusieurs hommes du quartier décident finalement d'aménager l'entrée des carrières de la Maladrerie (Note de MLQ: la carrière Kaskoreff) qui est située dans le terrain vague, juste en face de chez nous. Avec le matériel adéquat et le concours de personnes compétentes, ils mettent rapidement en place l'installation nécessaire pour descendre femmes, enfants et vieillards au fond de la mine désaffectée, qui servait jadis à extraire la pierre de Caen. Quatre gros madriers réunis en faisceau coiffent l'entrée du puits et soutiennent, par l'intermédiaire d'une poulie et d'une corde, une grande caisse reliée à un treuil, que deux hommes font tourner au moyen de manivelles. Un cran d'arrêt, ou cliquet, permet d'interrompre la descente de la caisse (et de ses passagers), pour que les servants du treuil puissent se mettre à l'abri en cas de chutes d'obus inopinées.

De nos jours: en haut la villa "Raymonde" rue des Mazurettes, en bas l'entrée de la carrière Kaskoreff

    Le puits a une profondeur de vingt mètres et, sur l'une de ses parois, se trouve scellé un rail qui servait, au moment de l'extraction, à remonter les wagonnets remplis de blocs de pierre. Ce rail, aujourd'hui, sert d'échelle aux hommes valides, qui ne sauraient toutefois être sujets au vertige étant donné la hauteur. C'est par ce moyen que je descends, l'un des premiers, pour voir quel genre d'abri cette carrière peut nous offrir. Lorsque j'en ressors, je suis fermement convaincu que notre salut se trouve là, et je vais aussitôt rendre compte de mes impressions à mes parents pour essayer de les décider à descendre au fond du trou. La tâche, je dois l'avouer, est plus ardue que je ne le pensais.

- Tu ne crois tout de même pas que je vais aller m'enterrer là-dedans, me dit mon père. Si vous vouliez bien m'écouter, ta mère et toi, on ferait notre baluchon et on s'en irait à Ouilly. C'est là qu'on sera peinards, et nulle part ailleurs !

    De son côté ma mère, qui est allée jeter un coup d'œil sur les moyens mis en œuvre pour descendre au fond, a un brusque haut-le-corps en voyant la caisse, avec deux femmes et un enfant à bord, tournoyer lentement au-dessus de l'énorme trou noir, un trou dont le fond, vu d'ici, demeure invisible.

- Jamais tu me feras monter là-dedans, me dit-elle, le regard rempli d'effroi. Je préfère mourir chez moi que de mourir de peur dans cette caisse !

    Sur ces entrefaites, quelqu'un, en explorant les galeries de la carrière, découvre qu'il est possible de mettre au jour une seconde ouverture. Celle-ci, en outre, a l'avantage de comporter des paliers, que l'on peut unir les uns aux autres avec des échelles. Elle a aussi pour nous un autre avantage, celui d'être située à cinquante mètres à peine de notre maison. Descendre une ou plusieurs échelles est à la portée de tout le monde ; et c'est ainsi que maman, un beau jour, se retrouve avec moi au fond de la carrière. Elle est aussitôt persuadée que les quinze mètres de roche dure qui nous protègent forment le plus sûr abri dont on puisse rêver contre de nouveaux bombardements aériens. Nous sommes deux maintenant à essayer de convaincre mon père qui songe toujours à gagner Ouilly-le-Vicomte à bicyclette. (Note de MLQ: à 51 km à l'Est de Caen au Nord de Lisieux)

- En tout cas, lui dis-je, moi je ne pars pas avec vous. Je veux être libéré le plus vite possible, et ce n'est pas en allant à Lisieux que je vais me rapprocher des Anglais.

- Moi, renchérit maman, ça ne me dit rien de faire la route à vélo avec tous ces avions qui mitraillent partout !

    Finalement, mon père se rallie à notre point de vue, mais il a des paroles amères pour décrire ce qui nous attend :

- Bon ! Restons ici puisque vous le voulez. Mais chaque matin, en sortant la tête de votre trou, vous pourrez contempler la maison, ou ce qu'il en reste, jusqu'à ce que vous ayez sous les yeux un petit tas de pierres ! Alors à ce moment là, vous serez contents !

    Le soir même de ce 14 juin, nous couchons à soixante pieds sous terre, dans une encoignure surélevée où nous avons aménagé un dortoir, avec de la litière comme pour les animaux. Joseph et sa famille viennent nous rejoindre, ainsi qu'un couple de nos voisins, M. et Mme Lainé. Louise et François sont toujours avec nous, bien entendu. Pour la première fois, depuis le 6 juin, nous pouvons enfin dormir dans le calme et le silence absolus. On avait oublié comme c'est bon !

    Trois jours plus tard, j'ai enfin des nouvelles de Jeannine. Son père est venu jusque chez nous pour me rassurer sur son sort. La famille s'est réfugiée dans les carrières de Carpiquet (Note de MLQ: commune contigüe à La Maladrerie) et attend, comme nous, dans la crainte et l'angoisse, l'arrivée des Anglais. Lorsque je présente Monsieur Lefaivre à mes parents, j'ai le plaisir de les voir lui serrer la main. C'est étrange de constater à quel point les événements que nous vivons peuvent changer les mentalités.

    Dès le lendemain, je décide de me rendre à Carpiquet. Maintenant que je sais où elle est, j'ai hâte de revoir Jeannine et de la serrer dans mes bras. A la sortie de La Maladrerie, le paysage est dantesque. Les arbres sont dépouillés de leurs feuilles et les branches cassées encombrent la route recouverte de terre et de cailloux. Par-ci par-là, des cratères ont bouleversé le sol et la route elle-même est percée d'entonnoirs. Au-dessus de ma tête et autour de moi, des obus passent en sifflant, de façon intermittente, et je vois poindre en l'air ces petits nuages noirs qui surgissent toujours un dixième de seconde avant ce bruit terrifiant qui accompagne l'explosion.

    J'ai devant moi un bon kilomètre à parcourir pour atteindre la carrière de Carpiquet. La perspective de faire ce trajet au milieu d'une pluie d'obus n'a rien d'encourageant, et c'est la mort dans l'âme que je préfère renoncer. Je crois cependant que j'ai agi avec sagesse car, lorsque je reviens le lendemain, l'artillerie a cessé de pilonner le coin et je peux, sans danger cette fois, faire toute la route et atteindre la carrière où s'est réfugiée la famille Lefaivre.

    En fait, cette carrière m'apparaît plutôt sous la forme d'une grotte, d'une caverne à ciel ouvert que je découvre tout au fond d'un terrain vague, et qui se présente à moi comme la plus fantastique cour des miracles qui se puisse imaginer. Il semble que toutes les catégories de la société se soient réunies là, avec pourtant une proportion assez importante de gens déshérités, misérables, hommes et femmes, aux visages négligés, marqués par la détresse, aux vêtements sales et fripés. Des enfants jouent dans la poussière, le regard étonné, au milieu du désordre d'un incroyable bric-à-brac, qui semble bien constituer toute la fortune de ces malheureux, et qu'ils ont réunie là autour d'eux.

