Avec sa famille Philippe Bauduin , 14 ans, assiste aux bombardements de Caen, puis passe un été inoubliable dans le Bessin.

 

Le 5 juin, je passais mon certif. Comme je n'étais pas très bon en dictée, je n'étais pas sûr du résultat, et donc la nuit suivante, je n'ai pas très bien dormi parce-que ça me souciait. C'est comme ça que j'ai entendu les bombardements du petit matin sur la côte. Le matin, mes parents ont compris que c'était le Débarquement : mon père faisait partie de la Défense Passive et on a lui a demandé d'aller ouvrir des tranchées place Saint-Martin, dans le quartier Saint-Etienne.

Place Saint-Martin avant guerre et après la libération avec les tranchées. AGRANDISSEMENT

J'ai passé la matinée dans l'attente. Mais c'est vrai que ça faisait longtemps qu'on attendait. Des mois, voire des années! On avait une maison à Ver-sur-Mer, et je me rappelle qu'un de nos voisins nous avait envoyé une carte de vœux pour l'année 1944, avec la phrase suivante : "Est-ce qu'on verra des baigneurs sur la côte ?", sous-entendu, est-ce qu'ils débarqueront cette année?


Vers midi, il y a eu une éclaircie, et c'est à ce moment-là que la première vague d'avions est arrivée pour bombarder Caen. On voyait les bombes se détacher des avions, briller dans le soleil; se balancer un peu dans les airs avant de descendre à la verticale vers l'île Saint-Jean, dans le quartier de la Prairie. Ils visaient les ponts sur l'Orne.

Pour la première fois de toute la guerre, on sentait qu'on était susceptibles d'être touchés, mais ça ne nous empêchait pas de sortir dans le jardin. Le soir, on a couché à l'Abbaye aux Hommes. Il y avait une vieille croyance qui disait que lorsque les tours de Saint-Etienne seraient démolies, ce serait la fin de la monarchie anglaise: comme on pensait que les pilotes anglais étaient cultivés et connaissaient cette croyance, on se disait qu'ils épargneraient le quartier ... Mon père a été chargé de peindre des grandes croix rouges sur les toits de l'abbaye et du lycée Malherbe.

Captures d'écran de ce film, la façade et la toiture du Lycée Malherbe avec deux "Croix Rouges"

A l'Abbaye aux Hommes, on s'est installés dans une petite chapelle et on est restés là deux ou trois jours. Les gens faisaient la cuisine sur des réchauds, c'était un pique-nique permanent. Il y avait des femmes qui accouchaient, des prêtres qui aidaient tous les gens comme ils pouvaient avec des équipes de jeunes de la Croix-Rouge. C'était une vie de bohême, sans informations, dans le bruit des bombardements et au milieu des nuages de fumée.

Mon oncle (M. Raymond Bauduin) était directeur administratif de l'hôpital Clémenceau. Les Allemands y avaient installé un hôpital de campagne. Mais dès l'après-midi du 6 juin, ils l'ont abandonné, et mon oncle nous a fait savoir qu'on pouvait venir s'y installer. On a alors traversé tout Caen à pied.

Localisation du lycée Malherbe et de l'hôpital Clemenceau. AGRANDISSEMENT

La ville était complètement détruite, déserte, et en feu. Je me rappelle que sur la place de la République, la façade avant de l'hôtel de ville était tombée: mais il restait un grand pan de mur d'une centaine de mètres, sur lequel étaient installés des rayonnages. Et sur les rayonnages, des livres, tous bien rangés, comme s'il ne s'était rien passé.

L'hôtel de ville à gauche la bibliothèque côté cour, à droite la façade.

A Clémenceau, il a fallu commencer par tout nettoyer. Car quand les Allemands sont partis, ils ont tout laissé en plan. Le matin du 6, ils avaient commencé à opérer les blessés, et quand on est arrivés, je me rappelle que dans les salles d'opération, il y avait encore des jambes ou des bras qui avaient été coupés et que les chirurgiens ou les infirmiers n'avaient pas pris la peine ou pas eu le temps de jeter. C'est nous qui nous en sommes chargés ...

En rouge l'emplacement du bloc opératoire allemand

On était un petit groupe d'une vingtaine de personnes. Il fallait se débrouiller pour vivre: on allait dans les champs voisins chercher du bétail, et on le ramenait au boucher de l'hôpital qui avait son pistolet d'abattage. Pour l'eau, on prenait une tonne à eau traînée par un cheval, qu'on allait remplir au puits de l'hôpital (qui existe toujours).

M. Trouvay (Lucien Trouvay, ancien ingénieur de la Marine et ingénieur des Hospices Civils de Caen) avait remis en service un vieux puits situé dans le parc, près de la place Saint-Gilles. On pouvait facilement descendre dans ce puits en suivant un escalier en spirale, et on en avait profité pour placer à 20 mètres de profondeur un moteur Bernard. L'eau ainsi amenée à la surface, il fallait la transporter à l'hôpital et ce transport ne se faisait pas sans difficultés et sans risques, le parc étant souvent arrosé d'obus. Le brave Voley (dit "patte de pie", il portait un pilon !), qui se chargea, de cette « corvée» des semaines durant, avec son tonneau et son cheval, mérite bien d'être cité. Ajoutons que la mise en route et l'entretien du moteur de pompage exigeaient de nombreuses descentes dans le puits. M. Trouvay et quelques-uns de ses ouvriers subirent un commencement d'asphyxie par les gaz d'échappement accumulés dans les profondeurs. Source: page 198 de .

