Avoir 14 ans à Caen en juin 44

 

Michel de Decker

 

 

En 1944, quand il n'est pas en pension au petit séminaire de Caen, Jacques, âgé de quatorze ans, orphelin de mère, passe ses vacances de la Pentecôte à Paris, chez son papa qui l'élève vaille que vaille.

Le Petit Séminaire, 3 rue du général Moulin; localisation.

 

Ce jeune homme dont la grand-mère était une pure normande a raconté avec humour cette période trouble de notre histoire. Avec humour, assurément, surtout si l'on sait que le jeune homme en question n'est autre que Jacques Rouland , l'homme qui, quelques années plus tard, aura l'idée de génie d'inventer la « Caméra invisible» pour la télévision. Avant d'effectuer son dernier canular, hélas, en juin 2002, soit cinquante-huit ans après le Débarquement, Jacques Rouland s'est souvenu ...

 

Fin mai 1944, ça craquait de partout, côté allemand. Seule l'Allemagne n'entendait pas souffler le vent de la défaite. Le débarquement des troupes alliées semblait inéluctable. Mais où allait-il avoir lieu? La question était d'importance. Tous les prêtres du petit séminaire de Caen étaient d'accord sur un point: il aurait lieu sur la côte du Calvados.

 

« y avaient-ils des résistants dans leurs rangs pour qu'ils soient si bien renseignés ", s'est alors interrogé le jeune Jacques Rouland ?


- Restez che
z vous bien à l'abri, après les  vacances! Ne revenez pas ici, il va y avoir du grabuge, avait de son côté conseillé le père supérieur.

 

Alors, Jacques avait imaginé pouvoir rester chez son papa, au 84 de la rue du Château, à Boulogne, précisément.

Mais c'était sans compter sur le papa en question, qui, le premier jour de juin, avait solennellement déclaré:

- Je sens qu'il va se passer des choses graves à Paris, tu vas donc aller te mettre à l'abri, chez ta grand-mère, à Avranches.

 

Et le mardi 6 juin est arrivé.

« Minuit venait de sonner au clocher de l'église Saint-Gervais quand j'ai entendu comme un sourd roulement de tambour, raconte Jacques Rouland. J'ai cru que nous allions avoir de l'orage mais ce bruit là était trop régulier, trop continu pour être celui du tonnerre. Un quart d'heure plus tard, le grondement s'est approché et la terre a commencé de trembler légèrement. La maison vibrait ... J'ai alors compris que les forces alliées avaient débarqué, je suis allé réveiller grand-mère et, en poussant des "youpi", je l'ai entraînée dans une danse indienne qu'elle n'a guère semblé apprécier ... En fin de matinée, Radio Londres annonça que toutes les villes allaient être bombardées, mais j'avais à peine eu le temps de dire qu'il ne fallait pas rester à Avranches qu'un énorme bruit, comme celui d'un train qui entrait en gare juste au-dessus de nos têtes, s'est abattu sur la maison. Et immédiatement après, dans le fracas assourdissant des premières explosions et d'une terrible secousse, la maison s'est mise à trembler, les objets à bouger, le parquet à remuer et grand- mère à crier :

- Mon Dieu, j'ai peur, j'ai peur! »

 

À la suite de cette horrible journée, le jeune Jacques est allé se réfugier à la campagne, chez les Leroux, des amis de son aïeule, qui possédaient une ferme à quatre kilomètres d'Avranches. Et il y est
resté jusqu'à ce jour du mois d'août où il va décider de cheminer, dans une carriole du père Leroux, jusque Saint-Sauveur-le-Vicomte pour s'enquérir de sa famille paternelle qui vivait donc, elle, à quinze kilomètres de Sainte-Mère-Église et à une trentaine d'Utah Beach
.

 

Ensuite, en passant pas Villedieu-les-Poêles et Villers-Bocage, direction Caen pour tenter de retrouver la trace de sa tante Marie-Agnès, la mère vénérée du couvent de la Visitation.

