TEMOIGNAGE D'UN « EQUIPIER D'URGENCE »

 

 

            Le matin les nouvelles commencent à affluer, c'est bien le débarquement, et je me souviens du passage d'une voiture haut-parleur diffusant l'ordre d'évacuation de CAEN. Mais pourquoi partir sur les routes en risquant les mitraillages, le souvenir de l'exode de 1940 était encore tout proche, et la libération de CAEN interviendrait sans doute très vite...

            Premiers bombardements de l'après-midi, quartier Saint-Jean. Je me souviens de cet homme hagard, au milieu des gravats, plein de poussière, la tête comme enfarinée, balbutiant le nom de sa femme et de ses enfants, et aussi, au dessus de nous, vers la Prairie, quelques avions lâchant des chapelets de bombes...

            Rentré chez moi, je suis monté dans ma chambre. Notre « coin » n'avait pas encore été touché directement, mais il y avait déjà des lézardes, et une impression de démantibulé. Je suis vite redescendu, sans penser à sauver quoi que ce soit, convaincu de voir tout cela pour la dernière fois... II a fallu s'organiser pour la nuit, et la demi cave voûtée de l'immeuble a paru un abri suffisant pour la trentaine de personnes qui s'y réfugia, dont ma famille, tandis qu'hélas, les de la Hougue, avec 2 ou 3 autres personnes, s'installèrent dans la cuisine au rez-de-chaussée...(Note de MLQ: selon ce témoignage dans l’Hôtel de l'Intendance au 44 rue des Carmes mais qui donnait également Impasse des Carmes)

 

Source: Collection privée, page 167 de ce livre. L'hôtel de l'Intendance, rue des Carmes.

 

            Et ce fut le terrible bombardement de la nuit du 6 au 7, pendant plus d'une demi-heure, avec le bruit infernal des explosions précédé de l'angoisse du sifflement des bombes, le sol et les murs qui vacillent, la peur au ventre, et l'attente de la mort pour la « prochaine »...

            Quand tout cela cessa enfin, le vieil hôtel était complètement détruit au dessus de nous, le feu commençait à faire rage.

Source: page 84 de ce livre; le portail de l'Hôtel de l'Intendance

 

La demi cave voûtée nous avait sauvés (au milieu de nous, juste près de mon père, seul quelqu'un avait été blessé par un éclat) mais nous étions comme emmurés. II fallut dégager rapidement une entrée, celle vers la rue des Carmes

 

"Archives départementales du Calvados". La rue des Carmes, dans le fond l'église Saint Jean.

 

 

qui n'était plus que trous de bombes et amas de pierres et de gravats, et qu'il importait de quitter au plus vite en raison du feu (certains d'ailleurs sur des persiennes transformées en brancard). Je me souviens encore de ces pans de mur, tout en flammes, basculant à quelques mètres de nous et s'écrasant dans un grand jaillissement d'étincelles...

            Nous arrivâmes ainsi à l'aube au Lycée Malherbe,

 

La façade du Lycée Malherbe et à droite Saint Etienne

 

où, quant à moi, je rejoignais le P.C. des Equipiers d'Urgence . Nos premiers repas sont restés dans ma mémoire : on se succédait dans la même gamelle, sans le moindre rinçage... à cause du manque d'eau.

            De la période qui va suivre jusqu'à la libération définitive de CAEN, j'ai conservé globalement le sentiment d'avoir vécu dans un système social simplifié à l'extrême, les structures et les hiérarchies traditionnelles ayant éclaté comme la ville, où pour manger il fallait servir la collectivité, et où l'argent n'avait plus cours. (j'ai été sans doute marqué par le fait qu'il me suffisait de signer un simple bout de papier pour le lait et les fromages que nous allions chercher à l'extérieur...)

            Certains épisodes sont restés imprimés en moi à jamais :

                        - Le 7 juin, à La Miséricorde, où je venais d'apprendre la mort de la sœur aînée de mon ami Henry, les longs efforts pour dégager un homme bloqué sous une chape de ciment.

                        - Par la suite, nos efforts dérisoires rue Saint-Pierre, avec un tuyau d'incendie sans eau, la vue du corps déjà sans vie de Robert Auvray dans le brasier d'un immeuble Boulevard des Alliés, à deux ou trois mètres sous mes yeux, le plancher venait de s'effondrer sous lui et je le suivais de peu..., l'enlèvement d'un jeune adolescent gisant au sol, près de la Prairie, déjà gonflé et verdâtre, sans doute tué par un éclat isolé...

            II y a eu aussi ce voyage en camion laitier, au sud de CAEN : Nous sommes survolés par trois chasseurs anglais, qui disparaissent à l'horizon, puis soudainement réapparaissent en piquant sur nous. Le chauffeur freine brusquement, est projeté en avant, ce qui a dû le sauver vu les impacts dans la cabine. A côté de lui et d'un camarade équipier d'urgence, une vieille femme, que nous emmenons à CAEN, a le ventre labouré par une balle... comme on le découvrira à l'arrivée. Moi, juché sur le camion, je me suis immédiatement jeté à terre, sous le camion j'ai vu l'impact des balles au sol, et à quelques centimètres de ma tête, le pot d'échappement est plusieurs fois perforé... Les camions suivants arborèrent désormais des croix rouges .

 

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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