Le parc entre l'hôpital et l'hospice Saint Louis( Abbaye aux Dames)

 Il restait aussi quelques provisions dans les placards. Mon oncle avait un camion gazogène et partait régulièrement faire la tournée des grossistes de la région avec qui il travaillait avant. Les magasins avaient été bombardés ou étaient abandonnés, et tout le monde se servait. Donc, il se servait aussi, et il revenait de ses tournées avec des conserves, des pâtes, tout ce qu'il trouvait.

Comme on faisait du feu pour faire la cuisine, forcément ça attirait un peu les bombardements. Toujours au même moment dans la journée, le matin vers 11 heures et puis vers 16 h/17 h. Les Anglais étaient tout près, mais n'arrivaient pas à venir jusqu'à nous. Dans le ciel, on observait les combats aériens. On était vraiment plongés dans la guerre, même si on en était réduits à attendre que ça se passe. On trouvait le temps long et on vivait au jour le jour. On jouait dans les couloirs de l'hôpital, on explorait les anciens casernements allemands en récupérant tout ce qu'on pouvait. Les femmes faisaient du tricot, on jouait au bouchon, aux cartes.

Mon père était toujours requis par la Défense Passive, il était chargé de faire des coupe-feux pour éviter la propagation des incendies en ville. Comme il était architecte de métier, il avait la responsabilité de désigner les endroits où placer les charges explosives dans les bâtiments et les maisons qu'il fallait faire sauter. Quand il tombait sur un cadavre, il l'enterrait.

Le matin du 9 juillet, vers 10 heures, j'ai vu arriver une Jeep avec un blessé dessus.

 Source PA-129031 Une jeep ambulance

Le chauffeur m'a demandé s'il y avait un médecin. Quelques minutes plus tard, des soldats écossais ont commencé à se montrer. J'ai demandé à un soldat de m'écrire son nom et son adresse sur un bout de papier: il venait de Glasgow et s'appelait Hugh Mc Keen. Tout le monde les embrassait. Ils sont restés avec nous pendant une heure environ, mais on n'avait besoin de rien et eux devaient continuer à avancer, alors ils sont partis rapidement. Et là, on a poussé un ouf de soulagement en se disant que c'était terminé.

Cette partie de la ville de Caen a été libérée par des soldats écossais du 1st King’s Own Scottish Borderers (KOSB)  , 9th Brigade, 3rd British Inf. Div.

On est partis alors à Secqueville-en-Bessin, entre Bayeux et Caen, où on a trouvé refuge dans une ferme.

Localisation de gauche à droite: Bayeux, Secqueville-en-Bessin et Caen; carte War Office 1943.

C'est là que j'ai tout appris, avec les Anglais : fumer, faire du troc, conduire (avec le volant à droite !). C'est aussi là que j'ai vu pour la première fois des Noirs, mais que j'ai aussi senti l'odeur de la mort. J'ai aussi découvert leur fantastique matériel et leur capacité à tracer une route ou construire un aérodrome en deux jours. Un équipage de char m'a même emmené avec lui pendant plusieurs heures, jusqu'au moment où c'est devenu trop dangereux, qu'ils m'ont fait descendre et dit de rentrer chez moi. Mais on ne pouvait pas les ignorer : les Alliés étaient partout dans la région avec leurs dépôts, leurs hôpitaux, la circulation intense, et la mer couverte de bateaux.

C'était un énorme bouleversement pour la région et les gens qui y habitaient. Moi, je suis allé de découverte en découverte pendant cet été-là, et en quelques semaines, je suis passé de l'âge d'enfant à l'âge adulte. Toute cette modernité, toutes ces techniques que j'ai vu, ont certainement décidé de ma vocation et de ma carrière d'ingénieur.

A la rentrée 1944, nous sommes revenus à Caen. La maison (rue Saint Manvieu) était toujours debout avec juste un trou dans le toit, ce qui n'était rien. Et j'ai finalement eu mon certif. Les copies avaient brûlé, donc ils l'ont donné à tous les candidats. Mais parmi eux, il y en avait plusieurs qui avaient été tués lors des bombardements. Je me souviens qu'en février 1945, il avait neigé sur Caen.

Hiver 1945, la place Saint Martin et la rue Saint Pierre avec l'église Saint Pierre

 Et que sous certaines ruines, le feu couvait encore et qu'on sentait très nettement dans l'air, l'odeur de la chair brûlée. C'était les cadavres des bombardements de l'été précédent qu'on n'avait pas pu retirer des décombres, et que le feu consumait petit à petit.

 

 Source: page 68 du Hors-Série de La Presse de la Manche - 70e anniversaire du débarquement La Normandie au cœur de l'histoire -

ici deux autres témoignages de Philippe Bauduin

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