    Tous sans exception ont les yeux fixés sur moi, comme si j'étais une curiosité venue d'un autre monde. J'avance lentement sur le sol de terre battue, cherchant à reconnaître parmi eux celle à qui je viens rendre visite. Mais ce n'est qu'une fois engagé dans la grotte que je l'aperçois, émergeant de l'ombre qui règne tout au fond entre les hautes parois rocheuses. Elle aussi est négligée, la mine défaite, et son regard a perdu cette joie de vivre qui conférait tant de charme à son visage. A peine si je la sens heureuse de me revoir. Elle est triste, désabusée, sans réaction. Est-il possible que la guerre ait changé ma Jeannine à ce point ?

    (Le 22 juin 1944, Jeannine vient rejoindre la famille Morin dans les carrières souterraines de la Maladrerie, les Allemands étant venus à la carrière de Carpiquet pour réquisitionner les jeunes filles pour leurs travaux de ménage. Un tir d'artillerie abrège les retrouvailles.)

    Tout autour de nous c'est la nuit, percée de nombreuses lumières qui brillent dans les anfractuosités de la roche. Bougies ou lampes à pétrole, ces lumières sont autant de foyers de réfugiés, regroupés là à deux ou plusieurs familles. Vaguement éclairées, on voit des ombres bouger un peu partout, au cœur de cet immense village souterrain.

    Des hommes ont pris en main et administrent notre communauté, un peu comme une municipalité en somme. Ainsi il y a des interdits : défense d'avoir des animaux (chiens ou chats), défense de faire du feu, défense de satisfaire ses besoins en dehors des seaux d'aisance, défense de s'aventurer dans les galeries (qui sont autant de labyrinthes). Il y a aussi des obligations : corvée de garde chaque nuit (en bas des puits), corvée de latrines (qui consiste à aller vider les seaux très loin au fond d'une longue galerie, en file indienne). En règle générale, ces contraintes sont assez bien supportées, malgré que mon père ait fait exception, un jour, en refusant d'être de corvée de latrines. Il faut dire que cette fois-là (c'était au début de notre séjour), il s'agissait d'acheminer les seaux de main en main le long des échelles jusqu'à la surface où ils étaient vidés dans un grand trou creusé à cet effet. A titre de représailles, on lui fit savoir qu'il serait privé de viande ainsi que sa famille. Mais lorsqu'on demanda un boucher pour tuer le veau et le découper, on fut tout heureux de le trouver, car il n'y avait personne de plus compétent que lui.

    La guerre, en effet, vient tout perturber, y compris la vie des animaux domestiques, chassés des herbages ou échappés des fermes, et il n'est pas rare de voir arriver en ville des moutons, des vaches ou des chevaux. Ainsi en ce moment, deux vaches sont attachées dans le terrain vague situé au-dessus de nous et, grâce à elles, les bébés de notre communauté sont assurés de ne pas manquer de lait. Le ravitaillement en viande fraîche ne semble donc pas poser trop de problèmes, même si l'on doit fermer les yeux sur l'aspect sanitaire, évidemment inexistant.

    Par contre, les Allemands nous font maintenant des difficultés très sérieuses. A plusieurs reprises, nous avons dû mettre du linge à sécher dehors, sur l'herbe du terrain vague (il faut bien de temps en temps faire la lessive). Mais les Chleuhs nous accusent de faire ainsi des signaux aux Anglais, qui règleraient leurs tirs d'artillerie suivant l'orientation du linge. On parlemente, on se défend comme on peut, rien n'y fait. Les S.S. veulent nous faire évacuer la carrière et nous avertissent qu'ils jetteront des grenades dans les puits si nous n'obtempérons pas. Malgré la crainte et le danger que représentent ces menaces, personne n'est disposé à s'en aller de là. Néanmoins il nous paraît essentiel, la nuit venue, de multiplier la garde, de retirer les échelles et de redoubler de vigilance.

    Cette nuit, ce n'est pas mon tour de garde, et j'en suis bien heureux car je vais pouvoir dormir à côté de Jeannine. Notre dortoir se trouve situé, lorsqu'on vient du puits aux échelles, à gauche de l'allée centrale, sur un front de galerie de taille de forme cubique. Pour accéder là, il faut gravir un monticule en pente douce d'une hauteur d'un mètre environ. Comme je l'ai dit, une litière recouvre le sol, mais nous avons aussi de nombreuses couvertures et des édredons pour nous envelopper, car ici l'atmosphère est plutôt fraîche et humide. Si elle n'était tragique, la situation pourrait paraître amusante, à la vue de tout ce monde, parents, amis et riverains, couchés côte à côte. Monsieur Lainé, notre voisin, qui ne cache pas ses sentiments d'admiration pour maman, s'est même écrié dernièrement : Ah ! Si l'on m'avait dit qu'un jour je coucherais avec madame Morin !

    L'extinction des feux, c'est mon rayon. La lampe à pétrole se trouve à mes pieds et, lorsque tout le monde est installé comme il se doit, prêt à passer la nuit, je suis chargé de souffler la flamme.

    Contrairement à ce que l'on redoutait, les S.S. ne mettent pas leurs menaces à exécution, et le lendemain nous n'entendons plus parler d'eux. Il est vrai qu'ils doivent avoir d'autres chats à fouetter car, une fois de plus, les Anglais s'excitent sur leurs pièces de canons et nous bombardent à outrance. Autant que possible, nous restons à l'abri au fond de notre trou, mais il y a tout de même des tâches auxquelles on ne saurait échapper. Ainsi nous faisons sans arrêt la navette entre la carrière et la maison. Il faut bien, en effet, s'occuper des chiens, faire sa toilette, cueillir des légumes, préparer les repas. Déjà au cours de ces allées et venues, mon père a failli recevoir un éclat d'obus dans la tête, il s'en est fallu d'un cheveu. Il est nécessaire également d'aller au ravitaillement chez les commerçants de la Maladrerie, ou à l'approvisionnement en eau de source, et ce n'est pas une mince expédition quelquefois.

    Justement, aujourd'hui nous partons, François Tourmente et moi, chercher notre habituel contingent d'eau que nous tirons d'un puits, quelque part dans un jardin du côté de la rue du Clos des Roses. Nous tenons un seau dans chaque main, et nous marchons aussi vite que possible, car on a beau profiter d'une accalmie, on ne sait jamais si les Anglais vont se tenir tranquilles bien longtemps.

