Témoignage paru dans la revue « Eglise de Bayeux et Lisieux » N°11, 12 et 13 en mai et juin 1994.

 

IL Y A 50 ANS…1940-1945

SOUVENIRS DES ANNEES SOMBRES DANS LA BATAILLE  COTE ALLEMAND

 

6 juin 1944

Très tôt le matin, on apprend que des troupes alliées ont pris pied sur nos plages au cours de violents combats. Les nouvelles se succèdent au fil des heures. Anglais et Canadiens font l'assaut des côtes du Calvados ; les Américains, du Cotentin. Bayeux a été atteint en quelques heures.

Cette fois, c'est bien le Débarquement en Europe et il a lieu en Basse-Normandie! Joie et... appréhension. Que va-t-il se passer?

Au début de l'après-midi, premier émoi : un bombardement aérien d'un quart d'heure fait des victimes et des dégâts dans le quartier très commerçant de Saint-Jean. On est sur le qui-vive. Le soir, au presbytère Notre-Dame, comme en beaucoup de maisons, on ne se couche pas.

Eglise Notre Dame de la Gloriette au bout de la rue Jean Eudes.

Entre minuit et une heure, des balises lumineuses apparaissent dans le ciel, dont on n'en devine pas encore la signification.

Puis, tout-à-coup, c'est l'arrivée par vagues des "forteresses volantes" (Note de MLQ: nom donné par les Caennais aux bombardiers lourds quadrimoteurs ) déversant leurs tonnes de bombes dans l'espace balisé.

Aux premières secondes, on se précipite dans la crypte de l'église, crypte peu profonde où se trouvent quelques tombeaux.

Réflexe de fantassin, les tranchées de la Place de la République, à 300 m, me paraissent plus sûres. J'y cours. Je n'ai pas le temps de franchir le portail du jardin. Je suis stoppé par l'avalanche des bombes sur le quartier. Plaqué au sol, sans protection, entendant tomber les ardoises de l'église et voler en éclats les vitraux, je vais passer là une bonne heure.

Localisation: A gauche l'église Notre Dame de la Gloriette à droite la place de la République.

La place de la République devant l'Hôtel de ville, à droite le dôme de Notre Dame de la Gloriette

Quand cesse le bombardement, je retrouve mon curé et Delphine verts  de peur et sans doute le suis-je moi-même. J'attrape mon casque de la Défense Passive et je cours cette fois vers la Place de la République. Je la trouve labourée par les bombes. Dans la partie la plus proche de l'église, celle où je comptais me réfugier, c'est là qu'il y a le plus de victimes: des morts, des blessés. Les survivants sortent couverts de terre, hagards. Parmi eux, le Père GUILLAUME, le Père LENAULD, l'aumônier des étudiants. A la lueur des incendies, on y voit comme en plein jour. Vision d'épouvante!

Regroupés, les membres de la Défense Passive, des Equipes d'Urgence explorent les quartiers pour porter les premiers secours. Impossible de raconter en détail.

Un fait parmi d'autres: à l'angle d'une rue, je perçois de faibles appels à travers l'amas de pierres d'une maison écrasée. Le dialogue s'établit difficilement : il y a là, dans la cave, plusieurs familles, dont une que je connais très bien. Nous entreprenons le déblaiement avec d'infinies précautions pour ne pas provoquer l'effondrement de ce qui tient encore. Enfin, au bout de trois heures, sortent de la cave 17 personnes. La dernière, une mère, tient son fils mort dans ses bras, telle une Pieta. Dès la première bombe, une pierre s'était détachée, lui écrasant le cervelet.

Toute la journée se passe ainsi à rechercher, transporter les blessés dans les postes de secours, à relever les morts. Leur liste s'allonge avec les heures.

J'ai à peine le temps dans l'après-midi d'aller en vélo au quartier Sainte-Thérèse voir ce qu'est devenu mon père. Il est vivant, mais notre maison est totalement sinistrée : elle a pris des obus de plein fouet.

De retour à Notre-Dame, j'apprends que l'un des communiants de l'avant-veille a trouvé la mort. Pauvres parents qui étaient si heureux autour de lui!

