Témoignage paru dans ce livre

 

Nicole, elle, habitait Caen en 1944: « Mes parents, ma grand-mère paternelle, ma sœur et moi, nous vivions rue de Bras. Ma mère tenait un petit café-restaurant-épicerie. Mon père, asthmatique et malade des poumons, n'avait pas été mobilisé. Il avait décidé que nous ne quitterions pas la ville, affirmant que notre destin était tracé et que si nous devions nous faire tuer, il préférait que ce soit chez nous plutôt que sur les routes.» Il faut dire que le père de Nicole était un homme de caractère. Au Noël précédent, la modeste vitrine du commerce familial avait été décorée d'un sapin et de quelques petits paquets de chocolat. Un jour, un officier allemand fit arrêter sa voiture devant la boutique et entra. Il voulait acheter ces friandises. Derrière le comptoir, le père de Nicole le regarda bien en face et lui dit: « Les chocolats sont pour les Français.» « Je comprends, je comprends », fit l'Allemand et il sortit. Les clients étaient effrayés. Pendant les jours qui suivirent, la famille vécut dans l'angoisse de voir le père arrêté. Par bonheur, l'officier de la Wehrmacht n'était pas trop borné et rien de tel ne se produisit.

 

Endroits cités dans le récit

 

C'était une ambiance assez singulière que celle de ce petit café-épicerie-restaurant caennais en temps de guerre. Maisonnée active où chacun avait un rôle bien déterminé. On travaillait beaucoup, du matin au soir, mais dans la bonne humeur. La mère de Nicole devait se lever très tôt pour s'approvisionner au marché de gros. Elle devait surtout déployer des trésors d'imagination, d'astuce et de patience pour nourrir convenablement ses clients. Au rez-de-chaussée, à l'heure du déjeuner, prenaient place les commissionnaires de la gare routière et aussi quelques personnes de la campagne qui venaient là avec leur casse-croûte et, parfois, de grosses valises dont on pouvait penser qu'elles servaient au marché noir. Le père de Nicole regardait cela d'un œil tout aussi noir car, intransigeant comme il l'était, pas un gramme de denrée clandestine ne devait arriver dans les marmites de son établissement. A ce même rez­de-chaussée, la mère de Nicole cuisinait et assurait le service. Au premier se retrouvaient des étudiants et des employés de bureau que servait la cousine de Nicole. Sa grand-mère épluchait les légumes et faisait la vaisselle dans un office minuscule. Nicole et sa sœur, encore petites, allaient à l'école Notre-Dame (Note de MLQ: rue Jean Eudes près de la place de la République à côté de l'église Notre-Dame de la Gloriette)

 

 

Source. En arrière plan photo du bas à droite le clocher de la chapelle du séminaire des Eudistes (l'hôtel de ville).

 

soit le matin, soit l'après-midi, et elles étaient plutôt contentes quand les cours étaient interrompus par des alertes. Le dimanche était l'unique jour de repos. Alors la famille se rendait au théâtre, où l'on donnait des opérettes, ou au concert du kiosque de la place de la République. Parfois aussi, elle assistait au stade à des courses cyclistes (Note de MLQ: au stade Malherbe à Venoix), s'offrait une promenade sur les bords de l'Orne ou rendait visite à des parents. Tout cela à pied. « Quelquefois, se souvient Nicole, nous prenions le car pour aller chez ma tante que mes parents aidaient dans les travaux de la ferme. Son mari était prisonnier. Ma sœur allait quelquefois écouter la fanfare des Allemands, en face de la brasserie Chandivert, mais il n'aurait pas fallu que notre père l'apprenne!

 

 

Source: Collection V. et A. Benhaïm, photo présentée page 24 de ce livre, fanfare allemande Place Saint-Pierre

 

 

Source: Collection Oresme, photo présentée page 184 de ce livre, Bd des Alliés la brasserie Chandivert et le cinéma Majestic.A gauche en arrière plan l'église Saint Pierre.