    Jusqu'à ce que les seaux soient tirés du puits, tout se passe normalement. Mais voilà qu'au moment de repartir, nous entendons un obus foncer sur nous avec ce bruit terrifiant qui ressemble au vol d'un frelon gigantesque. D'un seul mouvement, François et moi nous jetons à plat ventre, tandis qu'à quelques mètres on entend s'écrouler tout un pan du sol dans un craquement épouvantable. Au moment même où je relève la tête, un second bourdonnement se fait entendre, droit devant, et je peux voir éclater en l'air ce léger nuage de deuil annonciateur de mort au dixième de seconde. Je me plaque si fort à terre que je crois bien avoir creusé un trou dans l'herbe avec mon nez, mais la violente secousse de cette seconde explosion me propulse littéralement en avant, et je détale aussi vite qu'un lapin.

    Sans attendre la troisième explosion, François s'est précipité derrière moi et, quelques secondes plus tard, nous nous retrouvons tous deux au fond de la carrière, tellement essoufflés que nous sommes incapables de prononcer une parole. Mon père, qui se trouve là par hasard, jette un coup d'œil dans nos seaux vides :

- Vous avez bien fait d'attendre, dit-il, vous irez chercher l'eau un peu plus tard.

    Heureusement nous sommes trop essoufflés pour pouvoir lui répondre !

    Ces obus qui s'abattent avec de plus en plus de régularité ont pour conséquence d'accroître l'afflux des réfugiés dans notre immense abri souterrain. Ils nous contraignent également à nous organiser de façon à éviter les sorties le plus possible. C'est à partir de ces jours-là que nous aménageons notre campement en descendant tout un matériel susceptible de soutenir un siège : table, chaises, couverts et vaisselle. Nous avons même apporté un réchaud à essence compressée, le fameux Prestus (Note de MLQ: certainement Primus) du père Rochereau, qui fonctionne toujours à la perfection et pourra nous permettre de faire ici une grande partie de la cuisine. Il est interdit, en effet, de faire du feu, mais ce réchaud-là vaut un réchaud à gaz et ne dégage ni odeur ni fumée.

    Les jours passent, dans cette attente insupportable qui ne nous apporte aucun renseignement sérieux sur l'avance des troupes alliées. Nous espérons toujours que chaque jour qui se lève sera celui de notre libération, mais lorsque le soir tombe, c'est toujours le même désenchantement. Ma consolation est la présence permanente de Jeannine à mes côtés, elle m'aide à oublier la lenteur que les Anglais mettent à nous libérer.

    Le 27 juin, nous sommes de nouveau en alerte. Les Allemands se sont installés dans notre maison, ou plus exactement dans le garage du sous-sol. Ils ont descendu là une voiture-radio, équipée d'un central téléphonique, et la villa est devenue, d'un instant à l'autre, un poste de commandement et de liaison. Si les Anglais ont vent de ce stratagème, je ne donne pas cher de notre pauvre demeure ! Il n'est pourtant pas question de leur demander de déguerpir ; nous essayons simplement de maintenir, autant que possible, notre présence dans la maison, et parfois même les soldats nous font écouter de la musique ou les nouvelles de Radio-Paris. Mais avec la propagande, ces nouvelles-là n'ont rien d'encourageant.

    Pour tuer le temps, j'apprends à jouer aux échecs et, entre amis de connaissance, nous faisons d'interminables parties au fond de la carrière. Nous jouons également aux dames ou aux dominos, tout en sirotant quelquefois une bonne bouteille que Joseph a ramenée de la ville. Avec Stéphane, son beau-frère, il va souvent explorer les ruines, et il leur arrive de faire des trouvailles dont ils font profiter les amis. Leur présence parmi nous est souvent un réconfort. Ce sont de joyeux lurons, et leur gaieté me laisse supposer, certaines fois, qu'ils n'en sont pas à leur première bouteille. Je me demande même s'ils n'ont pas découvert quelque caverne d'Ali Baba sous les ruines car, lorsque ma réserve de cigarettes s'est trouvée épuisée, il a suffi que j'en parle pour que, le soir même, ils me ramènent quelques paquets de gauloises bleues. Lorsqu'on s'étonne, ils ont toujours la réplique et le mot qui convient pour rire. Dans les circonstances dramatiques que nous traversons, cette bonne humeur redonne confiance et fortifie le moral. Cela nous change des sombres présages dont mon père se fait volontiers le messager. Pour lui, en effet, nous sommes engagés dans une bataille identique à celle du Mont Cassino. Lorsqu'elle s'achèvera, il n'y aura, comme en Italie, ni survivant ni un seul pan de mur debout.

    Il est vrai que le temps passe et que rien ne nous permet de croire que notre libération est pour demain. Le mois de juin vient de s'achever, et nous n'aurions pu imaginer, à l'aube du six, que nous en serions encore là aujourd'hui.

    Découragé d'être depuis si longtemps terré comme un lapin, François Tourmente décide, en ce premier jour de juillet, de se rendre au Gaillon voir sa maison.

Source ce forum

 Comme je ne suis jamais descendu en ville depuis les bombardements, je me propose de l'accompagner, et nous partons ensemble par la rue de Bayeux.

    A l'image de notre quartier, tout ce que nous découvrons est sale, gris, recouvert de poussière et de gravats de toutes sortes, comme si un ouragan était venu tout ravager. A l'emplacement du passage à niveau, un énorme cratère creuse la route. Nous le contournons par un chemin circulaire que de nombreux passages ont tracé dans la terre retournée. Plus bas, après le coude que fait la rue de Bayeux en pénétrant la ville, les premières maisons éventrées apparaissent à nos yeux. Souvent coupées en deux, elles montrent leur intérieur mutilé, avec ce qui reste d'une intimité violée : un cadre accroché au mur, un lavabo pendu au bout de son tuyau, une tenture déchirée qui flotte au vent. L'autre moitié des maisons est répandue dans la rue et nous devons, pour passer, escalader des tas de moellons.

    Pourtant ceci n'est rien, comparé à ce que nous découvrons rue des Fossés Saint Julien et rue de Geôle.

Rue de Geôle le 7 juin au matin

Là, l'esplanade qui sert de marché aux bestiaux n'est plus qu'un incroyable éboulis de pierres, hérissé par endroits de barres de fer tordues. Des arbres déracinés plongent leur tronc meurtri dans cet amas de décombres, que nous avons quelque peine à franchir, avant d'arriver devant le paysage lunaire de la rue de Geôle. Ici, tout est pulvérisé, réduit en cendres et en poussière. Quelques pans de murs émergent de cet univers de débris, fantômes grisâtres ou carbonisés de ce qui fut autrefois des immeubles. La rue du Gaillon et ses maisons n'existent plus et, pour monter la côte jusqu'au domicile de François, il faudrait presque s'encorder.

 Archives départementales du Calvados » Destruction à l'angle de la rue du Gaillon et de la rue Bosnières.