Le Père POUGHEOL a été tué également dans la nuit. Ce serait en portant secours à des blessés.

Dans l'église Notre-Dame sont conservées des reliques insignes de Saint-Jean-Eudes, fondateur du Séminaire. Il faut absolument les préserver. Un paroissien, M. Liot, se charge de les porter, en brouette, à Saint-Etienne.

La population évacue massivement vers le sud. Notre paroisse se vide en quelques heures. Mon curé et Delphine prennent la route avec les réfugiés. Pour moi, la question ne se pose pas. Membre de la Défense Passive, je dois rester à mon poste, au milieu des rares habitants du quartier qui ne veulent pas quitter : une centaine sur quelque 3 000.

Les Alliés espéraient prendre Caen aussi rapidement que Bayeux. Mais ils sont contenus à 8-9 km au nord et à l'ouest de la ville, par des régiments allemands aguerris et fanatiques. La bataille va durer de longues semaines.

Tandis que l'église Saint-Etienne devient le principal refuge et que s'organisent les grands postes de secours du Lycée Malherbe, du Bon Sauveur et des Petites Sœurs des Pauvres, j'élis domicile dans la crypte de Notre-Dame. M'y rejoignent près de 20 réfugiés, dont le sacristain, un ancien facteur, et sa famille, le tenancier d'un bar louche et sa femme enceinte, un couple de vieux évangélistes. Au bout de quelques jours, se présente également le Chanoine AUGER, le vieux supérieur du collège Sainte-Marie. Je lui dis "Votre collège est écrasé. Vos élèves et vos professeurs sont dispersés. Vous devriez vous mettre à l'abri à la campagne. Non, répond-il, tant que j'aurai une famille d'élève dans la ville, je veux être auprès". Et il passe ses journées à visiter les gens et leur remonter le moral.

Personnellement, je dis la messe vers 8 h, quand je peux, dépoussiérant l'autel à chaque fois. J'ai la plupart du temps une assistance. Puis je rejoins la D.P. On parcourt les ruines d'où se dégage une odeur pestilentielle; on cherche les blessés éventuels, on relève les morts, on essaye d'empêcher le pillage, on prête la main aux pompiers débordés par les incendies. Je vois ainsi un matin l'abbé Michel Poirier manier un gros tuyau près d'un immeuble en feu. C'est la dernière fois que je le vois : il mourra avec l'abbé Ruel , son curé, lors du bombardement du 7 juillet.

Des bombardements aériens, des tirs d'obus fusants nous obligent parfois à interrompre notre travail.

L'approvisionnement de la ville est assuré par des volontaires des Equipes d'urgence qui, au péril de leur vie, se rendent dans les dépôts prévus ou à la campagne. Je prends mes repas tantôt à la crypte, tantôt invité au passage par quelques paroissiens. Il est des jours où le pain manque, d'autres où la viande est réduite à quelques dizaines de grammes. Un commerçant a résolu le problème de la boisson. Il m'annonce "Je ne vais pas attendre que ma cave soit écrasée. A partir d'aujourd'hui je vide mes meilleures bouteilles". Et quand je déjeune chez lui, même si le menu est frugal, on ne boit plus que de grands crûs, car sa cave est bien pourvue.     

La bataille s'éternisant, chaque jour voit de nouveaux départs. A mon grand soulagement, mon père décide de partir à son tour, pour se rendre chez notre oncle, dans le Pays d'Auge.

Les incendies ne cessent pas. A peine l'un éteint qu'un autre se rallume ailleurs. J'en devine la cause un soir. J'aperçois deux soldats allemands, deux SS reconnaissables à leurs insignes . En courant, ils lancent des plaques par les soupiraux d'une aile de l'Hôtel de Ville proche de l'église. Ce sont des plaques incendiaires : en quelques minutes tout le bâtiment s'embrase. Il abrite la bibliothèque municipale. Il n'en restera rien.

L'hôtel de ville à gauche la bibliothèque côté cour, à droite la façade.