 

Un jour, j'ai accompagné mes parents à la prison où le jeune frère de ma mère avait été enfermé pour avoir refusé le Travail obligatoire. Il s'était caché à la campagne et on a toujours pensé qu'il avait été dénoncé. En face de chez nous, une jolie femme blonde et maquillée recevait souvent un Allemand en uniforme. Les gens l'appelaient "la poule", la méprisaient et se détournaient quand elle passait avec son petit chien dans les bras. Pourtant, elle ne semblait pas bien méchante. Peut-être était-elle tout simplement amoureuse? »

 

Lors des alertes, la grand-mère, la mère, le père et les fillettes vont se réfugier dans une vieille maison délabrée, au fond de la cour de l'immeuble. Ils s'installent aux quatre coins, assis sur des caisses, la plus petite des fillettes sur les genoux de sa mère.

 

« Le toit était en grande partie démoli, raconte Nicole. La nuit, nous apercevions le ciel illuminé par les fusées éclairantes. C'était très beau. Malheureusement, ces fusées ne faisaient que précéder les bombes! Je n'avais pas six ans, mais je me souviens très bien de cette sensation d'angoisse qui m'envahissait dès que j'entendais le bruit très particulier des bombardiers et, même à présent, après tant d'années, les alertes du premier mercredi du mois ou certains moteurs d'avions déclenchent au fond de moi cette même appréhension! »

 

C'est bien le mot « alerte» qui vient aux lèvres de Nicole lorsqu'elle évoque l'exercice de sirène du premier mercredi du mois ...

 

« Le dimanche 4 juin, ma sœur et une de nos cousines faisaient leur communion et nous étions réunis pour fêter l'événement. Tout le monde riait, chantait. Les gens ne savaient pas de quoi serait fait le lendemain, alors ils étaient peut-être plus joyeux qu'aujourd'hui. Ils tenaient à profiter au maximum des bons moments que leur accordait l'existence. Certains parents et amis étaient venus de la campagne par le car, mais, pour une raison que j'ignore, seules quelques-unes de ces personnes - les " prioritaires" ­ ont pu repartir par le même moyen de transport. Les autres ont dû rentrer à pied. Quant à ma grand-mère maternelle, elle décida de rester quelques jours parmi nous. »

 

Le mardi suivant, 6 juin, lorsque l'alerte retentit, le chef de famille décide de mettre les siens à l'abri dans les tranchées creusées à cet effet place de la République. A­t-il l'intuition que les bombardements de ce jour-là seront plus violents que les précédents? Les deux grands-mères ne veulent pas entendre parler de tranchées car elles ne se sentent guère l'agilité d'y descendre. Elles prétendent se mettre à l'abri sous un gros arbre, à quelques mètres de là, où se trouvent déjà une femme et ses deux enfants. Mais le père ayant opté pour les tranchées, il faut bien en passer par où il veut et les aïeules se soumettent. La grand-mère maternelle suit le reste de la famille dans la première tranchée, et, faute de place, la grand-mère paternelle s'installe dans une autre saignée, parmi des voisins et amis.

 

Attention toute maternelle, la mère de Nicole étend sur ses filles une couverture « piquée, légère, de type couette, de couleur bordeaux». Troublante précision que celle des souvenirs d'enfants ...

 

Combien de temps dura ce cauchemar? Combien de temps eurent-ils à subir ce bruit infernal, ces éclairs et ces éclats? Soudain se produit un bruit encore plus épouvantable, comme si la terre tremblait, comme si la tranchée s'ouvrait vers le bas ou se comblait. Pendant plusieurs secondes, une pluie de gravats tombe et, de peur que la petite ne soit ensevelie, sa mère la tient à bout de bras. Puis, plus rien. Pendant un moment, les gens se demandent s'ils sont encore en vie. La petite fille ne sut jamais comment ils sortirent de leur abri, mais elle revoit encore son père qui gesticule et crie pour appeler les hommes de la Défense passive. Il faut qu'ils viennent l'aider à dégager sa mère, emmurée dans l'autre tranchée. L'alerte n'est pas terminée et se déplacer reste dangereux. Alors personne ne vient. Et le père s'énerve, gesticule de plus belle. Il essaie de dégager la pauvre femme mais, sans outil, la tâche est au-dessus de ses forces. Les autres ne bougent toujours pas. Dans l'éboulement, tout à côté de la grand-mère, se trouvent deux jeunes femmes. L'une est morte, l'autre a la jambe tranchée à hauteur de la cuisse. Près de là, le gros arbre est à moitié déterré et dans ses branches se balancent lentement les corps mutilés de la mère et de ses deux enfants. Un bras, arraché du corps, pend à une branche. C'est une vision que l'enfant de six ans n'a jamais pu chasser de son esprit.

