Dans Caen assiégé

 

 

Tandis que les Alliés, dans leur marche victorieuse, rompaient le front allemand dans la région de La Haye-du-Puits, enlevaient Coutances et Avranches et esquissaient ensuite verse l'est un immense mouvement tournant qui fut l'arrêt de mort de la VIIe Armée allemande, la ville de Caen, attaquée dès le premier jour, demeurait sous les obus et sous les bombes. Surpris à l'improviste, ses habitants n'avaient pu fuir bien loin et ce fut une situation tragique que celle de ces dizaines de milliers d'hommes et de femmes entassées au Lycée Malherbe, au Bon-Sauveur ou encore dans les carrières des environs.

M. Roger Meslin, chef de travaux à la Faculté des Sciences et à l'Ecole de Médecine et de Pharmacie, est demeuré à Caen durant toute la période où la cité se trouva sous le feu des batteries alliées puis sous celui de l'artillerie allemande. De ses nombreuses observations il a composé, lui aussi, un journal très détaillé que nous ne pouvions malheureusement songer à publier ici. Mais nous sommes heureux de donner une vue d'ensemble de ce document. Ces quelques pages aideront à comprendre ce que fut la vie à Caen. parmi les périls de toutes sortes et les dévastations quotidiennes de cette époque tragique (Juin-août 1944).

 

 


I. -- AVANT LA LIBÉRATION

Les postes de radio avaient été réquisitionnés et le matin du 6 juin nous avions peu de nouvelles sur le débarquement. Un officier allemand affirmait devant moi que les Anglais étaient venus jusqu'à Blainville, que cela avait été dur, mais qu'ils étaient repartis et qu'il ne s'agissait que d'un coup de main. La matinée fut d'un calme absolu; des prisonniers passèrent dans nos rues.

 

"Photo ECPA Coll. Musée mémorial de Bayeux" Le matin du 6 juin des prisonniers canadiens du Régiment de la Chaudière gravissent la rampe du château en arrière plan l'église Saint Pierre.

 

"Photo ECPA Coll. Musée mémorial de Bayeux" Les prisonniers canadiens franchissent l'entrée du château, à droite des prisonniers Bd des Alliés.

A 1 heure et demie un bombardement inattendu s'abattit sur la ville, faisant des victimes et accumulant des ruines.

Le 7, au matin, nous savions les Anglais tout près. On s'était, disait-on, battu dans quelques rues de la périphérie et les Britanniques seraient même venus jusqu'à la place Blot, au cours de la nuit. On espérait leur arrivée d'un moment à l'autre...

Les Allemands

Peu nombreux ils semblaient, les premiers jours, prêts à abandonner Caen. Plus de Feldgendarmerie, ni de Gestapo. Mais ils revinrent par la suite accompagnés de SS qui pillèrent, mirent le feu aux maisons, et parfois abattirent des Français. Le 6 juin, quatre-vingt-sept détenus politiques avaient été massacrés à la prison de La Maladrerie.

Les abris

Dès le premier bombardement, une partie de la population gagna les communes environnantes ou s'installa dans la Prairie et dans les carrières de Fleury-sur-Orne. D'autres se réfugièrent dans les caves de l'Abbaye aux Hommes (Lycée Malherbe), dans l'église Saint-Etienne et au Bon-Sauveur,

 

 où des centres d'accueil furent improvisés. Les services chirurgicaux fonctionnaient au Bon-Sauveur. Les sinistrés s'entassaient dans l'antique église romane de Saint-Etienne : ici, un vieillard ou un enfant étendus sur la paille; là, quelques personnes prenant leur modeste repas; ailleurs des malheureux avec leurs paquets, groupés dans une chapelle autour d'un autel sur lequel on avait placé un portrait ou un bouquet de fleurs ! Le chœur seul était réservé au culte et, durant les prières quotidiennes, l'aspect de l'église, devenue lieu de refuge comme au moyen âge, était des plus émouvants. Beaucoup de personnes restèrent aussi dans les quartiers non sinistrés, se rassemblant dans les caves hâtivement organisées en abris.

