Marcel CIMIER (1916-1962)
Extrait de ses souvenirs parus dans ce livre .
Marcel Cîmier est né le 14 septembre 1916 à Caen (Calvados), il habite au 13 rue Gémare au moment de son arrestation. Il est marié, père de trois enfants. Il travaille comme plombier-zingueur. Membre du Parti communiste, il a continué à militer depuis l'Occupation. Il est arrêté, le 1er mai 1942, à son domicile, par la police française.
J'habite Caen, une ville de 65 000 habitants, bien tranquille, à quatorze kilomètres de la mer et à autant de la Suisse normande. J'ai vingt-cinq ans. Ma vie fut assez mouvementée: orphelin à l'âge de dix-sept ans et la vie très dure en 1933, je m'engageai au Maroc à l'âge de dix-huit ans; mais j'étais vite de retour, car cinq mois plus tard, j'avais réussi à résilier mon engagement, je revins habiter ma chère petite ville de Caen où j'abandonnai la mécanique pour le bâtiment. Plus tard, je fis connaissance d'une femme veuve qui de son premier lit avait une fillette. Elle connaissait déjà ma vie et je l'épousai à la déclaration de guerre 39. Elle me donna un garçon et une fille que nous adorions l'un et l'autre, mais ce bonheur fut de courte durée, car l'année fatale 1942 arrivait, apportant avec elle la longue liste de noms de tant de camarades aujourd'hui disparus à tout jamais. Moi-même, je n'étais pas oublié.
Donc, vers le 22 ou 23 avril 1942, survint le premier déraillement d'un train de permissionnaires allemands, je crois que le nombre de victimes fut de trente morts et d'une soixantaine de blessés. Ce déraillement avait été occasionné par sabotage; en effet, à 10 km de Caen sur la ligne Paris-Cherbourg, un rail dans toute sa longueur avait été déboulonné et enlevé ; aussi, les Allemands furieux avertirent la population caennaise que, si pareil accident se renouvelait, les sanctions seraient plus terribles que pour ce premier. On ne sut jamais exactement quel genre de sanctions ils prirent pour ce premier sabotage. Lire ici le récit des sabotages d'Airan.
Un matin, c'était le 1er mai 1942, j'allais à vélo jusque chez monsieur Marie, mon patron, chez qui j'avais une course urgente à faire; sur mon parcours, je voyais ambulances sur ambulances monter la rue de Falaise, prendre le boulevard Leroy pour gagner la route de Paris ; aussi, arrivé chez mon patron, je lui fis part de ce que je venais de voir, mais il était déjà au courant de ce qui s'était produit, c'est-à-dire qu'un deuxième déraillement venait d'avoir lieu à la même place et le même rail avait encore été enlevé, le nombre de victimes était plus considérable que dans le premier et cela ne me fit pas pleurer, je vous l'assure, si bien que madame Marie intervenant me fit le reproche en me disant: "Oui c'est très joli tout cela, mais supposez qu'ils vous prennent comme otage et que vous soyez fusillé! » Je lui répondis que ce ne serait qu'un petit malheur.
Elle ne pouvait mieux dire.
J'étais couché depuis une heure à peine, une alerte venait de se terminer, il était onze heures et demie du soir, lorsque j'entendis frapper fortement à ma porte. Ma femme inquiète me dit: «Va voir ».
Mascotte, une superbe grœnendael, était à l'affût, prête à bondir sur le premier qui allait pénétrer; aussi, après l'avoir solidement prise à son collier, j'ouvris. Aussitôt un agent suivi d'un deuxième firent irruption dans la pièce et me demandèrent sur un ton peu aimable :
« C'est toi Cîmier ?
- Moi-même ", leur répondis-je.
