UN POISSON ROUGE DANS LA TOURMENTE

Monique RICHIER (devenue Madame DAVOUT) a dix ans la veille du Débarquement. Ses souvenirs, bien évidemment fragmentaires, sont clairs. C'est le regard d'une enfant face à la tragédie.

 

 

Localisation des endroits cités dans le témoignage

 

            Mes souvenirs les plus précis du 5 juin concernent un poisson rouge et un géranium-lierre rose. Ils faisaient partie des cadeaux que l'on m'avait offerts pour mon anniversaire. La fête avait eu lieu à midi, avec un gâteau et des bougies. L'heure réelle de ma naissance étant 23 heures 45, il n'avait pas été question que je veille jusqu'à une heure aussi avancée. Je m'étais donc couchée à l'heure habituelle, les yeux sur mon poisson rouge, certaine que la vie reprendrait normalement au matin, avec ma grand-mère, ma mère, mon père - qui était officier -, mes sœurs pensionnaires à la Vierge Fidèle de la Délivrande.

 

 

Et moi je reprendrai le chemin du collège des Ursulines(Note de MLQ: au 146 de la rue de Bayeux l'Institution St Pierre).

 

Institution Saint Pierre, 146 rue de Bayeux.

 

            De la nuit du 5 au 6, celle du Débarquement, je n'ai gardé aucun souvenir. On a dû me dire qu'il se passait quelque chose d'important mais je ne retrouve dans ma mémoire que le bruit de bombes tombant, en début d'après-midi, sur le quartier. Nous habitions impasse des Carmes (Note de MLQ: derrière l'église Saint-Jean) en face d'une maison occupée par les Allemands.

            Il y avait beaucoup d'agitation, des brancardiers amenaient des blessés dans une grande bâtisse au fond de l'impasse.

 

Le Poste de secours N°1 rue des Carmes

 

Je voulais y aller, mais ma mère m'en empêchait, voulant me garder auprès d'elle. D'autant que les alertes étaient fréquentes.

            Nous nous serrions alors sous l'escalier, les uns contre les autres, en récitant le chapelet. C'est alors que j'appris qu'il y avait des tirs et des parachutages tout au long de la côte. Le dîner fut sinistre. Il pleuvait toujours des bombes qui provoquaient des incendies. Nous mourions de peur.

La famille a décidé de partir en direction de Saint-Etienne dont elle pensait sans doute que les Anglais ne la bombarderaient pas à cause du tombeau de Guillaume et de la légende qui voulait que l'effondrement des tours de l'Abbatiale marquât aussi la chute de la monarchie britannique. J'imagine que mon père devait faire davantage confiance à la solidité des voûtes et au savoir-­faire des bâtisseurs du XIe siècle...

            Chacun partit avec sa valise. Dans la mienne, je serrai l'Auberge de l'Ange Gardien et la poupée avec laquelle je dormais habituellement. Le poisson rouge a dû être abandonné à son sort.

Les rues étaient bouleversées, les maisons effondrées, la rue Saint-Jean impraticable. Des voisins, M. et Mme de la Hougue(Note de MLQ : ces personnes habitaient dans l’Hôtel de l'Intendance au 44 rue des Carmes mais qui donnait également Impasse des Carmes, lire ce témoignage), nous regardent passer. «Vous partez ?». J'entends ma mère répondre : «Oui, les enfants ont peur».

 

Source: Collection privée, page 167 de ce livre. L'hôtel de l'Intendance, rue des Carmes.

 

 J'appris plus tard que ces personnes avaient été tuées peu après.

 

Source: page 84 de ce livre; l'Hôtel de l'Intendance

 

            De cette traversée de la ville, de ce ronronnement du feu qui nous accompagnait, soulevant puis brisant les poutres des maisons en flammes, j’ai gardé un souvenir très fort. Pendant des années, j'ai eu peur du feu, de même que du bruit des moteurs d'avions dans la nuit.

            Finalement, après une nuit passée chez des amis place des Petites Boucheries, nous avons rejoint le cortège des réfugiés qui se pressaient dans Saint-Étienne: des gens du quartier Saint-Jean ou de Vaucelles, qui avaient tout perdu.

Source Archives municipales de Caen

 

            Nous avons pu nous installer sur de la paille, dans le bas-côté gauche de l'église, face à la chaire. Un de nos voisins était porté sur la bouteille. Mes parents m'écartaient soigneusement de lui. Nous allions faire notre toilette dans la maison de la place des Petites Boucheries.

            De cette période je n'ai gardé que des impressions fugitives, incapable d'appréhender le déroulement du temps. Je me souviens seulement que le 7 juin les parents sont retournés chez nous pour voir ce qui pouvait être sauvé. La maison était encore debout, malgré quelques dégâts. Mon père et ma mère ont ramené une rechange de linge pour tout le monde, mais maman a abandonné son manteau de fourrure : «Qu'est-ce que je vais en faire maintenant ?».

            La maison a dû brûler complètement le lendemain ou le surlendemain. Nous avons tout perdu, nous ne possédions plus rien.

            J'entends encore ma mère, se voyant offrir quelques torchons par une voisine, dire : «Voilà enfin quelqu'un qui comprend ce que c'est que de ne plus rien avoir".

            Je crois que, pendant toute la bataille, la famille a bougé. Nous avons passé quelques nuits dans les caves du Lycée où nous étions entassés les uns sur les autres. Le jour je m'amusais à courir dans le cloître et j'allais voir les lapins du concierge. J'essayais de les caresser à travers la grille de leur cage lorsque la sirène d'alerte se mit à rugir. Ma mère vint me chercher en courant pour descendre dans les caves. Des lapins, une bombe fit ses victimes. Nous avons aussi essayé de nous réfugier chez les Sœurs de la Charité à Vaucelles( Note de MLQ: appelées aussi Petites Sœurs des Pauvres). Il y avait trop de monde et nous sommes revenus au Lycée. En traversant la Prairie - était-ce à l'aller ou au retour ? - je glisse sur quelque chose. Ma mère m'empêche de tomber et me dit: «Ne te retourne pas!». C'était une main qui sortait du sol entre deux touffes d'herbe.

            De la Libération j'ai gardé le souvenir de gens s'agglutinant autour des chars canadiens, criant, chantant...

            Puis nous sommes partis à la Vierge Fidèle (Note de MLQ: à Douvres-la-Délivrande à 13 km au Nord de Caen) pour finir les vacances.

 

Témoignage paru en juin 1994 dans la brochure

                                                                                                   ECLATS DE MEMOIRE

TEMOIGNAGES INEDITS SUR LA BATAILLE DE CAEN
recueillis et présentés

par Bernard GOULEY et Estelle de COURCY
par la Paroisse Saint-Etienne-de-Caen
et l’Association des Amis de l'Abbatiale Saint-Etienne

 Reproduit avec leur aimable autorisation

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