Témoignage de M. GAUTIER
Lors des événements de juin 1944, le père du docteur Léon GAUTIER a tenu un journal dont nous publions la partie concernant le 6 juin à Caen. Durant ces journées, Monsieur GAUTIER, capitaine au long-cours, fit preuve d'un courage incontestable
Journal de la Bataille de Caen
(nuit du 5 au 6) Mardi 6 juin 1944
L'alerte vient d’être sonnée, il est minuit, le ciel est sillonné par un nombre, qui va croissant, d'avions, le vrombissement est formidable, les mitrailleuses du Château commencent une pétarade assourdissante. Qu'est-ce ?
Dans l'enceinte du château de Caen, la caserne Lefebvre occcupée par des unites
de la
716.ID .
Depuis mai déjà, j’attends le débarquement. La côte du Calvados bien que plus éloignée que le Nord de la France de l'Angleterre, pourrai être l'objet d'une action, à cause de la presqu'île du Cotentin et des ports de Cherbourg et du Havre, les meilleurs de la Manche.
Le bruit augmente toujours et bientôt un bombardement intense se fait entendre à bonne distance, la terre et le ciel tremblent. Les avions se font de plus en plus nombreux. Je me lève pour aller reconnaître la direction de cette action, que je situe rapidement de l'O.N.O. au N.O. d'une part, puis vers le N.N.E. d'autre part, Je pense immédiatement aux pécheurs de la côte, aux habitants de Grandcamp, Port-en-Bessin, Courseulles et Ouistreham. Est-ce le grand coup ? Ne s'agit-il pas d'une diversion ?
A 6 heures du matin j'ai le plaisir de voir les boches qui depuis plusieurs années habitent le quartier, se grouper et déguerpir avec une hâte qui nous donne le sourire. Hélas ! notre sourire tourne au vert quand les soldats allemands armés viennent de maison en maison nous inviter à quitter nos maisons et la ville de Caen. Va-t-on recommencer la fuite sur les routes du triste juin 1940.
Nous nous préparons à partir, je prends la décision de rester à défendre ma maison tant qu'il sera possible, nous fermons tous les contrevents et nous installons dans la cave. Vers 9H00, l'ombre des grands avions passe dans les nuages, volant bas, les bombes claquent, le quartier de la ferme de Lebisey encaisse. Incendie, morts, les pompiers et secours passent.
A 9H30 reçu la visite du garde Robichon, qui peste après les mercantis de la côte, qui encaissent pourtant autre chose que de l’or en ce moment. (Robichon et son fils devaient être tués au bombardement de 19H30)
A 11H00. la circulation en ville ne paraissant pas impossible je décide de descendre à l'Inscription Maritime, rue Varignon, malgré les ordres d’évacuer ou de se tenir cloitrés donnés quelques heures plus tôt par les Allemands.
Localisation rue Varignon près du Bassin Saint Pierre
Conférence avec le personnel et l'Administrateur avec qui je conviens de garder le contact quoiqu’il arrive. Tout travail est impossible, pourtant le bruit de l'action parait faiblir. Lu les proclamations et menaces affichées sur les murs par les ordres des Allemands.
Repas calme sous le bruit du combat: à 13H30, sur prière de ma femme, je vais chez M. PASCOT, rue de l'Aurore, à quatre-vingt mètres pour prendre des nouvelles anglaises reçues par son poste clandestin.
Photo Fonds Robinard. La rue de l'Aurore relie la rue de la Délivrande et la rue d'Haleine.
A peine sorti, j’aperçois, sortant des nuages, un groupe important de bombardiers se dirigeant droit sur moi. Leur hauteur est de 1 000 mètres environ. Ils paraissent d'un blanc brillant. Soudain, de terribles sifflements se produisent, déjà à quelques centaines de mètres les bombes claquent, explosent en projetant en l'air des morceaux de maison. Je bondis de quelques mètres pour éviter de rester devant la maison de Mme Fresnel que je crains de recevoir sur la tête et le me couche au sol, les bras en croix, le nez dans la poussière.
Un sifflement puissant se termine par une impression de coup de massue sur le crâne. Le ciel s'obscurcit : ce sont des morceaux de la maison de M. Bautier (qui lut tué) qui passent au-dessus de moi !