 

La fin d'alerte sonne. Les gens de la Défense passive arrivent et, à l'aide de pelles, parviennent à dégager la grand-mère qu'ils font évacuer sur l'hôpital du Bon-Sauveur. Elle y meurt trois semaines plus tard. "C'était une brave femme très douce qui n'élevait jamais la voix, se souvient Nicole. Elle est morte comme elle a vécu, sans une plainte."

 

    Après un tel choc, la petite fille ne trouve plus le sommeil. Des cauchemars hantent ses nuits, elle sursaute et panique au moindre bruit. Alors, on s'installe rive droite, chez un oncle qui a creusé une tranchée dans son jardin. Le père pense que cet endroit est plus sûr. Ils ne restent là qu'une journée, en raison d'une dispute entre l'oncle et le père, le premier voulant quitter la ville, le second s'y refusant. Ce dernier décide d'aller trouver abri au Bon-Sauveur. Bien lui en prit, car peu de temps après la maison de l'oncle fut presque entièrement détruite.

 

Il reste à franchir de nouveau l'Orne pour revenir sur la rive gauche. Périlleux trajet dans un décor de fin du monde. Au milieu des chaussées défoncées, des voitures flambent dans un hurlement de Klaxon coincés. Tous les trois pas, le regard tombe sur des corps estropiés, désarticulés. Partout, les objets les plus inattendus jonchent les rues. Nicole se souvient avec précision d'une machine à écrire tout à côté d'une main de femme coupée net. Il y avait aussi un coussin rouge, que Nicole trouva superbe. Impressions d'enfant où l'horreur et le détail insignifiant se mêlent.

 

Les obus sifflent. Les soldats crient aux fuyards de longer les murs, de presser le pas. Un prêtre en soutane se jette à plat ventre au moindre sifflement d'obus, se relève, s'époussette d'un geste, parcourt deux ou trois mètres et recommence. Du côté de la passerelle, des corps de soldats allemands gisent parmi les gravats, d'autres sont restés accrochés dans les arbres où les a expédiés le souffle des déflagrations.

 

    Au Bon-Sauveur, la petite Nicole se sent en sécurité. Pourtant le 6 juin, deux pavillons de l'hôpital ont été détruits sous une pluie d'une quinzaine de bombes. Huit religieuses et trente malades ont été tués. A ce moment-là déjà, on ne disposait plus de cercueils pour enterrer les morts. Le dépôt des pompes funèbres et cinq cents bières avaient été détruits.

 

Très vite, le Bon-Sauveur comme le lycée Malherbe et les points de refuge de la ville sont submergés. La foule apeurée s'y entasse. Les blessés affluent et le service des morts, bien que réduit à sa plus simple expression, devient à peine tenable. Nicole et sa famille couchent sur la paille, dans un sous-sol sans vraie fenêtre, parmi vingt ou trente personnes. « Je n'ai jamais si bien dormi, avoue Nicole. Les autres se plaignaient des puces et des poux, mais moi ils ne m'attaquaient pas. Nous allions une fois par jour chercher une assiette de soupe claire mais chaude que nous servaient les religieuses. Elles n'avaient pas l'air commode et je n'étais pas rassurée, mais il fallait y aller. »

 