Les SS ne se privent pas non plus de piller. On en voit emporter des postes de radio. Dans des chars abandonnés par eux, on trouvera des objets, de la lingerie volée dans les magasins.

La vie à la crypte devient familiale. Les repas du soir se prennent souvent en commun à l'entrée, pour se précipiter à l'intérieur en cas de bombardement. Il se trouve toujours alors quelqu'un pour crier: "Prions. Disons du chapelet". La femme du tenancier de bar est la première à le réciter. Lui se tient respectueusement. Le mari évangéliste est un brave homme, gentil avec tout le monde. Sa femme est quelquefois prise d'une sorte de crise d'hystérie. Elle annonce le pire, sous les protestations des autres qui la font taire. Un soir de longue alerte, elle recommence à vaticiner d'un ton déclamatoire "Le châtiment de l'Eternel est sur nous. Nous allons tous périr, nous les grandes personnes, car nous avons tous péché. Seuls survivront les bébés innocents !". Alors on entend le sacristain demander en homme positif "Et qui les élèvera ces pétiots là, si on est tous morts ?". Sa question pleine de bon sens déclenche le rire général et coupe court une fois pour toutes aux prédictions de la prophétesse de malheur.

Un matin, je confesse après la messe. Soudain un tir d'artillerie sur le quartier. La pénitente sort d'un bond du confessionnal au moment où je lui donne l'absolution. Elle crie: "Oh mon Dieu, que j'ai peur !". Pour la calmer, je lui dis: "Ce n'est pas un péché, venez avec moi sous la crypte". Nous y retrouvons les habitués qui récitent déjà le chapelet. L'alerte passée, la brave dame repart, rassurée.

15 juin

En accord avec la DP, je pars en vélo dans la Vallée de l'Orne. J'ai appris qu'un groupe de nos paroissiens est réfugié à Trois-Monts. Je vais les voir et essayer de rapporter de la campagne un peu de ravitaillement supplémentaire pour les gens de la crypte.

Ceux que je cherche sont en effet, à plusieurs familles, dans la propriété du maire, Mme Leclercq. Retrouvailles, échange de nouvelles. Mme Leclercq, qui a deux fils au séminaire, m'offre à dîner le soir et le gîte pour la nuit. Au repas, apparaît un monsieur dans la cinquantaine que Mme Leclercq appelle "oncle Jean", un réfugié de sa famille sans doute. Pendant le dîner, on continue d'échanger des nouvelles. Oncle Jean parle peu. Mais au sortir de table, il s'approche de moi et, comme il fait très beau, il me dit : "Voulez-vous venir dehors ?". Et, à l'écart, il me fait comprendre qu'il est là pour autre chose que se reposer. Il me pose des questions sur ce qui se passe à Caen, sur l'état d'esprit des Caennais, ce que je peux voir des mouvements de troupes allemandes. Je lui pose la question : "Vous êtes de la résistance ?". Il opine de la tête en ajoutant: "Je compte sur vous pour ne parler de moi à personne".

Le lendemain matin, à l'église où m'a accueilli le curé, l'abbé Noblet, je célèbre la messe, à laquelle assistent les paroissiens de Notre-Dame. Et je repars, les sacoches garnies de beurre et de viande dont j'ai réussi à faire l'emplette entre temps. En me quittant, un bijoutier de la rue du Moulin me glisse:

Localisation de la rue du Moulin.

"Tâchez de voir ce qui se passe dans mon magasin".

Au retour un combat d'avions a lieu dans le ciel de Saint-Martin de Fontenay. L'Anglais va s'écraser dans la plaine en direction d'Ifs. Mais l'Allemand est certainement touché, lui aussi: il dégage une longue fumée noire et descend vers la vallée de l'Orne où je le perds de vue.

Des hauteurs de Fleury, j'aperçois Caen brûler. On dirait un immense brasier. On n'y pense pas quand on est dans la ville, mais de loin je me pose un instant la question: "Comment rentrer dans cette fournaise". Pourtant, il le faut.

