"Les imbéciles!... ils nous ont hébergé près de la ligne de chemin de fer!..." Cette invective silencieuse s'adresse à nos professeurs, alors que j'entends ce chuintement qui va progressant, comme le poussent les locomotives qui s'approchent rapidement du passage à niveau dont vous patientez l'ouverture.
A quelques uns, nous nous amusons dans la cour de récréation du collège "le petit Sainte Marie" en plein centre de Caen ; d'autres installés dans la salle d'étude, passent le temps en compagnie de jeux d'échecs, jeux de dames et de cartes.
Institution (Collège) Sainte Marie, rue de l'Oratoire.
Je faisais des tirs au panier de basket et quelque peu lassé, je m'apprête à retrouver mes camarades en salle d'étude mais à cause de ce maudit bruit qui va s'amplifiant, je me précipite à l'abri du préau proche de la chapelle ; j'ai peur de la retombée des balles perdues de la défense antiaérienne allemande : "sans doute celle-ci n'hésitera-t-elle pas à riposter à d'éventuelles attaques alliées sur ce convoi ferroviaire qui passe malencontreusement si près à cet instant là!..."
Et c'est la folie!... une explosion tonitruante!... les portes et fenêtres qui éclatent!... tout aussitôt, de la poussière à ne pas y voir à un mètre!... Je me suis accroupi, recroquevillé... puis... la poussière d'odeur et de saveur âcre se dissipe lentement... Quel spectacle de ruines!!... Des cris?!... ou plutôt des gémissements comme des vagissements!... Je la reconnais bien cette voix, elle est celle de Daniel Bompain ;... je m'oriente à l'oreille, piétinant les blocs de l'édifice effondré... je suis juste au dessus de lui, j'en suis sûr!... mais je ne le vois pas sous cet enchevêtrement de matériaux... je lui crie : "les secours vont arriver, on va te dégager, tiens le coup Daniel!... En me retournant, je vois une main qui s'agite cherchant prise au dessus de ce magma, je viens la lui serrer, lui faire signe qu'il n'est plus seul, et qu'il peut espérer s'en sortir... ; je commence à dégager les pierres et gravats, c'est long... et j'avance avec peine... : "Ah! Voici la manche de sa veste!... mais... c'est Joseph Magonète, un grand de la classe de philosophie!... Je redouble d'ardeur avec l'impression de ne pas progresser... : "Mais bon sang!... où a-t-il donc la tête?!.." la main de Joseph retombe dans le trou que j'ai agrandi, elle frémit encore... Un de mes camarades m'appelle pour l'aider à soulever une grosse pierre : il lui a semblé entendre appeler au dessous; j'y cours... en peu de temps, grâce à la jonction de nos efforts nous découvrons la tête du Père Ciron, professeur au petit Sainte Marie : il est en vie! Je reviens à Joseph, je ne sais pas s'il vit encore... Je m'acharne à le dégager et ne progresse pas!!... Des cris d'effroi sortent du soupirail de la maison endommagée qui se trouve de l'autre côté de la cour de récréation... je me précipite... et demande à la vieille dame toute poussiéreuse que je découvre juchée sur un énorme tonneau, de bien vouloir patienter les secours, car il y a plus urgent. Je reviens œuvrer à la libération de Joseph. Forget, un camarade de première s'affaire à côté de moi, pour essayer de sortir de décombres son ami Yves Desnée avec lequel il jouait aux échecs quelques instants plus tôt...
Les secours arrivent enfin! En fait, le groupe des secouristes est parvenu rapidement sur les lieux, mais l'attente nous a paru longue... De suite, nous sommes invités à quitter l'endroit pour leur permettre de faire leur travail.
J'ai 16 ans. Je suis un des plus âgés de la dizaine des élèves du petit séminaire survivants; je décide de regrouper mes camarades et leur tiens ce discours : "Nous ne pouvons plus retourner au petit séminaire dont nous avons été chassés par les Allemands ce matin; nous allons tous chez ma mère à Balleroy!" Balleroy est un village situé à trente cinq kilomètres à l'ouest de Caen.