 

Localisation des villes citées

 « Ma tante Marie-Agnès passait pour une sainte femme qui n'avait pas voulu abandonner son couvent de la rue Abbatiale malgré la violence du combat ", raconte encore Jacques Rouland.

 

Couvent de la  Visitation, rue de l'Abbatiale

A gauche,  le couvent de la Visitation  Repérage     De nos jours

 

Aussi, lorsqu'il avait fait savoir qu'il voulait aller essayer de la retrouver, une carmélite de Bayeux, sœur Thérèse, lui avait annoncé:

- Je pars demain matin en camion, à Caen, avec une vingtaine de sœurs pour aller dégager les morts et soigner les blessés. Voulez-vous que je vous emmène?

- Mais ma sœur, je n'ai pas de laissez-passer.

- Soyez tranquille,jeune homme, on saura bien vous dissimuler le moment venu.

Et, en effet, au premier barrage de police venu, sœur Thérèse interrompit les cantiques de ses nonnes pour lancer au jeune homme:

- Allez, maintenant on se met sous les jupes des bonnes sœurs. C'est le seul endroit où ils ne viendront pas vous chercher!

 

« Plus nous approchions de Caen, plus le pays portait les stigmates de la rude bataille qui s'était déroulée pendant deux mois, a confié le grand garçon. A Villers-Bocage, véritable spectacle de désolation, aucune maison n'avait été épargnée. Désertée par les habitants, cette cité sans âme semblait avoir connu l'apocalypse. »

 

Puis il entra enfin dans « la ville la plus meurtrie de France ", suivant son expression. « Les épaves des véhicules détruits avaient poussé comme des champignons, le sol était labouré de milliers de cratères et l'odeur de la mort planait. .. La tragédie de la ville allait bien au-delà de ce qu'on m'avait raconté, ajoute-t-il. Caen, ville morte, n'existait plus.]e ne pouvais m'empêcher de verser une larme sur ces rues étroites que j'avais tant parcourues et qui étaient à jamais perdues. »


Dieu soit loué, le quartier du couvent de la Visitation avait été un peu épargné, chaque maison avait souffert, certes, mais les murs du couvent semblaient avoir résisté au choc des bombardements.
De nombreux obus avaient crevé, çà et là, les murs et la toiture mais aucune bombe n
'était tombée dans l'enceinte du couvent. Différence appréciable si l'on sait que les bombes font exploser les fondations et écroulent les bâtiments alors que les obus ne détruisent que partiellement. Et quel bonheur pour le jeune Jacques puisque Marie-Agnès était toujours vivante!

- Tu n'as pas eu peur, ma tante?

- De quoi aurais-je eu peur, je te le demande? Le bon Dieu nous rappelle à lui quand il le désire. Non, ce qui m'a le plus ennuyé, c'est le bruit de leurs bazookas et de leurs mitrailleuses. Ah non alors, il n'est pas facile de se recueillir au milieu d'un vacarme pareil !

C'est ce jour-là, aussi, que Jacques Rouland apprit que le petit séminaire de Caen avait beaucoup souffert lors des premiers combats et qu'un certain nombre de ses camarades de classe s'étaient
retrouvés ensevelis sous les décombres.

Note de MLQ: En fait le 6 juin dans l'après-midi, deux  bombes ont touché le collège Sainte-Marie, rue de l'Oratoire, tuant une religieuse et six élèves du Petit Séminaire arrivés le matin même de La Maladrerie.

Moralité, il n'y retourna pas et n'embrassa jamais, comme on le sait, la carrière ecclésiastique!

Pour en savoir plus sur les confidences de jeunesse de Jacques Rouland :

Les Sacapoux, l'Archipel, 1992.


Source: article paru pages 40 et 41 dans le magazine du CG14 "Le Calvados" N°115/Avril 2014

Parution avec l'accord de M. Michel de Decker et du service Communication du Conseil Général du Calvados

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