    Chaque jour, le père et la mère retournent rue de Bras. La vie continue et il faut essayer de tenir ouvert le petit restaurant, tâcher de servir à manger. Chaque matin, ils trouvent le linge sorti de l'armoire; chaque matin ils le ramassent et le rangent pour le retrouver par terre le lendemain. Les pillards visitent ainsi les maisons désertées, cherchent le bas de laine entre les piles de draps. Pour se procurer quelques légumes, quelques œufs, le couple bat la campagne à bicyclette. Quand le père décide finalement que tout le monde doit réintégrer la maison, à peu près intacte, il est encore bien inspiré: quelques jours plus tard, le sous-sol du Bon-Sauveur fut ravagé par un incendie qui tua plusieurs de leurs compagnons d'infortune.

 

Les deux sœurs sont alors envoyées en vacances chez une tante, dans une ferme près de Port-en-Bessin (Note de MLQ: 42 km au Nord-ouest de Caen). «Là, c'était presque la paix, dit Nicole. Nous assistions cependant à des combats aériens. Des grandes saucisses argentées sillonnaient le ciel et, de temps en temps, on voyait des hommes descendre en parachute. L'un d'eux tomba sur la cheminée d'une maison toute proche et se cassa la jambe. Des soldats anglais campaient dans le champ voisin de la ferme et, pour nous, c'était la joie. Ils nous apprenaient des chansons de leur pays et nous nous efforcions de leur enseigner quelques mots de français. »

 

Dans l'enfer caennais, les scènes les plus inouïes se succèdent.

 

    Madeleine se souvient des dernières heures de son oncle. Ses parents et elle-même se rendirent à son chevet, à Caen. Parcourir ne serait-ce qu'une courte distance dans de telles conditions était parfois très compliqué. Ils se trouvèrent bloqués à la tombée de la nuit et durent coucher dans un hôtel surpeuplé dont toutes les fenêtres avaient été souillées. Curieuse étape. Le lendemain, lorsqu'ils arrivèrent à Caen, l'oncle était mort. Plus le moindre convoi mortuaire n'était possible et le corps fut transporté à l'église à dos d'homme au milieu de ruines impressionnantes. Rue de Vaucelles, par exemple, il fallut escalader des éboulements hauts d'un demi-étage et il fut bien difficile de transporter le défunt avec un minimum de respect. Les églises encore debout faisaient office de morgue. Le lendemain, lorsque Madeleine et les siens revinrent pour l'office funèbre, tant et tant de cadavres avaient été apportés entre-temps qu'ils ne retrouvèrent plus leur parent. Alors il fallut se livrer à de macabres recherches dans la pénombre de la nef où l'odeur de la mort prenait à la gorge. Affreuses obsèques. L'image de la vie, dans le souvenir de Madeleine, c'est, sur le chemin du retour, un boulanger installé sur le bord de la route dans une petite baraque en bois et qui vendait un assez joli pain.

 

Pour évacuer les blessés, on dégonde volets et portes qui se transforment en brancards. Dans Caen en ruines, comme dans les autres villes, on s'éclaire tant bien que mal à la lampe à carbure qui se consume en dégageant une tenace odeur d'œuf pourri.

 

Mêlée à celles de la mort, de la poudre et des incendies, elle soulève le cœur. Pas un des survivants de l'époque n'a pu oublier ce remugle. L'endroit qu'on appelle «La Prairie» devient un vaste cimetière provisoire dont les corps seront exhumés, la bataille terminée.

 

Cimetière provisoire de la Prairie (Photo Archives Départementales du Calvados)

 

Ceux qui passent par là chaque jour ne peuvent non plus chasser l'odeur de ces fosses retournées durant des semaines et des semaines. La population quitte la ville laminée sous les bombes. Quand elle y reviendra, là où il y a encore des murs, il faudra remplacer les vitres par du papier huilé, des découpes de carreaux de tentes militaires ou encore, comme chez cette femme qui compte un médecin parmi ses proches, par des radiographies: un fémur à telle fenêtre, des poumons et un bassin à telle autre, une belle fracture de l'humérus au salon.

 

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