Localisation des villes citées

A Caen, je vais aussitôt à Saint-Etienne, comme souvent. C'est là qu'on apprend des détails sur le déroulement de la bataille, car des éléments de la résistance ont pris contact avec les Alliés. Je donne de mon côté des nouvelles des réfugiés de Trois-Monts.

VICAIRE A CAEN DANS LA TOURMENTE

19 juin

Dans les jours qui suivent, selon ma promesse, je me rends à la bijouterie en gros de la rue du Moulin. Elle est au premier étage au fond d'une petite cour. La porte d'entrée a été enfoncée et des pilleurs ont déjà fait une razzia. Je réquisitionne des scouts, et dans des sacs à charbon trouvés sur place, nous emportons de la marchandise qui nous semble précieuse. Je la transporte dans la chaufferie de l'église où elle attendra le retour du propriétaire.

Le 19 juin, je refais une visite au magasin. J'entends tout à coup des cris ils me semblent provenir d'une pièce dans l'angle. Les deux fenêtres se touchent presque. Je monte sur le rebord de celle près de laquelle je suis et m'apprête, d'une enjambée à me poser sur l'autre, en me retenant au tuyau de gouttière qui descend entre les deux. A ce moment précis, je sens comme un souffle de bombe, la gouttière se détache du mur et je tombe dans la cour sur un tas de gravats. Je me relève aussitôt et me précipite dans la rue où je tombe sans connaissance. Des pompiers à proximité me voient; ils me transportent à l'hôpital du Bon Sauveur, où m'accueille aux urgences le Docteur Jean L'HirondeI. Je reviens à moi. Mes blessures sont sans gravité: bras droit cassé, lèvre supérieure fendue, quelques ecchymoses. Un interne me recoud la lèvre, très bien. Le docteur L'Hirondel examine mon casque posé sur le brancard. Il est complètement embouti, du cimier à la visière. "Eh bien, me fait-il, vous l'avez échappé belle. Sans votre casque, c'est votre boite crânienne qui serait emboutie". On me réduit la fracture du bras et on me retient plusieurs jours de crainte que d'autres séquelles ne se manifestent.

Je peux enfin retourner à Notre-Dame, bras en écharpe et sparadrap au visage. Mais impossible de monter à bicyclette, ce qui me gêne beaucoup. Le Docteur L'Hirondel habite sur la paroisse Notre-Dame. Lorsqu'il me revoit, il me demande: "Qu'avez-vous fait de votre casque? Je l'ai jeté, je ne pouvais plus le mettre. J'en ai un autre. Vous auriez dû le garder. Pour moi, il était la preuve de l'efficacité d'un casque contre les gros chocs".

Les Allemands deviennent très nerveux : ils subissent la pression croissante des forces alliées. Des ordres d'évacuation totale de la ville nous parviennent : on ne bouge pas.

Le 3 juillet, vers 11 h, je suis dans la rue Saint-Laurent, tout près de l'église.

Localisation de la rue Saint Laurent devant le parvis de l'église et derrière l'Hôtel de ville

Un homme accourt vers moi : "Cachez-moi, cachez moi, je vous en prie, je suis poursuivi par les Allemands. Je l'emmène vite à la sacristie. Il m'explique, tout essoufflé, qu'il vient de la zone alliée. Il a traversé la ligne de feu. Mais, repéré par des Allemands, il a zigzagué dans les rues jusqu'au moment où il est tombé sur moi. Il ajoute: "Vous êtes l'abbé d'ici? Oui, le vicaire. Je vous connais de nom. Je suis résistant, de la compagnie Scamaroni (c'est la première fois que j'en entends parler). Je suis armé".  Réalisant que c'est sérieux, je décide de le faire monter immédiatement au clocher, dont l'accès est dans la tribune, derrière le grand orgue. Je lui recommande: "Ne sortez pas d'ici avant que je ne revienne".