La vie des civils

L'électricité manqua tout de suite, de même que le gaz et l'eau de la ville. Le commissariat de police,

L'entré du Commissariat Central sur la façade de l'hôtel de ville

la caserne des pompiers avaient été écrasés par les bombes dès la première heure.

La caserne des pompiers

 

 Les services de la D. P., la Croix-Rouge, le Secours National, les Equipes d'Urgence, l'initiative privée, tous rivalisèrent d'efforts pour venir en aide à la population. A partir du débarquement, les Allemands semblèrent se désintéresser des civils et leur laisser toute latitude. Après les bombardements, devant les menaces constantes d'incendie, on circula la nuit sans être inquiété.

Le ravitaillement s'organisa, grâce à quelques boulangers qui travaillaient avec des moyens de fortune, et à quelques bouchers qui débitaient des bêtes amenées des environs. Les stocks de sécurité furent utilisés, et les équipes du Secours National luttèrent de vitesse avec les Allemands pour sortir les réserves des commerçants sinistrés. Les centres d'accueil improvisèrent des cuisines et servirent des milliers de repas; des camions allaient jusque dans les lignes chercher des légumes. Il arrivait parfois qu'un conducteur revînt seul, son compagnon ayant été tué par un obus! Des camions civils assuraient le ravitaillement en fromages et en lait; d'autres allaient chercher la farine jusque dans l'Eure lorsqu'elle menaçait de manquer. La Régie envoya même prendre du tabac à la manufacture du Mans pour faire quelques distributions. La poste s'installa dans des locaux provisoires, et les voitures du Secours National assurèrent le transport de la correspondance avec Paris.

Pour éviter d'être mitraillés, les conducteurs de camions qui circulaient sur les routes agitaient un drapeau à la vue des avions. On en vint rapidement à l'arborer en permanence sur les véhicules; c'étaient les premiers drapeaux français que l'on, revît à Caen!

Quelques convois de réfugiés furent dirigés vers Trun,

mais dans son ensemble la population craignait par-dessus tout l'ordre d'évacuation générale qui la menaçait et se cramponnait à sa ville. Le préfet ne se montrait pas. Un message du Maréchal Pétain , affiché sur les murs, nous laissait indifférents. Le moral des Caennais, restait étonnant malgré les bombardements, et on assistait à un merveilleux élan de solidarité. Dans les queues interminables que l'on devait faire pour assurer le ravitaillement, dans les déplacements pour la corvée d'eau, ou les nécessités de la vie quotidienne, jamais aucune panique. On entendait souvent les gens les plus éprouvés dire : « J'ai tout perdu, mais j'en fais le sacrifice pourvu que le débarquement réussisse ». C'était là le souci constant de tous. Quand le bruit du canon ou celui des lance-grenades allemands, auquel on ne pouvait s'habituer, se rapprochait on était heureux, mais l'on s'inquiétait aussitôt qu'il s'éloignait.

Les nouvelles

Plus de radio, pas de courant. Quelques rares privilégiés disposant d'un groupe électrogène ou d'un poste à galène prenaient les émissions de Londres. On s'en repassait le texte dactylographié. Dans les centres d'accueil étaient affichés les communiqués de Radio-Vichy, que la population commentait. Que de fois avons-nous espéré notre libération de ce débarquement à Cabourg que Vichy s'acharnait à annoncer, alors qu'il n'eut jamais lieu! Un jour, devant le texte annonçant ce débarquement, quelqu'un nous affirma : « Je reviens de Cabourg; j'y étais il y a deux heures et rien ne s'y est passé ». Un communiqué consacré à l'attentat contre Philippe Henriot laissa tout le monde indifférent. Tous, par contre, voulaient savoir comment se déroulait la bataille de Normandie!

