Témoignage paru dans la revue « Eglise de Bayeux et Lisieux » N°9 du 1 mai 1994.
EXTRAIT D'UN RÉCIT CONCERNANT CE QUI S'EST PASSÉ AU MONASTÈRE DE LA VISITATION DE CAEN
LORS DU DEBARQUEMENT, EN 1944 DE JUIN A AOUT
Mardi 6 juin
Depuis quelque temps nous attendions, sans savoir comment il se passerait, le débarquement des Alliés sur nos côtes normandes. Ce matin, le bruit d'une canonnade continue nous apprit que cette grande opération militaire était commencée.
A sept heures, quelques bombes tombaient du côté de la gare ; dans la ville, la circulation est interdite.
A la fin des Vêpres, un vacarme assourdissant nous fait croire à l'écroulement d'une partie de nos bâtiments ... et un large morceau de verre provenant d'un vitrail est projeté au milieu du chœur. Les cloîtres sont jonchés de vitres brisées, un chapelet de bombes vient d'éclater près de nous ; un pavillon du Bon Sauveur est détruit, le garage des cars que la rue du Carel sépare de notre enclos est en feu. (Note de MLQ: ce couvent de Sœurs cloitrées est entièrement ceinturé d'un mur de clôture)
Monastère de la Visitation, rue del'Abbatiale
A gauche, le couvent de la Visitation Repérage De nos jours
Mercredi 7 juin
Les obus pleuvent de tous côtés, les rues s'emplissent de réfugiés qui viennent chercher refuge dans le quartier épargné de Saint-Etienne. Les agents de la Défense passive les pressent d'entrer et de s'entasser dans la grande église St-Etienne et au Lycée Malherbe. "Les religieuses, disent-ils, iront au Bon Sauveur et à la Visitation" et nous recevons les Mères de la Vierge Fidèle au nombre de 5, accompagnées d'une dame pensionnaire et de six jeunes filles; puis un groupe de 13 sœurs de la Miséricorde. Pendant ce temps, la cour extérieure se remplit de sinistrés amis de la maison.
Jeudi 8 juin
Notre grande préoccupation est de pourvoir à la nourriture de nos réfugiés qui augmentent. Mais partout, les bonnes volontés rivalisent, des Sœurs de la Miséricorde ont découvert des pommes de terre qui ont besoin d'être dégermées et déclarent que ce travail leur revient ! D'autres épluchent des légumes, une Sœur de la Vierge Fidèle aide à la cuisine et les jeunes filles assurent la "corvée d'eau" car il faut pomper toute l'eau nécessaire. les conduites de la ville étant détruites.
Samedi 10 juin
On nous dit qu'au "Bon Sauveur" transformé en vaste hôpital, les chirurgiens opèrent sans arrêt. Au lycée Malherbe ce sont surtout les vieillards qui inspirent de la compassion : ils sont nombreux dans des espaces restreints et l'on manque de tout, surtout d'eau, pour les soigner.
Lundi 11 juin
Chaque soir, nous avons des nouvelles de la journée, Monsieur l'abbé HUE (notre aumônier) communiquant les nouvelles captées à la radio anglaise.
Mardi 13 juin
Ce matin vers 2 heures, a commencé un formidable bombardement qui a détruit plusieurs rues.
Mercredi 14 juin
Les bombardements et les combats d'avions se succèdent sans apporter de changement apparent. La ration de pain est réduite à 100 grammes. Nous formons à la Visitation un centre de 100 personnes.
Jeudi 15 juin
Aujourd'hui, Sœur Marie-Liesse, religieuse de la "Vierge Fidèle" a renouvelé ses vœux temporaires, dans la salle du Noviciat.
Mardi 20 juin
Un éclat d'obus est tombé dans le chœur en traversant un vitrail.
Lundi 26 juin
Le tir d'artillerie se rapproche et s'intensifie, une rafale d'obus s'abat sur le quartier: le Bon Sauveur, le Lycée, la Visitation sont atteints. La lourde statue de Notre-Dame de Grâce qui se trouve au fond du jardin est brisée et projetée à terre, des arbres sont décapités. Mais surtout, il y a une victime Sœur Marie Liesse (religieuse de la Vierge Fidèle) est blessée par l'éclatement d'un obus alors qu'elle était occupée à cueillir des fraises. On l'emporte sur un brancard, au Bon Sauveur.
Mardi 27 juin
Pendant plus d'une heure, nous avons entendu le roulement des tanks : un fort combat se prépare sans doute.