Je ressors dans la rue. Des Allemands sont là qui inspectent les alentours. Ils m'abordent : "Avez-vous vu un homme courir?" Je fais l'innocent: j'en ai vu plusieurs qui allaient s'abriter à cause des tirs d'artillerie. Non, un qui allait en direction de l'église. "Il faut jouer le jeu: "Allons-y, dis-je. Vous regarderez vous-mêmes. "A l'église, nous parcourons la sacristie, le chœur, la nef et les bas-côtés. Je soulève les voiles des confessionnaux. Mais je me garde bien de regarder vers la tribune. Ils repartent pousser plus loin leurs recherches. Je respire.

Mon résistant restera deux jours et demi dans le clocher. Je le ravitaille à l'insu des réfugiés. Je ne sais pas son nom et ne veux pas le savoir pour ne rien avoir à révéler si on vient m'interroger à nouveau de façon plus ... musclée.

J'apprendrai qui il est deux mois plus tard. C'est le lieutenant Tanneguy d'Oilliamson, du château de Fontaine-Henry. Il a tout raconté à sa mère: elle vient me remercier. Il sera tué en Indochine. La vieille comtesse d'Oilliamson me demandera alors de célébrer sa messe d'inhumation dans l'église de Fontaine-Henry.

7 juillet

La tension est encore montée. On sait les Alliés tout près. De violents combats se déroulent à l'ouest, autour de l'abbaye d'Ardenne.

Le 7 au soir, tout le monde est anxieux. A 23 h, (en fait 22H) arrivent les escadrilles de forteresses volantes , comme dans la nuit du 6 juin. Elles commencent leur pilonnage. Montre en main, il dure 52 minutes! Je me dis: s'ils reviennent, c'est donc pour détruire le reste de la ville. On tremble de peur; on prie tout bas, on n'a plus le cœur de le faire à haute voix. Quand le silence revient, on est étonné d'être encore en vie.

Je sors à nouveau rejoindre mes équipiers de la D.P. Nouvelles recherches dans les quartiers écrasés, notamment celui de Saint-Pierre jusqu'au calvaire, à la limite du front nord.

En haut à droite le calvaire Saint Pierre, en bas l'église Saint Pierre, en bas à gauche l'église Notre Dame de la Gloriette

Les troupes allemandes ont de lourdes pertes, mais on déplore aussi beaucoup de victimes parmi les habitants. L'abbé POIRIER, vicaire de Saint-Pierre, a trouvé la mort ce soir-là. Son curé, l'abbé RUEL, est sorti vivant de leur abri, mais il meurt peu après , sans doute intoxiqué par les gaz qu'il a respirés.

Toute la journée du 8, c'est un afflux de blessés dans les postes de secours.

9 juillet

On a compris que le raid aérien et le tir massif d'artillerie de l'avant-veille préparaient l'assaut des Alliés. Il commence en effet à l'aube de ce dimanche 9 juillet. Après ma messe dite à 8 h 30, je pars vite aux nouvelles à Saint-Etienne. Je rencontre le curé, Mgr des HAMEAUX , le doyen de Saint-Jean, l'abbé PELCERF et salue des réfugiés. Vers 11 h 30, on signale les assaillants -des Canadiens- à moins d'un kilomètre dans la rue de Bayeux. Il est grand temps que je rentre à Notre-Dame où l'on m'attend pour déjeuner. Au moment où l'on barre les portes, je me glisse par celle de l'abside qui se referme derrière moi.

Une fois dans la rue, je m'aperçois avec stupeur qu'elle est déserte. Me voici avançant seul, face à une mitrailleuse allemande en position de tir, place des Tribunaux, avec ses servants à plat ventre, le tireur, doigt sur la gâchette, les deux autres, bandes de balles aux mains. Une deuxième mitrailleuse est en même position place Malherbe. Enfin, un guetteur est posté Parvis Notre-Dame. Je marche en évitant de me retourner pour ne pas avoir l'air de servir de guide aux Canadiens sur le point d'apparaître. Je me sens observé par les Allemands, à la merci d'une balle qui me clouerait au sol, s'ils jugeaient mon allure suspecte. En pénétrant dans le jardin du presbytère, adossé au portail, je pousse un "ouf" de soulagement.

On déjeune hâtivement, en tendant l'oreille. A midi et demi, des tirs éclatent dans le boulevard Bertrand, dont nous sépare seulement le jardin de la Préfecture. Ils durent une demi-heure, puis s'éloignent.