    J'ai peine à reconnaître la maison et le chantier de nos amis Tourmente. Le hangar qui servait de réserve à bois a éclaté sous les bombes, et les bûches pulvérisées ont été projetées en tous sens à des lieues à la ronde. La poussière de charbon mélangée aux gravats et aux moellons accentue encore l'aspect sinistre de ce monde de désolation. Misérable au milieu des décombres, se dresse la maison d'habitation, ou plutôt ce qu'il en reste, éventrée, ravagée, n'offrant plus au regard que quelques murs tristes, aux tapisseries déchirées. Tout est saccagé, anéanti, sans espoir de réfection. La tête basse, la démarche hésitante, François tourne en rond parmi ces débris, cherchant en vain un objet familier, un souvenir.

    Comme si cet océan de ruines et de décombres n'était pas suffisant, de temps en temps un obus de marine vient bouleverser un peu plus le paysage. Dans un fracas épouvantable, il explose, remuant la terre et ses débris ou pulvérisant ce qui reste d'un mur, mais ajoutant chaque fois davantage au chaos.

    En redescendant le Gaillon, François et moi pressons le pas, inquiets d'entendre au-dessus de nos têtes le mugissement des obus et parfois, autour de nous, certaines explosions fracassantes dont l'écho se répercute sur les murs encore debout. Nous avons hâte, finalement, de retrouver l'abri de notre forteresse souterraine et ses voûtes épaisses et sûres. Là seulement nous nous sentons hors de danger.

    Plus que jamais nous demeurons sous terre, prisonniers de notre abri et de notre besoin de sécurité. Si nous le désirons nous pouvons vivre ici en permanence, sans que s'impose â nous la nécessité de sortir. Même l'eau est maintenant à domicile. Dans une galerie voisine, elle suinte du plafond, en provenance de quelque source souterraine, et nous avons disposé à cet endroit seaux et cuvettes pour la récupérer. Notre seule hantise est de voir les Allemands nous déloger par la force. Des soldats de temps en temps, hier encore un officier, parlent de nous faire évacuer. Mais chaque fois nous demeurons fermes sur nos positions. Il y va de notre vie et, dans un proche avenir sans doute, de notre liberté.

    Car le sort de la bataille est peut-être en train de se jouer maintenant. Toute une série d'événements nous incite à le croire. Dans la nuit du 3 au 4 juillet, nous sommes tirés de notre sommeil par des grondements incessants qui se propagent aux alentours. A l'affût aux pieds de nos échelles, nous percevons des bruits de moteurs diesel ainsi que le cliquetis des chenilles des chars d'assaut.

    Au petit matin, en jetant un œil par-delà notre trou, nous pouvons contempler dans la campagne des Panther et des Tigre disposés en formation de combat. Le 5 juillet, le bruit court que les Anglais se seraient emparés de l'aérodrome de Carpiquet. Cette nouvelle ravive notre espoir : ils seraient donc désormais tout proches de nous.

    En attendant notre libération, il importe par-dessus tout de demeurer cachés au fond de notre abri. Nous y avons descendu tout ce qui nous reste de vivres, et nous procédons sans cesse à son aménagement intérieur. Aujourd'hui, 6 juillet, profitant de la disposition très particulière d'une galerie de taille toute proche, nous construisons une chapelle, ou plus exactement un autel sur lequel un père-abbé du Petit Séminaire vient disposer l'ostensoir et deux chandeliers. Ainsi, la messe sera dite chaque jour et la galerie, suffisamment vaste, pourra accueillir, debout, une centaine de fidèles.

    Nous sommes maintenant le 7 juillet. Il est vingt-trois heures. François et moi terminons une partie de dames sous l'œil intéressé de Joseph et de Stéphane, à la faible lueur de notre lampe à pétrole. En dehors de nous quatre, tout le monde est allongé dans la pénombre du dortoir, prêt à dormir ou somnolant déjà.

    Soudain, de formidables explosions viennent rompre le silence et la quiétude de notre abri. En une seconde, tout chavire dans le plus épouvantable des cauchemars et nous sommes paralysés de frayeur. La terre s'est mise à trembler, et les verres, disposés sur la table, s'entrechoquent dans des mouvements désordonnés. Un souffle puissant éteint même en grande partie les lumières, plongeant dans la nuit noire la plupart des galeries, d'où s'échappent brusquement des cris de peur panique, des hurlements d'effroi. Les déflagrations et les secousses se succèdent sans arrêt, nous laissant pantois, figés, les oreilles pleines d'un bourdonnement infernal dû au déplacement de l'air.

    En racontant plus tard mes impressions sur ce bombardement effrayant, j'ai cherché à donner à mes interlocuteurs une idée assez précise de ce que nous éprouvons en cet instant. Je pense y être parvenu avec beaucoup de réalisme, en conseillant ceci : bouchez-vous les oreilles avec les paumes de la main et, par un mouvement alternatif de ces paumes, dégagez et rebouchez sans cesse les oreilles. Vous entendez là très exactement le bruit qui assaille nos tympans, en cette nuit atroce, à soixante pieds sous terre.

    Combien de temps dure ce cauchemar ? Difficile à dire. Pour nous tous, une éternité. Et tout à coup c'est le silence, un silence de mort impressionnant après un tel vacarme. Une à une, les paroles s'échangent, indiquant que la vie reprend son cours dans le village souterrain. On craque des allumettes. Les bougies sont rallumées. Les ombres s'éclairent et s'animent un peu partout. Sur notre table la lampe à pétrole, que je n'ai pas lâchée, diffuse toujours une faible lueur.

- Mon Dieu !, implore maman, qu'est-il arrivé ? Que s'est-il passé ?

- Ça c'est bombardement des avions, dit Joseph.

- Et cette fois, renchérit mon père, c'est tout le quartier qui a dérouillé. A l'heure qu'il est, il ne doit plus rester grand chose de la baraque !

    On part s'informer. Moi je me rends directement vers l'entrée, pour constater aussitôt qu'il règne là une animation peu ordinaire. Des gens qui avaient toujours refusé de descendre jusqu'ici arrivent nombreux et se bousculent le long des échelles. On apprend de leur bouche l'étendue du désastre. Non seulement le quartier, mais toute la campagne environnante ont été pilonnés par l'aviation anglaise. Un homme raconte qu'il a été jeté à terre trois fois avant de pouvoir sortir de chez lui. Ensuite, il a vu sa maison exploser et s'effondrer sous ses yeux. La rue des Longchamps ne serait plus que ruines, et d'énormes trous de bombes jalonnent la rue des Mazurettes et le terrain vague au-dessus de nous. J'essaye de savoir si notre maison est encore debout, mais personne ne peut me renseigner. Comme il n'entre pas dans mes intentions d'y aller voir, je préfère revenir à notre dortoir, et m'y allonge pour discuter un moment avant de m'endormir.