Jeudi 28 juin
Des amis viennent nous prévenir que l'ordre d'évacuer est affiché. Monsieur l'Aumônier conseille d'attendre encore.
l’ordre d’évacuation du 29 juin, ainsi rédigé
« Le général commandant la place de Caen nous a transmis un avis d’évacuation totale de la ville de Caen, pour éviter à la population les graves dangers que comportent les opérations militaires.
Les habitants de La Maladrerie et des quartiers situés au nord des rues de Bayeux, de Saint-Martin, des Fossés Saint-Julien, de Geôle… sont invités à quitter Caen aujourd’hui même. Au cours de la journée de demain, tous les habitants de la ville devront évacuer.
Les habitants devront se diriger sur les carrières de Fleury pour de là gagner la zone d’évacuation prévue, par Bourguébus, Saint-Sylvain, Barou-en-Auge et Trun. »
Dimanche 2 juillet
Dans l'après-midi, Monsieur l'Aumônier vient demander d'accueillir les reliques de St Jean Eudes pour les soustraire au pillage possible de l'église Notre-Dame qui est abandonnée. (bizarre !, les reliques qui étaient dans la crypte de Notre Dame de la Gloriette étaient depuis le 7 juin à Saint Etienne, d'autre part cette église n'a jamais été abandonnée lire ici le témoignage de son vicaire l'abbé Michel Durand)
Mardi 4 juillet
Toute la matinée une grande circulation d'avions et de chars semble présager encore une puissante bataille.
Dans la matinée une messe de Requiem est
célébrée dans notre chapelle pour le repos de l'âme du Père Joseph POUGHEOL
, frère
de notre sœur économe. Disparu dans la nuit tragique du 6 juin. on avait espéré
pendant quelques jours qu'il avait pu fuir avec un groupe de paroissiens, mais
il fallut se rendre à l'évidence. Sa famille fit faire des fouilles et on
découvrit son corps sous les décombres: le Père avait été tué dans l'abri creusé
au fond de son jardin.
Jeudi 6 juillet
Hier soir le quartier fut envahi par les
S.S.
qui se logèrent
chez les habitants. A trois reprises, ils ont tenté d'avancer dans la cour du
Tour, mais le seul mot "lazaret" prononcé par notre sœur tourière les a fait
reculer! !
(la "cour du Tour" ? j'ai cherché la définition de "soeur tourière": Religieuse qui, dans un couvent, est chargée de faire passer au tour toutes les choses qu’on apporte du dehors. Par extension Religieuse qui est chargée du service extérieur; ce qui par extension donnerait pour la "cour du Tour" la "cour extérieure", Localisation devant la chapelle)
Lazarett est le mot allemand pour hôpital.
Ceci correspond à l'arrivée de
l'état-major du PC de la
12.SS-Panzerdivision Hitlerjugend
venant de
Louvigny qui
s'installe au
quartier
Lorge en face du monastère
Source. Localisation du Quartier Lorge et du monastère de la Visitation.
Vendredi 7 juillet
Au cours du bombardement qui a eu lieu cette nuit. le pensionnat Saint Pierre a été détruit et les sœurs Ursulines nous apportent ce matin la literie qu'elles en ont pu sauver.
Localisation du l'Institution Saint Pierre, N°47 Boulevard des Alliés en face de l'abside de Saint Pierre. De nos jours ne reste que l'église.
Samedi 8 juillet
Cette nuit, vers 11 heures de nombreux bombardiers ont lancé des bombes pendant 3/4 d'heure. De vastes incendies embrasent le ciel. Vers 3 heures du matin un obus de gros calibre s'abat et éclate dans l'angle d'une cour intérieure : la porte est volatilisée, un pan de mur est projeté vers l'intérieur et les pierres s'écroulent sur les Sœurs réfugiées tout près.
Une sœur demeure inerte sur un matelas... et quand la Mère supérieure arrive près d'elle c'est pour recueillir son dernier soupir: un éclat d'obus l'a traversée de part en part, effleurant sans doute le cœur, ce qui a provoqué la mort instantanée. La veille au soir, elle avait dit: "Si nous devons mourir cette nuit, c'est que l'heure du Bon Dieu aura sonné pour nous, il ne faut pas s'en inquiéter".
