Témoignage présenté dans ce livre

Mr Le Hir au Lycée Malherbe.

 

Le Lycée Malherbe et l'église Saint Etienne

    "Le matin de mon arrivée, 1.500 personnes environ doivent être nourries ; le soir, au coup de feu, l'effectif monte à 1.800 ; il faut suppléer à l'insuffisance de l'ordinaire par des beefsteaks, c'est 400 pièces environ qu'il faut faire sauter en une heure sous l'œil avide de serveuses bénévoles remplies de bonne volonté, mais totalement inexpérimentées, qui envahissent la cuisine, se glissent autour des fourneaux au risque de se faire ébouillanter et ceci dans une cuisine dépourvue du nécessaire pour faire un nombre de repas aussi élevé. L e travail commencé à 5 heures du matin se termine, avec une interruption de 10 minutes pour casser la croûte deux fois dans la journée, à minuit. Je tombe alors sur ma litière et malgré le pilonnage qui  ne cesse pas je m'endors comme une brute.

    Le lendemain, réveil à 5 heures. Le midi, 2.000 repas à préparer. Je tiens de nouveau la queue de la poêle pour les 200 beefsteaks supplémentaires, je n'ai pas un instant pour organiser cette pagaïe, il faut fournir à la meute piaillante, mais combien dévouée des serveuses bénévoles, des « bifs », des montagnes de « bifs ». Un hâtif repas et le soir même comédie. Trois heures durant, sur un fourneau encrassé de suie et qui ne veut rien savoir pour tirer, je fais sauter 1.200 « bifs ». Le lendemain, les frères Chauffrée, tous deux propriétaires de l'Hôtel d'Espagne, rue Saint-Jean, arrivent au Lycée après avoir connu eux aussi des heures tragiques. Très gentiment Ernest et Maurice se mettent à ma disposition, je me rends compte que je ne peux continuer dans ces conditions, je tiendrai huit jours peut-être et ce sera l'hôpital. Au cours de la matinée, profitant d'une accalmie dans le travail, je vais d'abord au docteur et je passe ensuite au bureau de l'Econome qui, lui aussi, a fourni un effort considérable veillant à tout et ne dormant pas pendant les premiers jours de ce retour à la préhistoire. Je décide, entièrement d'accord avec lui, d'organiser deux équipes et d'essayer de canaliser la multitude qui ne cesse de croître et, je dois le dire aussi, de réprimer l'inévitable et combien triste resquillage, les plus débrouillards mangeant plusieurs fois au détriment des autres qui ne touchent rien. Avec Faucon, le cuisinier en titre du Lycée, à la disposition duquel je mets quatre bouchers bénévoles ainsi que quatre cuisiniers, nous commençons un travail qui sera de plus en plus satisfaisant. D'accord avec le Censeur du Lycée, M. Bardet, et l'inspecteur d'Académie, Maitre après Dieu du Centre d'accueil, j'organise le service de table. Les serveuses bénévoles sont munies de numéros d'ordre de couleurs différentes suivant le service auquel elles sont affectées. Cette mesure permet immédiatement un contrôle, la liste des serveuses portant le nom et le numéro d'ordre correspondant étant remise aux cuisines par les chefs de services. Seules, désormais, ont accès aux cuisines les porteuses ou porteurs de numéros ; à tour de rôle, chacun ou chacune présente son plat et le service s'opère sans difficulté.

    Pendant un mois environ le nombre des repas varie de 2.500 à 3.500. Désormais en deux brigades et par journées de 21 heures environ, la cuisine fonctionne ; les Chauffrée font partie de la mienne, ainsi qu'un hôtelier sinistré, M. Fauvel. Tous, avec une compréhension parfaite, font leur travail, dans un magnifique élan de solidarité. Les ordres sont exécutés avec une conscience toute professionnelle et nous obtenons avec les moyens de fortune dont nous disposons de très bons résultats, nous n'aurons à déplorer aucune intoxication d'ordre culinaire. Avec le temps, des dispositions sont prises pour améliorer le rendement et la qualité des services. Les Ponts et Chaussées prennent position dans les bâtiments désaffectés, des chevaux sont installés et des abreuvoirs galvanisés arrivent. Ceux-ci, de forme demi-cylindrique en tôle très épaisse, contiennent environ 400 litres. J'ai alors l'idée de monter sur un foyer en maçonnerie l'une de ces cuves qui mesure environ 2 m. 50 de long sur 1 m. 30 de large et 0 m. 70 de profondeur. En accord avec la direction, M. Loison réalise mon projet. La conception de chauffe est parfaite et deux jours après, juste le temps de laisser sécher la maçonnerie, le premier consommé d'os est mis en route ; une grille de 1 m. 50 sur 50 cm de hauteur permet de faire un feu d'enfer et de mettre en ébullition 400 litres d'eau en une heure, chose jusqu'alors impossible ; d'autres bacs sont réquisitionnés et successivement trois appareils sont mis en roule dans la cour du Lycée, au pied des cuisines et accolés sur un mur qui les abrite. Désormais les os, les têtes de bœufs que nous ne pouvions utiliser faute de récipients suffisamment grands, servent à faire du bouillon et les morceaux de viande cuite qui restent attachés aux os, à faire des pâtés pour le casse-croûte des travailleurs.