Et après avoir mis ma chienne en sûreté, je m'habillais car j'avais compris, surtout lorsque je vis [que] derrière la porte restée entrouverte se tenait une sentinelle allemande, baïonnette au canon. Ma femme voulait savoir. Elle aussi commençait à comprendre, aussi les agents passèrent-ils dans la chambre et lui dirent que le grand patron voulait avoir un petit renseignement de ma part et que dans un quart d'heure, je serai de retour, mais ils ne la méprirent pas, car on ne venait pas à pareille heure chercher les gens pour de simples bagatelles. Aussi, après avoir embrassé mes trois enfants dont la plus jeune n'avait que trois mois et demi, je m'approchais de ma femme et je lui dis de faire bien attention aux enfants et d'avoir confiance et courage. Elle avait le visage inondé de larmes et ne voulait pas me lâcher la main qu'elle m'avait prise. Ce fut pour moi le moment le plus dur de ma vie, c'est sur cette vision que plus tard dans les bagnes nazis je fis cette chanson :
Oh ! que de rêves insensés
Que je subis ici chérie
Ne retrouverais-je que ruines
De mes
amours, de mes pensées.
Je revois mon logis
Comme je l'ai quitté
Ma femme, mes
enfants
Tous pleurant
Je te vois,
toi chérie
Dans notre grand lit
Me serrer la main et gémir
Mes pensées
sont ici, toutes concentrées
Dans cette vision de 1er mai
Pour vous seuls mes amours
J'écris ce sombre jour
La réalité du passé.
Je me suis donc mis à leur disposition, et à pied, ils m'emmenèrent au central de police.
Source: carte postale Delcampe.
Là étaient déjà des camarades
de
connaissance
politique
et même de non
politique, mais
qui avaient commis la faute d'être juifs;
ceux-ci étaient les plus accablés. Je vis mon commissaire de police qui me salua
ironiquement lorsque je lui demandais si c'était pour la fusillade. Il me dit
d'un air où tout doute était impossible :
«Tu n'es pas un gosse!"
Je pris congé de lui, c'est-à-dire que je me mis à l'écart, puis je parlais au père de mon camarade Roger Bastion, qui venait d'être arrêté à la place de ce dernier, quand tout à coup quelle surprise, mon neveu Roger Pourvendier faisait son entrée lui aussi, encadré par deux agents. M'apercevant, il vint à moi en me disant: «Ah! mon pauvre, c'est à n'y rien comprendre, je crois qu'on est pris et bien pris, qu'en penses-tu? », me dit-il. Je lui répondis: « Il faut s'attendre au pire car on doit en arrêter quatre-vingts et cela est un mauvais chiffre. »
Il ne me répondit pas, son silence valait mieux que des paroles. Notre discussion fut interrompue par une scène des plus odieuses. En effet, le docteur Pecker , qui venait d'être arrêté comme nous, ayant aperçu le chef de la Sûreté, monsieur Chatet (Note de MLQ: en fait Châté ), alla vivement lui demander pourquoi on l'avait arrêté, mais il ne put poursuivre longtemps ses récriminations, car d'un geste brusque qui souffleta la joue du docteur, il le bouscula en lui disant: « Sale juif, je vous aurai tous" . Et s'adressant à nous, il nous dit : «Vous aussi sales communistes, demain la ville de Caen sera bien débarrassée de vos sales g ... »
Avec cela mon neveu et moi avions compris. Nous passâmes tous à l'identité. Lorsqu'arriva mon tour, ayant oublié mes papiers, je dis au secrétaire: "Mais je pourrais aller les chercher ". Il me répond: «Je m'en remets à votre parole ». Aussi je ne puis m'empêcher de lui dire: « C'est bien la première fois que vous ne la mettez pas en doute ». Il est vrai que j'étais connu de beaucoup d'agents, ma vie politique n'avait pas été sans accrocs, bien des fois ces braves agents - que je pardonne car ils n'étaient que de pauvres comparses n'obéissant qu'aveuglement à des lois - m'arrêtaient soit à la sortie d'une réunion ou de collage d'affiches sur un mur soi-disant interdit à tout collage, mais nous n'avions rien à dire, et en plus on vous administrait un bon « passage à tabac ».
