UNE PART DE NOTRE SANG

Les religieuses de la Visitation - ordre fondé au XVII siècle par Sainte Jeanne de Chantal - verront leur monastère, proche de Saint-Etienne, accueillir de très nombreux réfugiés. Elles ne seront pas totalement épargnées pour autant.

 

 

Couvent de la  Visitation, rue de l'Abbatiale

A gauche,  le couvent de la Visitation  Repérage     De nos jours

 

 

Mardi 6 juin

            Vers une heure de l'après-midi, tandis que nous sommes réunies au chœur pour l'oraison extraordinaire, un violent bombardement du centre de la ville se fait entendre; 1'angoisse qui nous étreint nous resserre toutes aux pieds de Notre Seigneur et de nos cœurs jaillissent les actes les plus fervents de supplication, d'abandon et de confiance en sa Toute Paternelle Providence.

            A la fin de Vêpres, un vacarme assourdissant nous fait croire à l'écroulement d'une partie de nos bâtiments et un large morceau de verre d'un vitrail du chœur est projeté aux pieds de l'Officière encore au pupitre. Sortant du chœur nous ne trouvons, grâce à Dieu, que des portes et des fenêtres disloquées ; nos cloîtres sont jonchés de vitres brisées ; un grand nombre des loquets de bois qui fermaient nos portes de cellules sont arrachés ; dans l'une de nos infirmeries la grande statue du Sacré-Cœur qui surmontait l'autel gît brisée sur le sol. Un chapelet de bombes vient d'éclater tout près de chez nous ; un pavillon du Bon-Sauveur est détruit ; le garage des cars, que la rue seulement sépare de notre enclos, est en feu.

 

 Agrandissement

 

Nous bénissons le Bon Dieu de nous avoir gardées toutes saines et sauves et nous Lui redisons notre confiance pour l'avenir. Chacune se dirige vers son office ou dans les cloîtres pour déblayer et mettre de l'ordre, mais chaque passage d'une nouvelle escadrille de bombardiers nous réunit promptement en petits groupes dans quelques coins plus abrités où, ensemble et à genoux, nous adressons au Ciel les plus ferventes invocations.

 

Mercredi 7 juin        

            Il avait été décidé hier soir que nous prendrions notre repos tout habillées, mais aucune de nous ne pût dormir, sentant bien que l'orage n'était pas achevé; nous apercevions par les fenêtres la lueur sinistre des incendies dont les foyers se multipliaient d'heure en heure.

            Vers deux heures du matin, le ciel s'embrase d'innombrables fusées éclairantes ; le spectacle eut été féerique s'il n'eût été l'annonce d'un bombardement massif plus meurtrier encore que celui de la veille.

            Le calme revenu nous nous demandons anxieuses qui est atteint, ou plutôt qui reste sauf dans la ville ; et voilà qu'à cinq heures un nouveau bombardement recommence, puis encore à huit heures. Les obus pleuvent de tous côtés et cependant les rues s'emplissent de réfugiés qui abandonnent leurs ruines et les malheureux ensevelis sous les décombres pour venir chercher refuge dans le quartier épargné de Saint-Etienne. Les agents de la Défense Passive les pressent d'entrer et de s'entasser pêle-mêle en la grande église Saint-Etienne et au lycée Malherbe...

 

Façade du lycée Malherbe et l'église Saint Etienne

 

             Ils sont déjà des milliers !

 

Samedi 10 juin

            Dans l'église St-Etienne, Monseigneur des Hameaux accueille toutes les misères et suscite ou entretient des sentiments de contrition et de résignation en tous les malheureux qui n'ont plus d'autre domicile que la grande Abbatiale. En raison du danger de mort permanent où nous sommes, les Prêtres ont la permission de donner des absolutions générales et de distribuer à toute heure la Sainte Communion sans condition de jeûne.

            Mais les hosties manquent ; le Monastère de Notre-Dame de Charité qui les fournissait est détruit, Monsieur l'Aumônier nous demande d'y suppléer. Sous la direction de deux petites Sœurs «Madeleines» réfugiées au Bon-Sauveur qui viennent nous montrer, nous apprenons à faire les pains d'autel entre deux fers à repasser : pauvres hosties de guerre que l'on découpe avec un dé !

Le monastère des Sœurs de la Charité, quai Vendeuvre et rue de l'Engannerie, à droite en arrière-plan l'église de la Trinité

 

Samedi 8 juillet

            Nous avons revécu cette nuit l'horrible vision du 6 juin ! Vers onze heures, un millier de bombardiers ont survolé lançant des bombes sans arrêt pendant 3/4d'heures ; nous nous attendions à chaque instant à l'écroulement du Monastère, par les soupiraux nous apercevions comme une pluie de feu. Tendues dans une même supplication nous luttions par la prière contre les forces dévastatrices. (Note de MLQ: le bombardement du 7 juillet à 22H00)

            Nous essayons de prendre un peu de repos, mais bientôt le tir d'artillerie succède au bombardement : des obus de marine éclatent autour de nous à intervalles serrés et réguliers tandis que des globes lumineux éclairent les points repérés. Vers 3 heures un obus de gros calibre qui fait autant de dégâts qu'une bombe s'abat et éclate dans l'angle de la cour du Bon Ange ; la porte est volatilisée, un pan de mur est projeté vers l'intérieur et les pierres s'écroulent sur nos Sœurs couchées tout près et en face. On les dégage et notre bien-aimée Mère nous réunit : Sœur Marie-Madeleine a la figure tuméfiée, Sœur Marie-Bernadette paraît plus atteinte par une pierre qui l'a frappée dans l'œil, mais notre chère Sœur Jeanne-Charlotte demeure inerte sur son matelas, et, quand notre Mère parvient près d'elle c'est pour entendre un dernier râle. Prévenu aussitôt Monsieur l'Aumônier ne peut que constater le décès ; on transporte notre chère victime à l'avant-crypte où l'on se rend compte qu'un éclat d'obus l'a traversée de part en part, effleurant sans doute le cœur et qui aurait provoqué la mort instantanée. Notre chère petite Sœur était prête pour le sacrifice :

«Si nous devons mourir cette nuit avait-elle dit la veille, c'est que l'heure du Bon Dieu aura sonné pour nous, il ne faut pas s'en inquiéter».

            Notre Communauté venait de payer la grande part de son tribut en mêlant son sang à celui de tant de victimes choisies pour intercéder en faveur de notre pauvre Patrie.

Lire ce témoignage à la date du 8 juillet.

 

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

      ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

 

Un autre témoignage du monastère de la Visitation

 

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