Localisation de l'endroit où travaillait Mr Le Hir.

    Le 8 juillet, l'affluence fui telle – que les sinistrés arrivant de toutes parts, au moment de l'offensive alliée sur Caen, - que nous servîmes plus de 16.000 personnes dans la journée. Je passai personnellement ce jour-là en rôtis, la valeur de six bœufs, tout en surveillant la cuisson des bas-morceaux mis au pot-au-feu. J'ai commencé à six heures avec le premier bœuf détaillé et j'en ai eu, sans discontinuer, jusqu'à trois heures de l'après-midi. Dès 7 heures du matin, les premiers rôtis à point sortaient des fours. Maurice et Ernest Chauffrée, Fauvel et Pitet, patron boucher qui a été depuis blessé à son poste, ont commencé à trancher sans interruption jusqu'à midi avec reprise par intermittence. Jean Buret mobilisé, Mme Le Hir et deux commis de cuisine, au fur et à mesure, comptaient dans les récipients voulus les quantités de tranches nécessaires d'après les effectifs très variés de 20 à 1.500 portions. A l'heure prévue, 8.000 sinistrés et travailleurs étaient servis. Ce jour-là le menu était composé comme suit : viande, pain, dessert, 1/4 de vin pour les sinistrés ; pour les enfants, potage, pâtes et confitures ; pour les travailleurs, équipes d'urgence, services sanitaires, un hors d'œuvre, un plat de viande, un légume et un dessert.

    Estimant que ces derniers se livraient à un travail vraiment méritoire et pénible, j'ai toujours tenu, soutenu d'ailleurs par la direction du Centre d'accueil, à ce que des repas plus substantiels leur soient servis ; cela n'a pas été toujours facile, car le Ravitaillement général, sur qui pesait la responsabilité de pourvoir en denrées cette si considérable communauté, était, sans qu'il y ait aucune mauvaise volonté, plutôt dur à la détente. Il faut dire, à sa décharge, que la situation en tant que stocks de réserve serait vite devenue désespérée si le siège s'était prolongé. Après un hâtif repas j'ai remis tout mon monde au travail car 8.000 repas du même ordre étaient à servir pour le soir. Vers quatre heures de l'après-midi, dans le feu de la bataille qui faisait toujours rage autour et au-dessus de nous, trois soldais alliés firent leur entrée dans la cuisine, suivis d'une foule sympathique mais envahissante. Notre joie à tous fut indescriptible. Je ne sais par quel miracle, je vis arriver une assiette contenant du vrai jambon fumé. Par la suite, j'ai su que M. Champion, le Sous-économe, l'avait exhumé en un clin d'œil d'une ultime réserve. Les boys de Sir Monty restaurés et gorgés de vin et surtout bien touchés de l'accueil qui leur était fait se retirèrent après nous avoir dit combien eux aussi étaient heureux de participer à notre Libération ; leur courte permission étant terminée, les trois braves reprirent le chemin de la bataille et nous celui de nos fourneaux qui, je dois l'avouer, avaient chômé un bon moment; heureusement l'excellente équipe mit un coup de collier et le soir vers Il h. 30, harassés mais contents du respectable record établi, sans appétit pour manger après avoir manié tant de mangeaille, chacun rejoignit son abri avec un moral meilleur.

    Les jours suivants, il y eut recrudescence d'obus, les pièces allemandes bombardant sans discrimination le Bon-Sauveur, le Lycée et les autres centres hospitaliers.

    Certain jour les trois appareils installés dans la cour me permirent de cuire en deux heures à peine 1.500 kg de pommes de terre qui furent distribuées à 6.000 réfugiés avec du beurre frais, une tranche de viande et du fromage. Ce jour-là, 12 juillet, le Ravitaillement général avait droit à la palme de la reconnaissance.