Notre petit groupe, d'un pas décidé se lance dans cette folle équipée... : "Il ne faut pas nous attarder en chemin si nous voulons être à bon port avant l'heure du couvre feu!". Nous voici rue de Bayeux, croisant l'un de nos professeurs, le Père René Letourmy qui s'inquiète de nous voir sans accompagnateur adulte; nous l'informons du drame que nous venons de vivre ainsi que de notre projet! "Bien chers amis, nous dit il, suivez moi!". Il nous installe dans les tranchées creusées dans le jardin de l'annexe de guerre de l'Institution Saint-Joseph toute proche.
chez les Sœurs de Saint Vincent de Paul dans l'orphelinat au 59 rue de Bayeux
"Je reviens dans moins d'une heure!" et enfourchant sa bicyclette, il part.
Démobilisés par devoir d'obéissance et quelque peu affectés, nous nous avachissons là, éparpillés dans les creux de terre les moins inconfortables... Le Père Letourmy tarde bien !... nous sortons nous dégourdir les jambes... le ciel est toujours ensoleillé... Quelle belle journée de printemps!... A cinq mètres de là, un avion fait du rase mottes... deux paquets quittent les ailes... deux bombes!... Après leur explosion, plus d'utilisation possible de la ligne de chemin de fer sur laquelle s'ébrouait le petit train qui reliait Caen à la mer.
Je profite de cette phase d'inactivité pour faire le point : "Non! nous n'étions pas près d'une ligne de chemin de fer quand nous fûmes bombardés, nous en étions éloignés de près d'un kilomètre!... mais cette fois ci, ils (les professeurs, les responsables), ils ont tenu à nous en approcher!!.."
L'abbé Rémi Letourmy est de retour : "Nous passerons la nuit là et demain nous aviserons" nous dit-il ; il nous apporte des provisions.
Des personnes du voisinage nous rejoignent dans les tranchées ; près de moi s'installent une grand-mère et son petit fils d'environ cinq ans ; l'enfant intrigué pose beaucoup de questions à sa grand-mère qu'il fatigue... j'ai l'impression qu'ils vont bientôt mourir.
" La mort! La mort rôde bien proche, me semble-t-il, la mort à portée de main!?... Mais, mon Dieu, vous ne pouvez pas me trouver digne d'être accueilli au paradis ; j'ai sur la conscience quelques facilités que je me suis consenties dans mes pensées et dans mes actes qui sont à mon avis des péchés un peu plus que véniels et peut être même mortels ; parce que Seigneur j'ai pris bien du plaisir à me préférer à vous!!... Il faut que je m'en repente dans une démarche d'aveu auprès d'un prêtre et qu'il me pardonne mes péchés au nom de Dieu, afin que je me donne une chance de bonne vie éternelle!.."
Mon directeur de conscience, le Père Louvet, ne fait pas partie du groupe des
prêtres professeurs qui nous a rejoint ; je ne désire pas pour ce faire,
rencontrer l'abbé Letourmy qui vient de perdre ma confiance. Il y a l'abbé
Bigard, le professeur d'anglais!... Je suis bon élève dans cette matière, il
m'aime bien, je l'aime bien... mais après l'aveu de mes péchés que va-t-il
penser de moi?... J'hésite... longtemps... très longtemps me semble-t-il...
mais, entre le paradis espéré et la sauvegarde de ma réputation..., dans le
contexte où nous nous trouvons, je ne peux plus, même à mon corps défendant, que
préférer le paradis...; et le Père Bigard au nom de Dieu me donne
l'absolution... Je suis soulagé!!...
Tiens! Des rafales d'armes automatiques?!... elles semblent provenir des environs du cimetière Saint Gabriel... Y aurait il quelques éclaireurs alliés si proches de nous??!... le rythme de ces rafales s'espace et c'est l'absence de signes de guerre... Pendant ce calme relatif je me remémore les événements de ces vingt quatre heures.