Puis lorsque tout le monde fut passé à l'identité, les agents nous mirent les menottes et nous dirigèrent quatre par quatre en traction avant à la centrale de Beaulieu. Là nous fumes enfermés dans les cellules du sous-sol, appelées "mitard ". Auparavant, on nous avait prélevé tout, montre, bijoux, portefeuille, tabac, etc.
Source. La maison centrale de Beaulieu.
Le lendemain vers les onze heures du matin, on nous fit monter dans d'autres cellules, où là enfin je pus respirer un peu d'air pur par les barreaux de la petite fenêtre demeurée ouverte, il faisait un temps superbe, je regardais le soleil, j'étais jaloux de lui qui allait vivre son éternité et moi, peut- être ce soir, demain, allais être rayé du nombre des vivants.
Dans ma cellule nous étions quatre; j'étais avec trois juifs français, le docteur Pecker que je connaissais depuis longue date, un fleuriste de la rue Saint-Jean dont je ne me souviens plus du nom (Note de MLQ: en fait Armand Bernheim) et un contrôleur des indirects nommé Doktor . Lui avait bon moral mais le perdit par la suite au camp d'extermination d'Auschwitz où il se suicida en se jetant par la fenêtre d'un troisième étage quinze jours après notre arrivée. Enfin le dimanche midi, on reçut chacun de quoi faire une cigarette, et à notre repas sommaire composé de topinambours non épluchés, on reçut un verre de vin rouge; les camarades pensèrent que le rhum était rare, ils l'avaient remplacé par le vin.
Vers les quatre heures de l'après-midi, nos geôliers nous ouvrirent les portes de nos cellules en nous criant: «Vous êtes libres!" Malheureusement il n'en était rien, car après être descendu un par un, et que l'on eut à nouveau pris notre état de famille, deux cars nous attendaient dans la cour avec des agents. Lorsque nous fûmes tous installés dans les cars, la première porte s'ouvrit, puis la deuxième démasquant la rue, où déjà une cinquantajae de personnes se pressaient pour nous voir passer, personne d'entre nous ne disait mot, tous comprenaient que le stand de tir du 43e d'artillerie n'était pas loin.
Source. Entrée et bâtiments du quartier Claude Decaen, caserne du 43e régiment d'artillerie.
Arrivés dans le centre de la ville près du Palais de justice, je profitais d'un embouteillage pour griffonner un mot, que je fis expédier par un garçon à vélo à l'adresse de ma femme. Je l'avais conçu ainsi: "Je t'envoie mon dernier adieu, je suis très courageux, sois de même et fais bien attention aux enfants ".
Mon neveu en avait profité lui aussi pour écrire au verso un mot d'adieu pour ma nièce (sa femme) et sa petite Monique.
Les cars reprenant leur route pénétrèrent au lycée Malherbe où nous attendaient avec mitrailleuses et mitraillettes des soldats allemands.
Le petit lycée lieu de rassemblement des otages.
Aussitôt sur un ton autoritaire, ils nous firent descendre des voitures, où un interprète allemand nous dit en parfait français : «Si quelqu'un d'entre vous cherche à fuir, il sera fusillé sur le champ ». Et après nous avoir mis un par un, nous entrâmes dans le lycée, où nous fûmes entassés vingt par vingt dans des petites pièces du deuxième ; une sentinelle allemande baïonnette au canon en interdisait la sortie.
Une heure après, une table et une chaise furent amenées et l'interrogatoire commença, et ce ne fut qu'à ce moment-là, lorsque nous pénétrâmes dans le lycée, que nous fûmes mis entre les mains des autorités allemandes.