    Hélas, comme on dit chez nous, c'était trop beau pour durer ! Vers trois heures de l'après-midi, je venais de quitter la cour où je surveillais le début de cuisson de quelques deux tonnes de choux à braiser dans les cuiseurs, et montais l'escalier de la cuisine en compagnie de deux reporters anglais à qui je donnais quelques explications sur le mode de travail, quand j'entendis un sifflement suivi quelques secondes après d'un bruit effroyable au-dessus de notre tête ; en même temps, une pluie d'éclats tombait sur ma veste, je ressentis une horrible brûlure aux jambes et j'eus les oreilles bouchées par le fracas : à la hauteur du premier étage, un obus venait d'éclater et un commis de cuisine atteint au bras d'un éclat, m'avait aspergé les deux jambes, des cuisses jusqu'aux jarrets, d'un seau de bouillon en ébullition. Aussitôt, je vais à l'infirmerie et après pansement je reprends ma cuisine de choux, les pieds dans des mares de sang. Mes reporters m'ont sauvé la vie, car, à la place que j'occupais à proximité des cuiseurs, plusieurs personnes ont été plus ou moins grièvement touchées. Je n'ai pas eu de nouvelles de mes reporters, j'espère qu'il ne leur est rien arrivé de fâcheux et j'espère bien les revoir un jour pour leur demander leurs impressions. Mes brûlures devenant de plus en plus douloureuses, je demande à Faucon, de service ce jour-là, de me faire remplacer, cela ne lui est pas possible, parait-il, cette alerte sérieuse ayant mis les têtes un peu à l'envers et les commis de cuisine se sont dispersés comme des oiseaux ;  je dois rendre cette justice à Faucon, ancien combattant de 14, qu'il n'a jamais quitté son poste ; je reprends donc ma cuisson, 500 kg de choux sont prêts, il en faut 1.000 de plus pour le lendemain, je remets au travail mes quatre coupeurs et éplucheurs et mon petit chauffeur qui, pour ses 17 ans, m'a très bien secondé ce néfaste après-midi. Tout se passe bien jusqu'à huit heures..."

    ...Mais voici de nouveaux obus, l'un tombe juste devant les cuiseurs de M. Le Hir avant qu'il ait eu le temps de se garer et il est blessé par les éclats et les pierres projetées. Il y a plusieurs victimes. Pendant qu'on le transporte dans son abri, il constate le désastre, deux obus de 105 ayant éclaté dans la cuisine.

    "Une fenêtre de 3 mètres de haut sur 1 m. 50 de large totalement arrachée, une table de cuisine fendue en deux, 300 kg de viande débitée en morceaux, pour la mise en place du lendemain, soufflés par la déflagration, sont projetés partout et pendent accrochés et couverts de poussière ici et là, les marmites sont renversées et criblées d'éclats, un vrai carnage. Peu de personnes, heureusement, se trouvaient dans la cuisine et l'on n'a pas à déplorer d'accident grave. Quelques minutes plus tard, ces obus auraient fait une véritable hécatombe, car cuisiniers, bouchers, commis d'office, auraient été réunis autour de la table touchée par les projectiles. La position devenant intenable, personne ne voulut plus séjourner à la cuisine et la direction fil servir des repas de conserves jusqu'à ce que la remise en état indispensable des fourneaux et du matériel permît de nouveau un travail normal. Entre temps, l'Etat-major allié vint nous rendre visite et devant les statistiques culinaires que nous lui présentâmes n'en crut ni ses oreilles ni ses yeux. Il eut du mal à réaliser qu'avec un matériel de fortune nous avions pu servir convenablement une moyenne de 10.000 repas par jour, soit environ en six semaines 600.000 repas approvisionnés avec environ 300 pièces de bétail, bœuf, veau, mouton, porc, 5.000 kg de pâtes, 5,000 kg de légumes secs, sans préjudice des pommes de terre pour les enfants et les malades, 3.000 kg de beurre et le reste.

    Par mes soins, tous les jours, 4 à 5 litres de jus de viande s'écoulant des rôtis, étaient récupérés et dirigés sur les salles des malades et affaiblis ainsi que celles des enfants.

    Le lendemain de ce jour néfaste, je me fis conduire à la cuisine ; le seul cuisinier restant, je rends hommage à son dévouement, Roger Poulain, de Blainville, fit le nécessaire afin de liquider la viande, environ 600 kg, et la faire cuire dans le seul appareil qui restait disponible, les autres ayant été mis hors d'usage par les obus."

Par la suite, M. Le Hir fut dirigé sur Bayeux où il acheva de se remettre de ses blessures.

lire ici un autre témoignage de Mr Le Hir.

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