    Lorsque je me réveille en sursaut, c'est pour constater que les bombardements ont repris de plus belle au-dessus de nous. Il est sept heures du matin, et nos tympans vibrent à nouveau de l'affreux bourdonnement. Tremblante de peur, Jeannine se serre tout contre moi. Je dois dire que je ne suis pas tellement rassuré non plus. Notre refuge, à l'image du village tout entier, est plongé dans l'obscurité et, entre chaque déflagration qui fait trembler la terre, des cris d'épouvante s'élèvent une fois encore du plus profond des galeries. Sur la table, les verres ont repris leur danse de Saint-Guy et s'entrechoquent sans discontinuer.

    Au milieu d'un tel tintamarre, qu'on imaginerait difficilement plus intense, l'écroulement subit d'une partie de voûte rocheuse, au cœur même de la carrière, vient porter au paroxysme l'affolement général. Les cris redoublent et l'horreur est à son comble. En plus d'un frisson glacé qui me parcourt l'échine, j'ai nettement l'impression de sentir mes cheveux se dresser sur ma tête. Jeannine, elle, a blotti son visage tout contre mon épaule et ne bouge plus. Est-ce vraiment la fin ? Allons-nous mourir cette fois, enterrés vivants peut-être sous des tonnes de rochers ?

    Le silence qui se fait soudain, aussi brusquement, aussi profondément qu'hier soir, est déjà une réponse. En même temps que les explosions, les cris de frayeur ont cessé, et le tintement des verres s'est arrêté, comme les tremblements du sol. On dirait même que chacun retient sa respiration pour mieux s'assurer qu'il est encore en vie.

    Je me redresse pour aller prendre à tâtons la boîte d'allumettes placée à mes pieds près de la lampe à pétrole. La petite flamme que je dépose sous le long tube de verre me fait découvrir des visages sombres, au regard encore chargé de frayeur. Mon père est le premier à se manifester, le moral au plus bas suivant son habitude :

- Ça ne m'étonnerait qu'à moitié, dit-il, que des bombes soient tombées dans les trous. Si c'est le cas, on pourrait bien être enterrés vivants à l'heure qu'il est.

    Je sais que cette éventualité a été envisagée par nos responsables. Je réagis donc aussitôt :

- On a descendu ici, dis-je, suffisamment de pelles et de pioches pour pouvoir se dégager. Il faudra creuser, mais il y a assez de monde pour qu'on s'en sorte.

    Les unes après les autres, les lumières s'allument dans les cavités des galeries qui nous font face. Faiblement éclairées, des silhouettes vont et viennent, et chacun interroge, s'inquiète, se renseigne. A première vue, on ne constate aucun dégât, ce qui est déjà rassurant. On apprend aussi très vite que, contrairement à nos craintes, les puits de sortie n'ont pas été touchés. C'est toute la partie du plafond où suintait l'eau de source qui s'est effondrée, enfouissant à tout jamais nos seaux et nos cuvettes. Cette partie là était située sous la rue des Longchamps, déjà violemment bombardée hier.

    Accompagné de mes parents, je gravis en toute hâte les échelles pour aller voir dans quel état se trouve notre maison. En sortant la tête à l'air libre, j'embrasse d'un seul coup l'étendue du désastre. La villa a perdu une quantité de tuiles et il n'y a plus un seul carreau à ses portes et à ses fenêtres. Mais elle est debout. Oui, criblée d'éclats, mais debout. Tout autour, c'est la désolation. Des cratères se sont ouverts un peu partout. Il y en a dans le terrain vague, juste au-dessus de notre dortoir souterrain. Mais le spectacle de loin le plus impressionnant est la campagne qui s'étend derrière la maison. Tout le coteau est labouré et la verdure a entièrement disparu pour faire place à des centaines de cratères juxtaposés, recouverts d'une terre jaunâtre. Là, on se croirait véritablement à la surface de la lune.

    En pénétrant dans la maison, nous marchons partout sur du verre brisé. Quelques bibelots, des cadres et le lampadaire sont renversés mais, dans l'ensemble, tout est en place. Les murs ont bien résisté aux secousses ; seule, la cloison de la cuisine est longuement fissurée. En gravissant les marches de l'escalier qui mène à l'étage, on entend soudain de petits cris plaintifs. On se précipite. Nicky, notre loulou de Poméranie, est couché en boule sur le lit de mes parents et nous regarde, tremblant et gémissant. La pauvre bête est encore sous le choc et n'ose plus bouger. Je le prends dans mes bras, bien décidé à le descendre avec nous au fond de la carrière. Interdiction ou pas, ce brave Nicky a bien mérité d'être désormais à l'abri. Par contre, il n'y a plus trace de Nichta dans la maison. Le berger briard de nos amis s'est enfui, lui, et on ne le reverra jamais plus.

    Après cette attaque d'envergure, nous nous attendons à voir enfin les Anglais arriver. Pourtant, la journée s'écoule et à l'évidence ils ne sont pas là. Nous avons même l'impression qu'ils nous abandonnent, car c'est seulement dans le lointain que nous entendons gronder le canon.

    Par contre, les réfugiés continuent de descendre dans notre abri. Aux dernières nouvelles, nous ne serions pas loin de cinq cents.

    Le soir tombe et la nuit s'écoule dans le plus grand calme.

    Aujourd'hui dimanche, j'assiste à la messe avec Jeannine. Nous sommes debout dans cette galerie qui sert de chapelle, au milieu des fidèles réunis là au coude à coude. Devant son autel taillé dans la roche blanche, qu'éclairent vivement les chandeliers d'argent, le prêtre élève lentement l'hostie consacrée, et nous baissons la tête en priant avec ferveur. Il est midi. L'office religieux touche à sa fin. Quelque chose d'autre pourtant retient mon attention, une sorte de rumeur venant de la carrière. Je vois que Jeannine, elle aussi, prête l'oreille à ce bruit, et je me penche vers elle

- Je vais voir ce que c'est, dis-je

    Je quitte l'assistance et me dirige tout droit vers la sortie la plus proche. Des gens s'agitent un peu partout, d'une façon qui n'est pas dans les habitudes. Quelqu'un lance même cette phrase : Les Anglais sont là ! Sans hésiter, j'empoigne le rail qui monte directement à la surface et escalade la paroi le plus vite possible. Le soldat que j'aperçois en sortant la tête de mon trou est de petite taille. Il a un casque plat, une tenue en toile sombre, et une mitraillette à la main. Il me regarde en souriant mais, pour être sûr de ne pas me tromper, je lui demande

- You, English ?

- Ya, répond-il placidement en s'approchant et en sortant de son blouson un paquet de Players.

    Moi qui m'attendais à un « Yes » retentissant, j'en suis tout déconcerté. Néanmoins je saute hors du trou, prend la cigarette qu'il me tend et, pour lui faire voir que je suis un enfant du pays, lui montre du doigt notre maison, à l'autre bout du terrain vague

- This is my home !, dis-je, tout fier d'utiliser quelques rudiments de mes connaissances en anglais.