Dimanche 9 juillet
Un bombardement de quelques minutes
détruit plusieurs immeubles rue de Bayeux et rue de Bretagne. Les Sœurs du
Christ-Roi (qui ont une école au 45 rue de Bretagne) abandonnent leur maison et vont demeurer avec nous.(erreur de date il s'agit du bombardement du 8 juillet
à 08H00,
trois
groupes de quatre
B-26 américains
lancent d’énormes bombes rue de Bayeux et rue de Bretagne en cherchant à
ensevelir la place de l’Ancienne Boucherie carrefour important vers le centre
ville. En moins de 2 mn tout est
réglé et les sauveteurs rassemblent 50 victimes (morts et blessés). Les
Equipiers d'Urgence
participent
au sauvetage de 18 personnes enterrées dans leur cave.)
Ce plan est coloré en fonction des destructions. Les ruines du bombardement du 8 juillet s'étendent du côté pair de la rue de Bayeux aux bâtiments à l'Est du Quartier Lorge (ou Caserne de la Remonte).
Les Bénédictines qui ont dû l'avant-dernière nuit, se réfugier au Bon Sauveur, alors que leur monastère s'écroulait, demandent à nous confier tout leur mobilier, linge, provisions etc ... qu'elles peuvent encore sauver.
Le couvent des Bénédictines était situé entre la promenade Saint-Julien et la rue de Geôle. Ces religieuses occupaient depuis 1816 l'ancien couvent des Cordeliers. La chapelle avait été rénovée en 1867, recevant de nouveaux vitraux. En juin 1944, l'ensemble est écrasé sous les bombes et seuls des vestiges de la chapelle demeurent aujourd'hui dans la cour de la clinique de la Miséricorde.
Dehors on a l'impression que la délivrance est toute proche les premiers Anglais et Canadiens paraissent dans les rues ...
Samedi 15 juillet
Un groupe d'entre nous va se rendre à Saint Vigor. De leur côté, les Sœurs de la Miséricorde reçoivent de leur Supérieure l'ordre de se rendre à Bayeux. Sœur Marie de l'Annonciation trouve un camion qui doit venir nous prendre à 15 heures. Une liste de vingt noms est lue, le départ s'effectue dans après-midi.
Dimanche 16 juillet
Sœur Marie de l'Annonciation qui s'est
constituée "Sœur tourière de guerre de la Visitation" va rendre une visite à
Monseigneur (Note de MLQ:
Mgr Picaud
êveque du diocèse de Bayeux et Lisieux). Son Excellence insiste pour que la
Mère Supérieure et la majeure partie des Sœurs rejoignent le groupe déjà à
St-Vigor. Chargée de ce message, Sœur Marie de l'Annonciation revient aussitôt à
Caen avec un camion. Toutes les Sœurs désignées s'apprêtent à partir quand ...
notre intrépide aumônier s'y oppose nettement. Lui que, seul peut-être de tous
les caennais, les bombardements n'empêchent pas de dormir paisiblement dans son
lit ! Le nombre des partantes est alors diminué !
Mais à l'arrivée des Sœurs, grande fut la déception de la Révérende Mère de Saint-Vigor. Témoin de ces choses, le Père Mouton, Eudiste, dit qu'en qualité de confesseur de notre aumônier, il va rendre compte à Monseigneur de ce qui s'est passé. Une heure plus tard, la vaillante Sœur Marie de l'Annonciation qui l'accompagnait reçoit de Monseigneur un ordre écrit à l'adresse de notre Supérieure; elle trouve un troisième camion et arrive à Caen à 10 heures du soir. Il n'y a plus à hésiter ... Prévenu, Monsieur l'Aumônier n'y met plus d'obstacle et cinq de nos sœurs restent pour assurer le service de la Chapelle et le soin des réfugiés demeurés ici.
Samedi 12 août
Aujourd'hui, nous avons la joie de rentrer dans notre cher monastère.
Avec ardeur, nous nous mettons à rétablir un peu d'ordre dans les appartements.
Nous gardons de notre séjour à Saint-Vigor un excellent souvenir et les bonnes Mères nous ont dit être très heureuses d'exprimer leur reconnaissance à la Visitation en nous accueillant, pour le bien que nos anciennes Mères avaient fait à leur fondation en la gouvernant pendant plusieurs années.
P.S. : Monsieur le Chanoine PELCERF, curé-doyen de Saint Jean trouva refuge dans le presbytère de la Visitation, apportant avec lui le grand ostensoir qui, presque miraculeusement, avait été sauvé des bombardements et du pillage.
Notre-Dame de Protection séjourna dans notre chapelle plusieurs années, jusqu'à la restauration de l'Eglise St-Jean.
Source. Statue de Notre Dame de Protection dans l'église Saint Jean
Et notre chapelle servit plusieurs années de paroisse aux fidèles de Saint Jean, refugiés dans le quartier.
Un autre témoignage des Sœurs de la Visitation.