Je suis recouvert de terre et de plâtras. Je me relève, je cours vers ma maison que j'aperçois encore debout, vers ma femme que j’ai laissée seule. Je fais quelques mètres, puis de nouveaux sifflements, de nouvelles explosions me couchent au sol à quelques mètres de mon portail. Quel arrosage !
Je suis à demi enterré par l'explosion d'une bombe tombée à quelques mètres, terre, ciment, quartiers de trottoirs me dégringolent sur le dos, le ciel est obscurci ; le temps me semble long, puis un dernier morceau me contusionne fortement l'arrière du genou. le ciel s’éclaircit, je me relève, les avions sont passés.
J'avais mis mon pantalon à rayures et mon veston noir, après l'ordre d'expulsion des Allemands. Je me dégage de ma gangue de terre ! Je suis propre ! Je regagne ma maison située à quelques mètres où je retrouve ma femme qui, réfugiée dans la cave vient d'entendre notre maison se disloquer au-dessus d'elle. Nous nous retrouvons vivants avec bonheur. Elle était aussi inquiète de mon sort que je l'étais du sien. Rassurés, nous considérons, consternés, la catastrophe qui nous arrive. Notre maison toute neuve, si propre, si claire, fruit de vingt ans de travail, est en ruines. Toit, volets, portes, fenêtres sont enfoncés. Tout est brisé à l'intérieur. Les plâtres sont défoncés et gisent au sol ; la vaisselle est cassée. Qu’importe, nous venons de l'échapper belle et ce baptême du feu, supporté sans broncher, nous vaccine pour les émotions futures.
A 15H00, je me rends à l'Inscription Maritime, accompagné de ma femme ; spectacle de mort et de désolation ; tous les quartiers sont effondrés, des morts !
Au retour, au carrefour, en haut de la rue de la Délivrande, nous voyons des files de tanks qui montent vers la mer.
Il s'agit de la
21.
Panzer Division
,
des éléments seront à
Lion sur
Mer en fin d'après-midi.
Un factionnaire allemand nous interdit d'aller dans cette direction. Les Anglais s'y trouvent à 5 kilomètres Cette nouvelle me remplit d'espoir. Nous attendons les Anglais dans la nuit.
Pour la nuit, nous nous installons dans le garage ; tout y est défoncé : nous faisons un lit dans l'auto et après un souper dans la cave, nous essayons de dormir sans y réussir. Les boches défilent et passent près de la maison, dans les rues défoncées ; se replient-ils ?
MERCREDI 7 JUIN 1944
Vers 2H00, le garage est illuminé comme par le soleil. Je vois la ville puissamment éclairée par un grand nombre de fusées lumineuses. Je comprends immédiatement, c'est un grand bombardement. Ma femme m'appelle dans le fond de la cave, pourtant je ne peux me détacher du spectacle que j'observe de la porte du garage. Quelques minutes après l'illumination, un nombre considérable de bombardiers arrive. Le vrombissement est formidable, des grandes ombres pleuvent des bombes, la D.C.A. est assourdissante. La maison, le garage tremblent, on se croirait dans un ouragan. La ville saute et flambe. Combien cela dure-t-il ? Vingt minutes plus, peut-être, et la ville s'est écroulée sur les habitants qui n'ont pas fui. Puis tout cesse et le calme est impressionnant Pour la deuxième fois en quatorze heures, nous en sommes ; nous attendons le jour, bientôt il parait, le spectacle de la ville de Caen, éventrée, est affreux. Quelle tristesse. Les gens affolés, courbant le dos, quittent les quartiers maudits avec leurs paquets. Toute la journée l'aviation est très active ; la maison délabrée, ouverte par les bombardements, n'est pas sure. Après examen de la situation, nous allons nous réfugier au 31 de la rue de l'Aurore, à 30 mètres de notre maison, dans un garage bétonné par les Allemands et qui nous semble une protection plus sure que notre maison avariée. Nous y retrouvons nos voisins, déjà installés, et plutôt mal que bien nous nous y installons à notre tour. Les nouvelles les plus fantaisistes circulent ; le débarquement aurait lieu de Cherboug à la mer du Nord.