- C'te maêson là, dit-il alors, avec un accent du terroir qui me stupéfie, on va la faire saôter. Y a des boches d'dans !

    J'écarquille les yeux et n'en crois pas mes oreilles. Mais effectivement, j'aperçois un char manœuvrer aux alentours, le canon pointé sur notre malheureuse maison. Je m'attends à voir tout sauter sous mon nez, d'un instant à l'autre, mais les secondes s'écoulent et il ne se passe rien.

    Finalement, le char repart en avant, en faisant tourner sa tourelle dans une autre direction.

- Les boches ont préféré s'cavaler, me dit le soldat en traînant la voix.

Il me tend un étui d'allumettes en carton et, en le saisissant, je lui demande :

- Vous êtes canadien français ?

- Ya, dit-il encore, Shawinigan.

    J'allume ma première cigarette anglaise et redescend aussitôt par où je suis venu. Cette cigarette-là, il y a au moins une dizaine de personnes, au fond, qui voudront en tirer une bouffée.

[Le 9 juillet, René Morin part en compagnie de Jeannine chez son oncle Georges, qui tient un café à Colombières (Note de MLQ: à 52 km au Nord-ouest de Caen). Ils font le voyage en stop, pris d'abord par une jeep anglaise jusqu'à Bayeux, puis le lendemain par une jeep américaine jusqu'à Isigny-sur. Mer. Chez son oncle, il rencontre John Sullivan, reporter à la BBC, qui lui fait enregistrer, le 14 juillet, une interview en anglais ainsi qu'un texte en français.]

    Vers Saint-Laurent, samedi 22 juillet 1944 - Le G.M.C. file à toute allure sur une route qui longe d'assez loin la côte, devenue zone américaine de débarquement. Debout dans la caisse du camion, nous sommes une vingtaine, dix-huit ouvriers environ qui vont travailler sur les plages, plus Robert Frémont (pensionnaire chez l'oncle Georges Morin) et moi. Nous avons décidé d'user de ce moyen de locomotion pour aller voir de près la flotte de débarquement, car il paraît que c'est un spectacle qui vaut le déplacement. Hier déjà, j'avais entrepris de faire le voyage, mais il pleuvait trop et j'ai préféré renoncer. Aujourd'hui, le temps s'est bien amélioré, et nous approchons maintenant de notre destination : la plage de Saint-Laurent-sur-Mer.

    Soudain une odeur infecte s'infiltre dans nos narines, une odeur de viande avariée qui empoisonne l'air tout autour de nous. En regardant au loin, en direction de la mer, je vois la plaine jonchée de longs sacs verts, des sacs qui renferment, c'est facile à deviner, autant de cadavres. De nombreux soldats s'affairent au milieu d'eux pour les enterrer.

"Photo p012858 Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA" Le second cimetière provisoire installé en été 1944 sur la falaise de Colleville-sur-Mer à l'est du Ruquet.

- Ça cocotte toujours autant dans le coin, dit l'un des ouvriers à coté de moi, et pourtant, ils en ont déjà mis des milliers sous terre.

- Oui, renchérit un autre, mais il en arrive chaque jour des centaines qu'ils ramènent du front jusqu'ici.

- Quelle hécatombe!, lance un troisième.

    La réalité de cette épouvantable tuerie s'impose à moi comme jamais, en cet instant. Jusqu'ici, j'avais eu tendance à ne considérer que les victimes civiles de ce débarquement, ces pauvres gens qu'on venait libérer en les écrasant sous les murs de leur demeure, qui perdaient la vie, sans recouvrer la liberté. Et voilà que ce charnier pestilentiel m'inspire soudain une autre vérité. Eux aussi se font tuer, ces jeunes soldats venus des terres lointaines de leur Amérique, où ils auraient très bien pu vivre en paix. Par centaines, par milliers, ils ont perdu et perdent chaque jour la vie, au nom de la liberté. Tout le réalisme de cette leçon sublime est là, dans cette plaine funèbre, dans cette puanteur de l'atmosphère.

    Sans ralentir, le G.M.C. s'éloigne rapidement, poursuivi, quelque temps encore, par l'odeur nauséabonde.

    Lorsque nous approchons du bord de mer, nous découvrons brusquement une activité militaire que nous n'avions pas rencontrée jusque là.

    De nombreuses files de soldats et des véhicules de toutes sortes montent vers nous, en provenance de la plage qui est encore dissimulée à nos yeux par une longue colline verdoyante.

    Le camion maintenant avance lentement, dans le flot grossissant de la circulation, utilisant une voie en pente, qui court le long d'une brèche naturelle pratiquée dans la colline. Petit à petit, la trouée s'élargit, et bientôt la mer se révèle à nos yeux, d'un seul coup et dans toute son étendue.

"Photo p013213  Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA" Des civils en haut du vallon du Ruquet à Saint Laurent sur Mer, Omaha Beach comme René Morin et Robert Frémont.

    C'est une vision incroyable. Jamais encore je n'ai vu autant de navires ; il y en a partout, que le regard se porte à droite ou qu'il se porte à gauche. La plage, elle, est encombrée de bateaux échoués sur le sable, de convois de camions, et de fantassins marchant en file indienne. Sur l'eau comme sur terre, c'est un va-et-vient ininterrompu de péniches, de véhicules, de chars, de soldats. Oui vraiment, on nous l'avait bien dit que le spectacle méritait le voyage.

"Photo p012623  Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA" des LST beachés à Omaha.

    Un court instant, le G.M.C. s'immobilise pour permettre à quelques ouvriers de descendre. Nous en profitons pour sauter à terre, Robert Frémont et moi, car c'est ici que nous avons décidé de passer la journée. Le camion reparti, nous nous préoccupons de gagner un coin tranquille, loin de tout le remue-ménage des militaires et des convois, un coin qui nous permette de tout voir, sans déranger pour autant.

    C'est moins difficile qu'on pourrait le penser car, entre le rivage et la colline qui délimite le front de mer, se trouve une grande étendue d'herbe sèche, où personne ne circule et qui semble servir d'entrepôt. De nombreuses caisses y sont entassées, certaines dissimulées sous de grandes bâches.

    Lentement, Robert Frémont et moi nous acheminons vers ce coin tranquille, non sans jeter nos regards sur tout ce qui nous entoure et qui nous émerveille. La plage, toute en longueur, est une véritable fourmilière. Un peu partout, des soldats s'activent à toutes sortes de travaux, utilisant des camions-grues et des engins comme nous n'en avons encore jamais vus. Partant des navires ancrés au large, ou remontant vers eux, des péniches de débarquement sillonnent la mer en tous sens. Quel n'est pas notre étonnement, quelquefois, d'en voir sortir une de l'eau sur quatre roues, et filer à toute vitesse sur le sable comme une bonne vieille voiture (nous apprendrons un peu plus tard qu'on a baptisé ces engins-là ducks, autrement dit canards).

