Témoignage Jacques Kayser

Le 20 juillet, visite des carrières de Fleury-sur-Orne.

J'apprends par Gille que les carrières de Fleury-sur-Orne qui abritaient des centaines de réfugiés ont été libérées. Je m'y rends immédiatement. C'est encore le secteur canadien. La bataille n'est pas loin. De Fleury, on domine l'Orne et la plaine sur laquelle les fumées blanches signalent l'emplacement des batteries amies dont l'action ne s'arrête pas.

A flanc de coteau s'ouvrent des galeries souterraines très sombres. Des soldats canadiens sont installés aux abords. C'est là que depuis un mois et demi, depuis le débarquement, des réfugiés de la région ont été réunis pour échapper aux bombardements et aux évacuations ordonnées par les Allemands et pour attendre, le plus près possible de chez eux, la libération. Cinq grottes, communiquant avec des carrières, ont été ainsi habitées par des familles ouvrières, paysannes ou bourgeoises, redevenues des troglodytes, vivant une vie qu'elles n'avaient jamais connue ni même conçue.

Nous visitons l'une de ces galeries. L'obscurité est totale. A quelques points lumineux nous discernons des groupes. L'homme qui nous guide tient une lampe tempête. Lorsque nous passons, on s'approche de nous ; on nous questionne, on nous redit ce que nous entendons toujours dans la bouche de ceux qui ont souffert et qui comprennent que nous sommes des Français:

 « Comme on est content de vous voir ! Comme on vous attendait! »

 C'est partout le même propos. Et c'est partout le même cri de haine contre l'Allemand. Nous apportons l'espérance de la lumière. Ils ont été patients, ils le demeurent. Ils attendent qu'on leur dise de partir.

« Nous avons fait le plus dur, nous pouvons rester encore un jour ou deux. »

 Entre eux, une solidarité semble s'être créée. Solidarité dans la résistance, dans la ruse obstinée pour échapper aux Allemands, dans la recherche et le partage du ravitaillement. Le propriétaire de la carrière a pris l'administration du groupe en mains. Il me définit sa mission sans beaucoup d'humanité mais avec un autoritarisme qui a provoqué des heurts. Car j'ai entendu quelques plaintes, isolées mais véhémentes.(Note de MLQ: sous réserve: M. Pochiet, 70 ans, officier de réserve)

Titubant par moments dans les couloirs au sol inégal, montant, descendant pendant des centaines de mètres dans cette obscurité complète, nous arrivons à la carrière proprement dite. Elle reçoit indirectement la lumière du jour. Là, pour la première fois, nous voyons les visages de nos interlocuteurs. Les enfants ont été nourris. Les joues sont rouges et fermes si les mains et les nez sont noirs ! On fait cercle autour de nous et on raconte les exactions des Allemands:

« Mon neveu, il y a huit jours, ramassait des pommes de terre dans un champ, juste là-haut. Les Allemands l'ont abattu à coups de mitraillette. Voilà son petit garçon qui était avec lui. »

 Et mon interlocuteur me montre un enfant de huit ans, témoin muet, qui ne sait plus rire ni pleurer. Son regard est immobile, hanté.

Comme l'humanité peut apparaître douce dans la joie qui suit la disparition d'une misère ! L'accueil de ces gens, sous terre, est doux, simple. A part le patron, et son adversaire le boulanger, nul n'élève la voix, nul ne se met en avant. Les femmes et les hommes ont le même sourire passager à notre vue ; les enfants ont la même impulsion silencieuse à venir vers nous, à nous toucher.

La Libération met un terme au cauchemar. Mais la misère va continuer. Groupées, ces familles résistaient parce qu'elles étaient ensemble. Mais, demain, elles se disperseront. Chez elles, tout aura été détruit ou pillé. Elles auront tenu le coup et il faudra qu'elles recommencent leur vie, qu'elles repartent de zéro. Et dans quelles conditions ! « Ils ont des droits sur nous »: on sait ce que cela veut dire. Je crois qu'il ne peut pas y avoir plus profonde, plus poignante, plus durable misère humaine que la misère de ces gens, misère dont ils ne peuvent pas encore comprendre l'atroce permanence.

Nous remontons au jour par trois longues échelles, regagnons la voiture en traversant Fleury et, sous la pluie - toujours la pluie de l'offensive -, nous rentrons à Bayeux par Caen.

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