Témoignage présenté dans ce livre

Le « fichier » qui a pour mission de procéder au recensement permanent des hôtes du Lycée, par professions, afin que l'on sache à tout instant où trouver le personnel qualifié pour tel ou tel travail. Ce fichier est de la plus grande utilité pour le service de la main-d’œuvre chargé de mettre the right man in the right place. Ce service fonctionne à merveille. En voici la raison selon son directeur, M. Subrenat, qui ne manque d'humour.

« Une opinion publique mal informée a pu s'imaginer - et continue peut-être de s'imaginer encore - que la direction du service Main-d’œuvre était responsable de la marche de ce service.

C'est une erreur.

Le vrai directeur de la Main-d'œuvre était le... " pinard "  . En voici la preuve.

Un matin de forte chaleur, vers 11 heures, M. C... et M. D..., notre équipe de terrassiers, est au travail quelque part du côté, des feuillées.

M. C..., le chef d'équipe, assez petit, rouge et légèrement bedonnant, travaille à, plein rendement, c'est-à-dire que successivement il crache dans ses mains, donne des coups de pioche et s'appuie sur le manche de sa pelle en donnant son avis sur la situation. M. D..., lui, comme d'habitude, travaille sans dire un mot.

Pendant ce temps-là, la direction de la Main-d’œuvre reçoit une demande urgente de travailleurs : il s'agit de nettoyer la cuisine. Plus personne n'est disponible. Comment faire ? On pense ù l'équipe de terrassiers qu'on va distraire de son travail pendant une heure.

M. C..., pressenti, nous répond d'un air très digne : « la terrasse, c'est la terrasse et la cuisine, c'est la cuisine ».

Comme raisonnement, rien à dire, c'est d'une logique inattaquable. Alors nous nous faisons pressants, insinuants, voire même enjôleurs. Nous ouvrons de larges perspectives au bout desquelles se dessine un bon verre de pinard.

Comme nous nous arrêtons pour reprendre souffle, la voix calme de M. D... se fait entendre, s'adressant à son camarade.

- "Ecoute, C... Tu sais bien que nous n'avons rien à refuser à ces messieurs de la main-d’œuvre !"

Puis très grand seigneur se tournant vers nous:

 -"Nous allons aller la nettoyer, cette cuisine..."

Et en voici encore une autre preuve.

M. Z... est un des fidèles de la corvée de nettoiement. Après la libération de Caen, il est resté à son poste. Et vous savez que les Alliés, dans les jours qui ont suivi leur entrée à Caen, ont fait nettoyer le Lycée à grande eau. La pièce sous le grand escalier où eut lieu pendant un certain temps la distribution des vivres aux évacués, doit également être nettoyée. On charge M. Z... de la besogne. Lance d'arrosage en main, il n'y va pas avec le dos de la cuillère. Trois minutes lui suffisent pour inonder le réduit où des mains charitables avaient déposé des kilos de laine à distribuer aux mamans du centre.

Des rugissements s'élèvent. On accourt. Le capitaine français de l'Army, très service, chargé de superviser l'ensemble du nettoyage, est en passe de prendre une crise de nerfs sous l',œil étonné de M. Z.., qui lui dit avec une sombre fierté en contemplant son œuvre :

- "Hein ! ça marche ! du temps des Allemands on n'aurait pas nettoyé comme ça."

Le capitaine retrouve son souffle pour « incendier «  le malheureux M. Z.., et nous demander de le priver de vin pendant.., huit jours. Puis il lui enjoint d'arrêter immédiatement l'inondation et d'éponger l'eau qui ruisselle de partout. Une heure se passe. Penché de nouveau sur ma table, j'entends un léger bruissement. Je lève la tête. C'est M. Z... qui arrive sur la pointe des pieds avec un bon sourire qui se cache dans une barbe de quinze jours.

-"Hein, M. le directeur (sic) vous ne croyez pas que j'ai mérité un bon coup de pinard après avoir épongé toute celle eau ?"

Quand je vous disais que c'était le pinard qui avait fait marcher la main-d’œuvre.

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