    Nous passons ainsi une bonne partie de la matinée, assis sur des caisses, à contempler le spectacle, sans jamais nous lasser. Quelques soldats, affectés sans doute à la garde de l'entrepôt, s'aventurent parfois jusqu'à nous, et j'échange avec eux quelques phrases en anglais. C'est ainsi qu'on peut se procurer un peu de nourriture pour le repas du midi. On nous donne en effet des rations K qui forment pour l'essentiel le repas type du G.I. Outre les petites boites de conserve qu'on ouvre en tirant sur le couvercle, chaque emballage en carton comporte (les pilules pour assainir l'eau, du chewing-gum et un paquet de cinq cigarettes.

    Accroupi sur le sable et l'herbe éparse, je suis absorbe par l'inventaire de ma ration K, quand soudain mon regard accroche une bottine en cuir souple qui vient juste de se poser devant moi. Je lève aussitôt les yeux et j'aperçois, me dominant de toute sa hauteur, un officier américain, encadré de deux policiers militaires solidement bâtis, l'un blanc, l'autre noir, tenant chacun une mitraillette au canon menaçant.

- Levez-vous, dit l'officier dans un très bon français, et suivez moi.

    Cette injonction s'adresse autant à moi qu'à Robert Frémont, assis non loin de là. interloqués mais obéissants, nous nous redressons tous deux et suivons l'officier. Aussitôt, les deux flics militaires nous emboîtent le pas, toujours aussi menaçants.

- Qu'est-ce qu'ils nous veulent ?, demandé-je presque à mi-voix à Robert Frémont.

    Il a un geste évasif. Evidement, il n'en sait pas plus que moi. Nous remontons ainsi la plage sur une centaine de mètres, jusqu'à une jeep bâchée qui paraît bien avoir été garée là à notre intention. Le chauffeur, un jeune type nerveux, ouvre la portière et, bien entendu, l'officier nous invite à monter et à nous asseoir sur le siège arrière.

    A peine sommes-nous installés que les deux flics se hissent de chaque côté de nous, une fesse posée sur l'aile carrée de la jeep. Bien que nous soyons serrés comme des sardines, ils n'ont pas lâché leur mitraillette. A son tour, l'officier monte à côté du chauffeur, et nous voilà partis.

    Un instant, nous suivons le chemin cahoteux qui permet d'accéder à la plage, ou d'en sortir. Pour l'heure, c'est bien ce nous faisons, nous quittons Saint-Laurent pour gagner la route du bord de mer, en direction de Colleville. Je m'adresse aussitôt à l'officier :

- Voulez-vous nous dire où nous allons ?

    L'index pointé droit devant lui, il n'a qu'un mot pour toute réponse :

-Là!

    Il serait exagéré de dire que ce renseignement-là me satisfait pleinement. En fait, il accentue un peu plus une crainte latente qui me tenaille intérieurement, et que l'attitude des deux costauds qui nous encadrent n'est pas pour dissiper. Le nègre surtout, avec ses traits burinés dans la suie, ses yeux globuleux et son doigt tendu sur la gâchette, m'inspire la plus vive inquiétude.

    Et si ces Amerloques, me dis-je, allaient nous passer par les armes sans autre forme de procès, quelque part par là dans la nature. S'ils ne faisaient, après tout, que ce que feraient les Chleuhs à leur place (ce n'est pas facile de se défaire d'une telle angoisse, suscitée par quatre années d'exécutions sommaires).

    Pourtant cette pensée-là me répugne. J'aime mieux croire que mon imagination se plaît à divaguer. Mais c'est révoltant tout de même d'être arrêté sans explication et conduit Dieu sait où. Excédé, je reviens à la charge auprès de l'officier :

- Vous pourriez au moins nous dire pourquoi vous nous avez arrêtés.

    II ne se donne même pas la peine de répondre. Il a le regard lointain et son visage reste de marbre. Je pourrais aussi bien m'adresser au blindage d'une porte de prison. C'est tellement énervant que, pour le tirer de son mutisme, je lui balance d'un seul jet :

- Vous nous prenez pour des espions, c'est ça ?

    Cette fois il tourne la tête vers moi, et je peux voir un sourire errer quelques secondes sur ses lèvres minces. Mais il ne fait aucun commentaire et demeure toujours aussi muet qu'une carpe. C'est déroutant à la fin. Alors, pour lui montrer que je ne désarme pas, je l'interroge encore une fois, d'un ton légèrement agressif :

- Dites-nous au moins où on va !

    Cette question-là, en tout cas, a le pouvoir de le faire se remuer. L'index se pointe à nouveau droit sur le pare-brise.

- Là, dit-il, toujours aussi loquace.

    Je regarde Robert Frémont. Il me paraît encore plus sombre que le ciel un soir d'orage, mais lui toutefois ne gaspille pas sa salive. Je décide de l'imiter et de voir venir en silence. Après tout, on ne devrait pas tarder à être fixés.

    Des maisons défilent sur notre gauche et la jeep continue de foncer, comme s'il y avait le feu quelque part. Pliés en deux à cause de la bâche, les deux policiers qui nous écrasent de chaque côté ont l'air de statues de cire. Avec de pareils malabars, armés de surcroît, il ne faut surtout pas songer à se tirer de là.

    Brusquement, dans un bref crissement de pneus, la jeep s'immobilise devant un immeuble où pend un drapeau américain.

    Aussitôt tout le monde se hâte de descendre, et l'officier nous demande d'en faire autant. Nos deux policiers casqués nous attendent, la mitraillette toujours bien en évidence. Lorsqu'on nous fait entrer dans l'immeuble, ils nous emboîtent le pas et nous collent au train comme s'ils avaient peur de nous perdre.

    On nous fait asseoir sur un banc, au fond d'un couloir, et l'attente commence, l'attente de je ne sais quoi d'ailleurs. En tout cas, rien de réjouissant si j'en juge par l'attitude des deux gorilles qui ne cessent de nous surveiller du coin de l'œil, debout de chaque côté du banc.

    Je suis presque soulagé lorsque l'officier revient et me fait signe de le suivre. Il m'introduit dans une grande pièce, bien éclairée par de nombreuses fenêtres qui semblent donner sur la mer, et sommairement meublée de trois ou quatre longues tables, derrière lesquelles sont assis une demi-douzaine d'officiers supérieurs américains. Les uns ont un uniforme marron et une casquette où brille un écusson doré, les autres un blouson kaki et une coiffe de laine qui ressemble à un calot : c'est très impressionnant, d'autant plus qu'on m'invite à m'asseoir sur une chaise située au milieu de la pièce, juste en face d'eux. Pas besoin de me faire un dessin, je suis bel et bien devant un tribunal militaire.

