LES NOURRITURES TERRESTRES

Monsieur LE HIR , cuisinier, est promu responsable des repas au lycée Malherbe. Presque seul au début, il nourrira des milliers de réfugiés... et constatera que si le courage modeste est le lot le mieux partagé, la «resquille» se glisse partout

Le Lycée Malherbe et l'église Saint Etienne

 

            Au lycée Malherbe, seul l'économe Monsieur BERIAU, était demeuré à son poste, le maire de la ville (Note de MLQ: Mr André Detolle, négociant en tissus ) s'était retiré à Louvigny, un village voisin, avec d'autres notabilités. Quant au personnel, il s'était lui aussi évanoui dans la nature. Allant au plus urgent, c'était au matin du 8 juin, l'économe me conduisit dans les cuisines. Un seul commis boucher fut mis à ma disposition pour couper la viande, le fourneau était allumé, les plaques étaient brûlantes, et, réflexe de métier, je me mis en devoir d'y griller des steaks, c'était tout ce que je pouvais faire, puisque j'étais sans aide. Il y avait là un bon millier de convives affamés, sans nourriture ou presque depuis 48 heures.

            Autour de moi, sur des matelas étalés à terre et baignant dans leurs déjections, qui répandaient une odeur sui-generis, de pauvres vieux évacués de l'hospice voisin. Voilà quelle était l'ambiance. En temps normal le cuisinier du lycée et ses aides, avaient environ 500 personnes à nourrir. Au déjeuner j'en servis seul plus de l 500, le soir ce chiffre augmenta; sur les plaques, ou à la poêle en plein feu, je grillai les viandes, sans un moment d'arrêt, le temps et l'aide me manquaient pour cuire des rôtis au four, des légumes il n'en était pas question. Bien que ma femme s'efforça de canaliser la pagaille, des serveuses improvisées, totalement inaptes, s'imaginaient qu'il n'y avait qu'à commander pour être servi. Je n'avais même pas eu le temps de manger, pas même d'aller aux W.C... Vers minuit, je dormis dans un coin du garde manger, enroulé dans une couverture. A quatre heures du matin le boucher me sonna le réveil, car il arrivait de nouveaux sinistrés affamés. Je repris le fourneau, pieds nus, pantalon relevé sur des mollets crasseux, et une barbe de trois jours. Je glissais tout en travaillant, sur le carreau poisseux d'urine, le cuir de mes sandales n'ayant pas résisté. Personne ne se souciait des vieux sur leurs grabats, c'est la vérité vraie, l'homme qui a peur est un loup pour l'homme. En raison de la pagaille qui régnait, est-ce excusable ?

            Le fourneau encrassé par la suie, ne tirait plus, je devais éparpiller du bois dans le foyer, et, à grand renfort de morceaux de graisse de bœuf, essayer de dégager le tirage, les gens du métier savent ce que cela veut dire. Le lendemain 10 juin, même comédie, heureusement l'on s'avisa ; ma femme l'avait signalé ; que j'étais toujours là, titubant de misère physique et morale, mais ne pouvant, ni ne voulant lâcher, puisque personne ne s'était présenté pour me remplacer. Enfin deux collègues sinistrés, Ernest et Maurice CHAUFFREE, arrivèrent et prirent le relais.

            Sur la paille, dans un abri, je dormis jusqu'au soir, ensuite dans un seau d'eau, tirée d'un puits voisin, je pus me laver et me raser. J'étais physiquement si peu brillant, que je dus tout d'abord me diriger vers les «feuillées», voisinant dans les jardins avec les tranchées où l'on alignait les morts. Quant à moi, mon orifice naturel, répandit un flot de sang, il me fut impossible d'uriner. Je m'en fus raconter mes misères à un médecin à l'infirmerie du parloir, il me rassura et me prescrit un remède ; c'est ainsi que pour la première fois, je versai mon sang pour la France... Malgré le tonnerre des pièces de canon, je me rendormis du sommeil du juste.

            Le lendemain, quelques collègues charcutiers et bouchers qui étaient dans la même situation que nous, venaient à notre secours.

            La resquille sévissait déjà, certains débrouillards s'empiffraient, d'autres emportaient des platées de viandes à l'extérieur, alors qu'une multitude amorphe avait faim. Un embryon de règlement, fut mis au point. Les serveuses bénévoles furent munies de cartons de couleurs différentes épinglés au corsage, avec leur nom inscrit, celles qui servaient à St-Etienne étaient les vertes, celles de la chapelle du lycée étaient les bleues, celle de la baraque des P.G. les blanches. La «resquille» fut ainsi en partie supprimée et les distributions de vivres se firent sans trop de problèmes, les effectifs variaient au début de 2 500 à 3 500 par repas ; la cuisine fonctionnait à la satisfaction relative de la multitude, il n'était pas question de journées de 8 heures. Deux «brigades» œuvraient environ chacune 10 heures, le «chef» du lycée était alternativement avec moi à la direction. Le cumul n'était pas sanctionné, au contraire, il fallait mettre la main à la pâte, j'avais dans mon équipe Ernest et Maurice CHAUFFREE et, un ancien hôtelier, Monsieur FAUVEL. Ce dernier malgré la «pétoche» qu'il avouait sans complexe, nous faisait parfois rire avec ses histoires marseillaises. Esprit de solidarité, conscience professionnelle, oubli du danger, certains y laissèrent un bras, une jambe, d'autres furent tués et tombèrent à leur poste pour que vivent les autres.

 

 

Localisation de l'endroit où travaillait Mr Le Hir.

 

Note de MLQ: Après la libération du 9 juillet, M Le Hir fut blessé par des éclats d’obus et de pierres projetés ( deux obus de 105 mm dans la cuisine), il fut dirigé sur Bayeux  pour se remettre de ses blessures.

Lire ici un autre témoignage de Mr Le Hir

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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