J'accuse de complicité le commissaire de police du Central, qui, lorsque les pauvres femmes qui ne savaient pas depuis trois jours ce qu'était devenu le fils ou le mari, ce commissaire de police ainsi que le directeur de la prison de Beaulieu n'ont rien fait dans ce sens pour rassurer les familles.
Nous déclarâmes à nouveau notre situation de famille et, sur un ton plein de menaces, l'interrogatoire commença. Lorsque mon tour arriva, il me demanda ce que je connaissais de l'accident: « Réfléchissez bien, votre vie est en jeu et surtout n'omettez rien qui puisse être pour nous une piste. Pensez à vos camarades ». D'une voix calme, je lui répondis que je ne connaissais rien et à franchement parler, je ne pouvais dire le contraire, j'étais complètement ignorant de cette affaire. Sur le moment, ma réponse ne parut pas lui plaire, mais prenant un visage souriant, il me dit: "Je m'en doutais ". Me renvoyant à ma place, il passa au tour d'un autre. Tard dans la nuit se poursuivit l'interrogatoire, puis vers une heure l'interprète allemand prit congé de nous. Il revint dix minutes plus tard nous annoncer que nous avions jusqu'à quatre heures pour réfléchir et donner le nom ou les noms des coupables ; passé cette heure, l'irréparable serait accompli, puis s'en alla. Nous nous allongeâmes tous sur le plancher afin de détendre nos nerfs mis à l'épreuve depuis trois jours et je m'endormis. Un bruit de pas me tira de mon sommeil, je me levais, tous mes camarades étaient déjà debout, semblant attendre quelque chose. Je demandais, l'heure, il était quatre heures. L'instant décisif était arrivé. Au même moment la sentinelle présenta armes, et un officier allemand se présenta dans l'encadrement de la porte, portant un pli qu'il déplia devant nous; puis après avoir recommandé le silence (chose inutile, car on aurait entendu une mouche voler) et avoir promené son regard autour de la salle, il lut: "Le commandant de la place de Caen Elster (Note de MLQ: l'Oberstleutnant Elster, commandant de la Feldkommandantur 723) vient de vous gracier de la peine de mort et condamne (sic) celle-ci à la déportation ». "Vous pouvez le rernercier », nous dit-il, puis il se retira. Un grand soupir s'échappa de toutes les poitrines, car" tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir! »
Une heure après, on nous apporta du café bien chaud, et en même temps, nous avions l'autorisation d'écrire et de faire venir nos parents, nos femmes et enfants, car nous devions partir le soir.
Avec quel plaisir je revis ma femme qui était accourue dans les premières avec les enfants. Je descendis dans la cour où je pus conter mes heures d'angoisse passées depuis trois jours, mais il fallut se quitter et je la regardais partir avec ses trois enfants (dont ma dernière n'avait que trois mois et demi) me disant: " Quand la reverrais-je? Quelles souffrances endurera-t-elle jusqu'à mon retour? Si je reviens un jour! "
Puis ce fut le départ en camion jusqu'à la gare de la petite vitesse; là deux wagons à bestiaux nous attendaient où nous fûmes parqués au nombre de quarante-cinq à cinquante (car il faut dire qu'après avoir été graciés, une vingtaine d'autres personnes furent arrêtées et jointes à nous).
Puis les portes furent fermées et des fils de fer barbelés condamnaient les lucarnes et ce fut le départ à l'inconnu car nous ne savions pas où nous allions. Ce n'est qu'à mi-chemin que nous sûmes que nous étions dirigés sur le camp d'otages de Compiègne. Tard dans la soirée, nous débarquions à la gare où nous fûmes acheminés à pied sur le camp de Royallieu.
Depuis le 3 mai 2014 une rue lui rend hommage.
Source: Photo Ouest-France. Dans le quartier flambant neuf du Clos-Joli, la rue Marcel-Cimier a été inaugurée ce samedi matin à 11 h. Toute la famille de cet ancien déporté d'Auschwitz était présente.