    L'officier qui nous a arrêtés sur la plage s'est assis, lui aussi, en face de moi. Après avoir échangé quelques paroles avec les autres gradés, il me fusille du regard et commence l'interrogatoire :

- Vous avez été surpris sur une plage, dit-il, à observer nos installations militaires. Qui êtes-vous et d'où venez-vous ?

    Le ton de la voix me persuade, s'il en était besoin, qu'il croit dur comme fer que je suis un espion et, bien qu'innocent, je me sens aussi à l'aise qu'un poisson qui a raté la marée. Néanmoins, je m'efforce de surmonter mon angoisse :

- Je suis étudiant, dis-je, et j'habite chez mes parents, à Caen dans le Calvados. Lorsque les Canadiens nous ont libérés le 9 juillet, je suis venu aussitôt chez mon oncle qui est cafetier à Colombières. C'est là qu'on a décidé, mon ami et moi, d'aller visiter une plage de débarquement ; on nous avait tellement dit que c'était formidable à voir !

    Tous les officiers ont les yeux fixés sur moi et sont attentifs à mes paroles qui leur sont traduites en même temps, car tous ne comprennent pas le français. Celui qui mène l'interrogatoire continue, lui, à me questionner :

- Parlez-nous de votre ami. Qui est-ce ? Que fait-il ?

- Il s'appelle Robert Frémont. C'est un contremaître qui travaille dans une carrière de pierre, à Colombières. Il prend pension chez mon oncle ; c'est comme ça que je l'ai connu.

    L'officier me regarde, pensif. Je me demande s'il est prêt à me croire ou à douter de moi systématiquement. A mon avis, il est plutôt du genre à douter. En tout cas, il ne me laisse aucun répit :

- Qu'avez-vous fait depuis que vous êtes à Colombières ? Avez-vous un travail ?

    Je lui sais gré intérieurement d'avoir songé à me poser une question pareille. Parce que, sur ce terrain-là, j'ai de quoi lui en mettre plein la vue.

- Comme tout étudiant, je suis en ce moment en vacances, dis-je, histoire de mettre les choses au point. Pourtant il m'arrive aussi d'occuper mes loisirs à aider votre armée. Ainsi, je vais plusieurs fois la semaine rouler des tracts dans les obus afin de contribuer à démoraliser les Allemands.

    A mon sens, cette information là devrait les mettre tous en confiance, mais pour faire bonne mesure, j'en ajoute aussitôt une autre destinée à les épater définitivement :

- Je connais aussi très bien John Sullivan, le reporter de la B.B.C. Avec lui, j'ai fait tout dernièrement deux enregistrements pour la radio de Londres, dont l'un spécialement pour l'émission Les Français parlent aux Français. J'ai pu dire, à cette occasion, ce que je pensais de quatre années d'occupation allemande.

    Je m'attendais à une réaction favorable de la part de ces messieurs les officiers, mais j'en suis pour mes frais. Ou bien la traduction est mauvaise, ou bien ils ont l'habitude de jouer au poker et de rester impassibles en toutes circonstances.

- John Sullivan est à Colombières ? demande même l'officier chargé de m'interroger.

- Il y était le 14 juillet, dis-je aussitôt, me souvenant soudain de la cérémonie au monument aux morts qui avait précédé l'enregistrement.

    Pendant quelques secondes, mes juges se concertent à voix basse. J'ignore si c'est bon signe ou si l'un d'eux va maintenant exiger ma tête. Mais ce n'est pas aussi simple. On me pose à nouveau une question :

- Quel est votre nom et celui de votre oncle, le cafetier?

- Notre nom de famille est Morin. Mon oncle, c'est Georges Morin, et moi René Morin.

    L'officier qui a mené l'interrogatoire de bout en bout se lève et me fait signe d'en faire autant tandis qu'il s'approche de moi. Puis il me reconduit jusqu'au banc, au bout du couloir.

    Robert Frémont est emmené à son tour. Il s'écoule un bon quart d'heure avant qu'il ne revienne. Nous échangeons alors nos impressions.

- J'ai idée, me dit-il pour résumer la situation, qu'ils vont se renseigner et vérifier si tout ce que nous leur avons raconté est exact. En tout cas, il ne leur sera pas difficile de savoir que je travaille pour eux.

    Lorsque nos deux anges gardiens nous quittent, obéissant à un ordre qu'ils viennent de recevoir, nous avons soudain l'impression que notre affaire est en bonne voie. La confirmation arrive quelques minutes plus tard, au moment où l'officier responsable de tous nos ennuis se présente à nous, souriant pour la première fois.

- Nous allons vous reconduire sur la plage de Saint-Laurent, dit-il, et si vous le désirez, vous pourrez monter à bord d'une des péniches échouées sur le sable. Je vous souhaite de passer un après-midi agréable.

    Là-dessus, il nous invite une dernière fois à le suivre, et nous fait monter dans la jeep qui nous a amenés jusqu'ici. Cette fois, plus de gorilles pour nous encadrer, juste un chauffeur, le même gars nerveux qu'à l'aller. Sur un salut militaire, l'officier nous quitte, et la jeep démarre sur les chapeaux de roues.

    Ils sont formidables ces Américains. Non seulement nous revenons sur la plage de Saint-Laurent, mais le chauffeur pousse la complaisance jusqu'à nous servir de guide pour nous faire monter sur une péniche de débarquement immobilisée en bordure de mer. Il nous présente au capitaine, un jeune gars qui ne doit pas avoir beaucoup plus de vingt-cinq ans et qui nous entraîne, avec le sourire, vers le carré des officiers.

    Là, nous rencontrons trois jeunes lieutenants sympathiques, la vingtaine, et une tenue très décontractée, pantalon bleu marine et chemise blanche. Ils manifestent aussitôt le désir de nous être agréables en nous offrant des cigarettes, des cacahuètes et des jus de fruits. L'ennui, c'est qu'ils parlent le français un tout petit peu moins bien que moi-même l'américain. Mais finalement ce n'en est que plus drôle, et nous arrivons à nous comprendre suffisamment pour échanger les photographies des femmes ou des jeunes filles qui occupent nos pensées.

    Lorsque je leur montre à mon tour la photo de ma fiancée, le sifflement aigu qui jaillit de leurs lèvres suffit à me convaincre qu'en fait de pin-up, ma Jeannine doit avoir une classe internationale.

(René Morin fait la connaissance du lieutenant Bailey, pilote d'un avion de reconnaissance basé sur l'aérodrome provisoire de Colombières (Note de MLQ: QG de la First US Army depuis le 1 juillet). Celui-ci l'emmène plusieurs fois dans son avion. Revenu à Caen le 1er août et enthousiasmé par ces vols, René Morin signe un engagement dans l'armée de l'air pour devenir pilote de chasse. Il conclut : )

Ce jour-là, le 8 août 1944, je viens d'avoir 20 ans. L'avenir m'appartient. La vie est devant moi.

 

Témoignage paru dans ce livre

RETOUR LISTE DES TEMOIGNAGES