Localisation des lieux cités
Dans l'après-midi du 6 juin, nous devions faire une composition de géographie dont les questions portaient essentiellement sur la géologie. Je suis très bon élève en histoire et géographie mais je n'avais absolument pas préparé cette composition, pressentant qu'elle n'aurait pas lieu ; aussi le 5 juin au soir, le Père Béziers professeur d'histoire et de géographie est venu me remettre un paquet de la part de ma mère, je n'étais pas très à l'aise pour le remercier... Ce paquet contenait un gros gâteau à la crème au beurre, de quinze centimètres de côté sur cinq centimètres de hauteur, que je me suis empressé de camoufler à l'intérieur de mon pupitre... Le Père Béziers revenait de Balleroy où il avait présidé retraite, cérémonie et messe d'action de grâces de la communion solennelle, et il m'apportait également de bonnes nouvelles de ma mère.
Ce matin du 6 Juin, nous avons tous été réveillés plus tôt que d'habitude par d'étranges vibrations qui secouent l'environnement, elles sont continues et semblent provenir de la côte; en un clin d'œil nous avons plongé la tête dans nos cuvettes, nous sommes rasés pour les moins imberbes, le lit est fait, les affaires de nuit sont pliées et rangées et nous sommes parés à toute éventualité. Contrairement à l'habitude où le lever s'effectue en silence, nous nous regroupons aux fenêtres de notre troisième étage pour essayer de recevoir des signes visuels susceptibles de nous préciser le sens des trépidations qui nous parviennent. De temps à autre je quitte les copains pour me servir égoïstement une tranche de "Moka" que j'ai fait suivre la veille au soir au dortoir, dans le fond de mon placard. Le surveillant qui est parti aux nouvelles (c'est sans doute grâce à son absence que nous parlons...), le surveillant déboule dans le dortoir et nous dit tout de go : "Les Alliés font une tentative de débarquement sur la côte!" "Où ça?" lui réclamons nous, "je ne sais pas!..." Quelques instants plus tard le préfet de division, le Père Gouhier se trouve devant nous : "Les Allemands nous demandent de quitter le petit séminaire, nous dit-il, ils veulent en faire une éventuelle place fortifiée... nous allons nous réfugier au petit Sainte Marie, en plein centre ville, nous y seront plus en sécurité, car les alliés, qui viennent nous libérer, ne bombarderont pas les populations civiles. Après le petit déjeuner, vous prendrez avec vous les affaires qui vous semblent nécessaires, que vous pouvez transporter seuls, et, nous partirons, car nous devons avoir quitté les lieux avant midi." Le Père Gouhier, d'une allure presque aussi sénatoriale que le Père Béziers nous tourne le dos, nous lui emboîtons le pas vers le réfectoire.
Dans la nuit pesante, cherchant un vain
sommeil, le drame du début d'après-midi me poursuit : "Peut-être les secouristes
ont-ils sauvé Joseph Magonète
, Daniel Bompain
et Yves Desnée
? Peut-être ont-ils
sorti d'autres survivants de ce tas de décombres? Je ne me rappelle même plus
qui et combien nous étions dans ce lieu de sinistre mémoire!!... Comme je
voudrais que mes trois camarades soient sauvés!...". Je me sens coupable : "Nous
n'aurions pas du quitter les lieux quand les secouristes nous l'ont demandé!
Nous aurions du collaborer avec eux! Il ne fallait pas abandonner nos copains."
Albert Lefevre (17 Mars 2004)
Voir d'autres témoignages d'élèves du Petit Séminaire:
http://sgmcaen.free.fr/temoignage-seminaristes.htm
http://sgmcaen.free.fr/temoignage-antoine-magonette.htm
http://sgmcaen.free.fr/temoignage-letondot.htm