Localisatios: abside de Saint-Etienne, la place des Tribunaux, la place Malherbe, le parvis de Notre-Dame, laPréfecture et le Bd Bertrand.

Je vais entrouvrir doucement le portail. Un factionnaire est toujours là, mais l'uniforme a changé. C'est un CANADIEN!

Je cours vers lui: à ses pieds l'Allemand est étendu, mort.

Je donne l’accolade à ce garçon de 20 ans qui me dit tout de go, avec son accent québécois qui ressemble à celui de notre Bocage normand : "C'est ma mère qui va être contente quand elle saura que le premier Français que j'ai vu à Caen, c'est un prêtre". Puis, montrant les ruines: « Ah ! c’est tout cassé, Caen ! »

Je vais vite chercher les autres réfugiés... et ramène deux bonnes bouteilles de vin, d'une cachette confiée à ma garde par mon curé avant son départ.

Nous déposons le corps de l'Allemand tué près de l'église, en attendant que la D.P. l'emporte à la morgue.

Puis tout le groupe embrasse le factionnaire canadien. Je lui offre du vin ainsi qu'aux réfugiés. On trinque avec lui, la scène ne dure que quelques minutes. D'autres canadiens arrivent. Leur sous-officier dit : "Pour nous, la guerre continue" et, en formation de combat, ils se dirigent précautionneusement vers la place Foch et l'Orne, leur objectif de la journée.

Localisations:en haut l'église Notre-Dame, en dessous la place Foch et la rivière Orne

Tout se précipite depuis le passage de cette avant-garde. Les compagnies d'infanterie canadienne déferlent. Ce sont les gars du Régiment de la Chaudière, du Québec. (je ne doute pas un seul instant que le vicaire Michel Durand ait rencontré des "Chaudières" à Caen mais le 9 juillet cela est improbable ce régiment se battait à Carpiquet, voir sur cette carte canadienne son positionnement les 9 et 10 juillet; la seule hypothèse étant qu'il s'agissait d'interprétres incorporès dans des régiments anglophonnes, mais il faut savoir également que des francophones étaient incorporés dans des régiments anglophones, il y a suffisamment de témoignages de Caennais qui ont renconté le 9 juillet des Canadiens qui parlaient français -avec l'accent du patois normand selon certains- ! pour ne pas en douter. On peut citer le 7th Reconnaissance Rgt (17th Duke of York’s Royal Canadian Hussars) régiment à recrutement montréalais qui comportait beaucoup de francophones.)

Les Allemands sont embusqués des deux côtés de l'Orne pour retarder leur avance. Les tirs de mitrailleuses et de mortiers claquent toute l'après-midi.

Les résistants se montrent au grand jour avec armes et brassards à Croix de Lorraine .

Vers la fin de l'après-midi, s'improvise devant Saint-Etienne une émouvante cérémonie. Le drapeau français est hissé solennellement au mât, la "Marseillaise" est chantée. La Compagnie Scamaroni, composée des résistants rend les honneurs, puis défile sous le commandement du Commandant Léonard Gille . A quelques centaines de mètres, se déroulent toujours des combats.

Vers 19 h, le sous-officier vu au début de l'après-midi, revient à Notre-Dame. Il nous annonce : "Un des gars qui était là tantôt a été tué. Un autre éclaireur est tombé boulevard Bertrand". Les larmes nous viennent aux yeux. Ces garçons du Québec, qui parlent français, nous sont devenus tout à coup si sympathiques. Les voir mourir presque sous nos yeux, penser aux centaines qui sont déjà tombés sur nos plages, nous crève le cœur. Mélange de tristesse et de joie en ces toutes premières heures de la LIBÉRATION.

Les jours qui suivent le 9 juillet

Caen n'est libéré qu'aux trois-quarts. Les Allemands occupent toujours, sur la rive droite de l'Orne, les quartiers de la gare, de Vaucelles et de Sainte-Thérèse, d'où ils tirent avec toutes leurs armes, sauf l'aviation à peu près disparue.