Rue de l'Aurore,
il y avait une Direction des travaux de contruction d'un Centre
de commandement
de la
Luftwaffe
,
baptisé Heinrich, pour le ravitaillement
de
la zone aérienne Ouest de la France, voir ci-dessous:
JEUDI 8 JUIN
Le canon tonne toute la nuit. Vers 5 heures, le quartier est bombardé par des avions ; de nombreuses maisons sont touchées. Chez Dulché, au bas de la rue, on annonce quatre morts (pas de Dulché parmi les victimes recensées !). Toute la journée le canon tonne ; les avions nous survolent en masse, l'artillerie allemande, massée dans la pente du Moulin au Roy, au cimetière voisin et à Lebisey, nous assourdit.
Les nouvelles reçues sont alternativement remontantes et déprimantes.
VENDREDI 9 JUIN
A 2H55, réveil en fanfare par de formidables sifflements d'obus. Les explosions d'arrivée très proches sont terribles. Ce bombardement dure jusqu'à 4H30 avec interruption d'un quart d’heure et est terriblement destructif. Etant donné sa régularité et sa puissance, je soupçonne immédiatement le travail de gros navires de guerre, mais ne dis rien pour ne pas augmenter les frayeurs trop justifiées des réfugiés dans l'abri. Au réveil, le panorama est tout changé, le clocher de Saint Pierre, le vieux Saint Gilles sont disparus du décor.
Photos Fonds Robinard, l'église Saint Pierre avant-guerre et après la guerre sans sa flèche.
L'église du vieux Saint Gilles avant et après guerre. De nos jours, l'église n'a pas été reconstruite.
Le 9 juin à 02h00, un obus de 406 mm (16 pouces) du HMS Rodney emporte la flèche du clocher de l’Eglise Saint-Pierre qui s’abat dans la nef.
Vers 4 heures, des pièces lourdes au souffle formidable dont certaines seraient installées vers le Sépulcre contrebattent les navires assaillants. Leur souffle fait vibrer les caves avec une telle puissance qu'il est plus pénible que les obus à l'arrivée.
Le matin, je fais le tour de la ville pour rechercher les amis. Les gens sont affolés et se précipitent vers la campagne, de tous côtés. Je reconnais sur les Fossés Saint Julien des culasses d'obus de 380 mm.
Je visite les abris du Lycée Malherbe, ou des milliers de malheureux sont entassés.
Façade du Lycée Malherbe avec une Croix-Rouge et une autre sur le toit
Vision dantesque. Je fais visite à M. Jeannin et à sa famille dans les carrières au bout de la rue des Jardins, où, dans un site agreste, on se croirait en paix.
Les grottes de la ferme de Mr et Mme De Cooman, rue des Jardins non loin du Jardin des Plantes. Les trois abris de la ferme sont réservés aux vieillards et mères et enfants, tous les autres réfugiés dorment au pied des rochers, allongés sur de la paille. Le 29 juin, les réfugiés sont évacués de force par les Allemands qui réquisitionnent les abris. Lire ici deux témoignages.
La ferme de Cooman
Envoyé un premier message à mon fils, à Paris, par la
Croix-Rouge
.
Les nouvelles les plus extraordinaires circulent, les Anglais seraient à Saint Pierre sur Dives et à Villers Bocage, vers 11 heures, nous sommes invités à une absolution générale avec communion, qui se passe à 11H30 dans la cave de la maison Ledanois. Nous y trouvons les voisins du Grand Clos, décidés à tenir bon, famille Gargatte, Lecordier, Dauge, Anne et Ledanois. Nous examinons la situation créée par les bombardements massifs et l'attaque des canons de marine.
Le Château qui n'est distant que de deux cents mètres parait visé. Je conseille d'évacuer les femmes et les enfants vers des carrières, dans des parties moins menacées. Madame Raballan et la famille Roquet se décident à quitter le quartier ; nous ne restons plus qu'une vingtaine, le dernier carré du Grand Clos, décidés à tenir tant pour attendre les Alliés que pour défendre et sauver ce qui pourra être sauvé.
Merci à François Robinard pour la communication de ce témoignage paru dans le bulletin annuel des Anciens du Lycée Malherbe.