II. - LA LIBERATION

Après la libération de la rive gauche de l'Orne, les troupes britanniques, aidées par les Français, procédèrent au nettoyage de la ville où des îlots de résistance ennemie subsistèrent encore pendant quelques jours. Les F.F.I. apportèrent en outre leur aide pour la prise du faubourg de Vaucelles et de Fleury-sur-Orne (Note de MLQ: à 5 km au Sud de Caen) où les  Allemands tinrent encore longtemps.

Nos libérateurs

Les Canadiens furent les bienvenus et, la plupart Canadiens français engagés volontaires comme leurs pères en 1914, ils sympathisèrent de suite avec la population quelque peu surprise par leur parler nuancé d'un accent normand. J'entendis un jour l'un d'eux regretter, bien que Canadien français, de s'appeler « Cable » qu'il prononçait avec l'accent anglais; il se montra réjoui quand on lui apprit que c'était un nom bien français, et que l'on connaissait de nos compatriotes qui se nommaient Cablé. Dans les campagnes l'accueil ne dut pas être moins chaleureux et à Rots (Note de MLQ: à 10 km au Nord-Ouest de Caen) , par exemple, fut célébré le mariage d'une jeune normande avec un sergent de l'armée canadienne. Les jeeps, les voitures amphibies, eurent leur petit succès, mais le défilé interminable et la puissance du matériel allié de toute sorte ne sont pas près d'être oubliés par ceux qui ont assisté à son passage.

L'information

Dès l'arrivée de nos libérateurs le communiqué fut régulièrement affiché au bureau du Town major (Note de MLQ: la parloir du Lycée Malherbe)

 

et tous venaient aux nouvelles. Des illustrés nous apportant quelques détails impressionnants sur le débarquement furent mis en vente. Chaque jour une voiture avec haut-parleur

diffusait les nouvelles apportées par La Voix des Alliés, petit bulletin imprimé à La Délivrande (Note de MLQ: à 14 km au Nord de Caen) , et plus tard la radio diffusait les émissions de Londres. Les premiers journaux que nous reçûmes venaient de Bayeux : c'était surtout La Renaissance du Bessin, bihebdomadaire, que l'on regardait avec convoitise entre les mains de quelques privilégiés. Mais bientôt une petite feuille, Liberté de Normandie, premier quotidien de la France libérée, s'imprima à Caen. Elle parut régulièrement à partir du 13 juillet. Les forces canadiennes eurent également leur presse avec The Maple Leaf qui leur était réservé mais que l'on affichait en villa Ce quotidien rédigé en anglais a paru à Caen du 3 août au 9 septembre. Diverses unités, en particulier celles qui campaient dans le Jardin des Plantes, avaient leur bulletin ronéotypé et de grandes cartes de Normandie, sur lesquelles on pouvait suivre les opérations.

Après la libération, la ville resta encore sous le feu nourri de l'artillerie allemande. Le centre d'accueil du Lycée Malherbe et l'église Saint-Etienne

qui avaient été épargnés par les Alliés, furent alors atteints par des obus. Des convois évacuèrent les sinistrés sur des centres d'accueil de la région de Bayeux. Les tirs d'artillerie empêchèrent les grandes manifestations publiques à l'occasion du 14 juillet ou de la venue du Général Koenig. (Note de MLQ le Le 29 juillet visite du général Pierre Koenig (un Caennais, né au N°154 de la rue de Bayeux), une rue lui rend hommage le Cours Général Koenig)

De petites annonces apparurent peu à peu dans notre journal quotidien. D'abord timides, elles devinrent de plus en plus nombreuses, signe de la reprise de la vie dans notre cité meurtrie.

 

ROGER MESLIN

Témoignage paru sous le titre : Dans Caen assiège (Roger Meslin)  Bataille de Normandie de René Horval, Tome 1, Editions de « Notre Temps », 1947.

 

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