Il ne fait pas bon s'aventurer à plus de 100 m de l'église Notre-Dame, en direction de la Prairie. J'en fais l'expérience. Traversant la place de la Préfecture, je me jette à terre en entendant siffler autour de moi des balles de mitrailleuse tirées des bords de l'Orne. Plusieurs jours après, une jeune fille est tuée, au même endroit, faute de s'être courbée.

Les Canadiens consolident leurs positions : il en arrive tous les jours.

Tous sont impressionnés par l'état de la ville, l'étendue des ruines, le nombre des victimes civiles, morts et blessés. "On ne croyait pas que c'était à ce point", me dit l'un d'eux.

On voit venir à Saint-Etienne de hautes personnalités, de grands chefs. Montgomery est l'objet d'une ovation. Il arrive directement de son poste de commandement de Creully (le PC de Montgomery était depuis le 23 juin à Blay), d'où il dirigeait la bataille des plages. Film de la visite.

Le General Law Bernard Montgomery, commandant du  21st Army Group sur le parvis de Saint Etienne, le 11 juillet 1944.

Celui qui déchaîne le plus d'enthousiasme, c'est le général Kœnig , car il est Caennais, il a fait ses études à Malherbe et au collège Sainte-Marie (à l'époque rue de l'Oratoire) et tiré son premier coup de feu à l'Avant-Garde caennaise pendant sa préparation militaire.

Un matin, je parle à un commandant canadien, dépourvu de tout accent. En 1971, j'irai au Canada. Ce commandant, Hugues Lapointe , sera devenu gouverneur du Québec. Présenté à lui parmi mes camarades évadés de guerre, je lui rappellerai notre rencontre de juillet 44, dans les rues de Caen. Alors il m'embrassera deux fois, en disant visiblement ému: "Ah ! Caen ... que ce fut dur pour vous ... et pour nous !".

Des Bayeusains viennent nous visiter, dont notre évêque, Mgr PICAUD .

Ils sont tout étonnés de voir que Caen est toujours la cible de l'artillerie allemande. Ils la croyaient redevenue aussi calme que Bayeux, qui n'a pas entendu un  coup de fusil. En général, ils rentrent vite chez eux. Certains ont l'inconscience de se plaindre du bruit "terrible" des bombardiers qui décollaient non loin d'eux. Ces bombardiers qui semaient la mort et l'épouvante sur Caen et d'autres villes de toute la Basse-Normandie.

17 juillet

Très tôt le matin se déclenche un formidable tir d'artillerie anglaise et canadienne. (ce bombardement d'artillerie dans le cadre de Operation Atlantic a lieu le 18 et non le 17, entre 05H45 et 19H00 24 000 obus Canadiens ont été tirés sur Vaucelles).Un officier et un sous-officier se présentent au presbytère, me disant: "Il faut que nous montions au clocher de l'église". Je leur en indique l'accès. Ce sont des observateurs: ils passent toute la journée à régler le tir des batteries reliées à elles par le téléphone de campagne.

En descendant, ils me remercient, ajoutant : "Vous venez d'assister à la plus grosse préparation d'artillerie, en liaison avec notre aviation, depuis le débarquement".

"Préparation" : j'en déduis que l'offensive ne va pas tarder.

En effet, le surlendemain, mercredi,  les Canadiens franchissent l'Orne.

Guidés par des résistants qui connaissent bien la ville, ils investissent Vaucelles et Sainte-Thérèse et poussent assez loin dans la plaine. Le soir, la BBC annonce:

"Le village de Vaucelles est pris".

Cette fois, Caen est libéré !

On s'occupe en priorité des blessés : beaucoup sont transportés à Bayeux, pour dégager les centres de secours de Caen.

Lendemains de la Bataille

La "Bataille de Caen" est terminée. Le calme ne revient pas immédiatement pour autant. A l'est, en direction de la côte, les Allemands ne sont pas loin. Ils continuent de tirer au canon sur la ville.

