LAISSEZ-NOUS PENSERA NOS MORTS

Mgr CHATILLON, aujourd’hui âgé de 95 ans, ancien vicaire général du diocèse de Bayeux-Lisieux, était à l'époque directeur de l'enseignement catholique et avait à ce titre la responsabilité de très nombreux professeurs et élèves.

 

En rouge les endroits cités dans le témoignage

             Nous n'avons survécu que parce que nous avions eu l'idée de laisser ouverte la porte de la cave.

            C'était dans la nuit du 6 juin. Directeur diocésain de l'enseignement libre, je me trouve, avec trois confrères, quelques religieuses et un prêtre du collège Sainte-Marie, au 19 place de la République. La maison avait deux entrées. Dès le début du bombardement nous nous réfugions dans la cave, en partie voûtée. Une bombe tombe directement sur l'immeuble et des gravats obstruent les entrées de la cave. Nous sommes assommés et nous ressentons bientôt une sensation d'étouffement due à l'accumulation des gaz produite par l'explosion.

            Heureusement la porte non fermée est envahie par les gravats et une bouffée d'air frais nous apprend que nous avons une issue de sortie. Une brève exploration nous montre que la maison est à moitié détruite.

            Dehors tout est dévasté. On ne reconnaît pas les rues. Par des gens qui cherchent leur chemin au travers des ruines, nous apprenons que «la ville est rasée» et que les dégâts sont particulièrement importants rue des Carmes, à la clinique de la Miséricorde.

            Nous décidons d'y aller pour voir quelle aide nous pouvons apporter à cette institution où nous connaissons beaucoup de monde.

            Le spectacle est incroyable. Impossible de se reconnaître dans ce quartier que nous connaissons pourtant si bien. Seule l'église Saint Jean offre un point de repère.

            Difficilement nous parvenons au dispensaire de la Miséricorde, quai Vendeuvre. Vision d'anéantissement ! Le dispensaire est soufflé. Le plafond de la grande salle (une dalle de ciment soutenue par des piliers de béton) s'est affaissé, écrasant plusieurs infirmières et les malades. Une des sœurs est vivante, protégée dans une fracture de la dalle de ciment.

            Nous nous joignons aux équipes de secours qui sont déjà surplace. Un peu plus loin, à la clinique, des malades sont descendus par les fenêtres, l'escalier étant détruit.

            Retour place de la République : il faut s'organiser et mettre à l'abri, à l'Institution Saint-Pierre, qui se trouve dans un quartier épargné, les quelques élèves qui n'avaient pas encore été renvoyés dans leurs familles et qui sont des normaliennes de l'enseignement libre.

            A l'Institution, tirs d'artillerie sporadiques.

            Je reste deux ou trois jours à Saint-Pierre. Le temps d'organiser l'évacuation des enfants (il y avait un groupe de normaliennes de l'enseignement libre) dont je suis responsable.

            Puis nous partons, à pied, vers le sud en direction d'Evrecy. Halte à Maizet, dans la famille de la Supérieure de la Miséricorde. De là je raccompagne chacune des normaliennes dans leur famille. Randonnées, souvent sous les tirs d'artillerie ou les mitraillages d'avions vers Caumont-l'Eventé, Aunay-sur-Odon, Falaise... Nous nous abritons dans les fossés. A Caumont, où l'on se bat, la maison de la jeune fille que j'accompagne est dans les lignes alliées. On arrive à se faufiler.

            Tout notre petit monde à l'abri, je retourne à Caen. Ce qui reste de la maison où nous demeurions a été pillé. Je peux sauver quelques livres et affaires personnelles.

            Pendant toutes ces semaines, je parcours la ville, essayant de me rendre utile dans les centres où blessés et réfugiés s'entassaient.

            Au Bon Sauveur se trouvait l'hôpital le plus important. Les chirurgiens opéraient sans arrêt, souvent sous les bombardements. Un jour (Note de MLQ: dans la nuit du 7 au 8 juillet) on amène l'abbé Pierre RUEL, curé de Saint Pierre. Blessé, il avait survécu parce qu'il était resté à l'entrée de son abri pour répondre à d'éventuels appels. Les médecins pensaient le sauver. Il meurt cependant quelques heures plus tard. Le jugeant - très faible on lui avait donné un remontant... qui, probablement, a provoqué un œdème mortel du poumon. On ignorait alors les effets d'une substance chimique sur un sang chargé de gaz dégagés parles explosifs et non renouvelé..

            A Saint-Etienne, les gens se croyaient bien protégés, jusqu'au jour où un obus tomba sur le transept ; offices religieux et soins ménagers coexistaient souvent. On célébrait le Salut dans le chœur, tandis qu'on faisait un semblant de lessive dans les chapelles latérales.

            Mais la prière était constante chez la plupart. Il fallait bien tenir et quel meilleur secours que celui du Seigneur ! Toutes ces souffrances, toutes ces angoisses, tous ces dévouements, Mgr des Hameaux , curé de Saint-Etienne les a bien résumés lorsqu'il dit à Montgomery :«Mon général, avant de vous accueillir comme il convient, laissez-nous penser à nos morts».

 

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

RETOUR LISTE DES TEMOIGNAGES