Une fois nous avons très peur. A une heure de l'après-midi, nous voyons l'aviation anglaise bombarder les hauts-fourneaux (nom donné par les Caennais à la Société Métallurgique de Normandie (SMN) à Colombelles), à 4 km à peine du centre-ville. Si donc les Anglais bombardent,  c'est que les Allemands sont revenus.

Source. Photo en infrarouge d’un  bombardier moyen North American Mitchell Mk II,  au-dessus de la SMN sous la fumée d’un bombardement

Ce n'est pas cela. Le matin, une division polonaise a traversé Caen (la 1ère Division blindée polonaise débarquée les 1 et 2 août à Gold et Arromanches et engagée le 8 août dans Operation Totalize). Je l'ai croisée: elle se dirigeait vers le front au-delà de Colombelles.

Source page 203 de ce livre, quai Hamelin le long de l'Orne la 1ère Division blindée polonaise traverse Caen.

C'est elle que les bombardiers anglais attaquent par erreur. Tragique erreur, qui fait d'assez nombreux morts et blessés. Le soir, un communiqué embarrassé de la BBC annonce "la méprise due à l'instabilité du front à cet endroit" (Note de MLQ: en fait des bombardiers américains de la 8th Air Force , 350 pertes: canadiens, britanniques et polonais). Pauvres Polonais qui en subissent déjà tant dans leur pays, depuis cinq ans!

C'est seulement le 15 août (en fait le 17) que le dernier obus allemand tombe dans Caen.

15 août

Dans l'après-midi,  a lieu à Saint-Etienne un Te Deum d'action de grâces. A la foule des Caen nais, s'est jointe une importante délégation de Canadiens et d'Anglais,  Ils ont exprimé à plusieurs reprises leur étonnement que l'accueil de Caen soit moins enthousiaste que celui de Bayeux.

C'est le doyen de Saint-Jean, l'abbé PELCERF, qui prend la parole, avec son éloquence coutumière, sobre et qui porte. Depuis le 6 juin, il est sur place parmi les réfugiés. Le curé, Mgr DES HAMEAUX et lui, soutiennent moralement, spirituellement, tous les réfugiés et même toute la population caennaise.  Je vais souvent les voir et je repars toujours réconforté.

Dans son allocution du 15 août, il s'adresse directement aux libérateurs : "Vous nous trouvez moins démonstratifs que d'autres. N'oubliez pas que nous venons de passer de longues semaines au milieu de nos milliers de morts et de blessés, au milieu de nos ruines, au milieu des Allemands, des SS qui nous pressaient de plus en plus de partir. Nous sommes restés un mois et demi dans cet enfer, pour être là quand vous arriveriez, pour qu'il n'y ait pas que des amoncellements de pierres à vous recevoir, pour vous dire merci d'être venus nous rendre à la liberté. Mais n'en exigez pas davantage. Ne demandez pas que nos larmes se changent en rires en un instant. Respectez nos cœurs qui saignent". Il vient d'exprimer ce que ressentent tous les Caennais. Quand il termine, un silence impressionnant règne un long moment dans l'immense abbatiale archicomble.

Puisque j'ai du temps, je fais de la théologie, je compose l'épreuve écrite de mon "examen de jeune prêtre" (formation permanente), prévu en novembre. Quand je la remettrai au vicaire général, des semaines plus tard, il lève les bras au ciel: "Pas possible! Vous avez trouvé le temps de vous en occuper. Eh bien, je vous dispense de l'oral. Votre écrit comptera pour l'examen entier". Ce qui fut fait.

L'hôtel de ville après les bombardements, à droite dans le fond de la rue Jean Eudes l'église Notre Dame de la Gloriette

29 août

Retour de mon curé, l'abbé Victor HARDY, avec Delphine. Il a passé l'été à la campagne chez un ami, le curé de Tortisambert. Longs récits de ce que nous avons vécu de part et d'autre.

Je lui avoue avoir prélevé deux bouteilles sur sa réserve, le 9 juillet. Il remarque, comme à regret : "C'étaient les deux meilleures". A quoi je réponds, cynique: "C'est bien pour cela que je les ai choisies. La libération de Caen valait bien ça !".

Michel DURAND

 

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