Mme Roux née Jacqueline Piel

    « Le débarquement des Alliés », depuis tant de mois que la France était occupée par les Allemands, on en parlait en souhaitant qu'il se produise n'importe où, sauf sur les côtes normandes...

    Lorsqu'à l'aube du 6 juin 1944, un bombardement lointain et incessant se fit entendre, chacun pensa, et ceux qui étaient informés par la radio anglaise le confirmèrent l'heure H est arrivée.

    J'étais alors élève de 1ère année à l'école d'infirmières (Note de MLQ: à l'hôpital civil de de la route de Ouistreham), et sans affectation précise dans le cadre de la Défense passive ; et c'est au Bon-Sauveur que je me rendis, puisque là étaient repliés les principaux services de l'hôpital. Le temps était sombre, le vent soufflait en tempête, et le grondement lointain créait une atmosphère lourde de présages ; et pourtant, nous ne savions pas ce qui nous attendait.

    A 13h30, premier bombardement, qui mit le centre de la ville en feu. Comme entre temps j'avais rejoint l'école d'infirmières, et que le soir venu il me fallait rentrer dans ma famille, avec deux camarades nous n'avons pas voulu traverser la ville, et avons décidé de la contourner en passant par le Calvaire Saint-Pierre ; nous ne pensions pas que nous aurions à passer " entre les lignes".

Source. Ecole d'infirmières de l'hôpital civil de Caen

En effet, les soldats allemands étaient embusqués, et nous ont fait comprendre que les Anglais n'étaient pas loin, puisque ce soir-là des groupes avancés arrivèrent très près de la ville. Comme nous étions en tenue d'infirmières (cape et voile bleus) ils nous laissèrent passer sans problème.

Trajet pour éviter le centre ville, le calvaire Saint Pierre est en haut de la route de La Délivrande.

    C'est en Première urgence au Bon-Sauveur que je fus affectée. Les blessés, au fur et à mesure qu'ils arrivaient, passaient par le triage où les diagnostics étaient posés. Suivant la gravité des cas, ils étaient répartis dans les services : 1ère, 2e urgence. La 1ère urgence se trouvait au Sacré-Cœur, salle Saint Joseph (1er étage), près des salles d'opération. Du 7 juin à la fin de juillet environ, c'est là que je vécus la Bataille de Caen.

    Cette salle du Sacré-Cœur était une grande salle d'une quarantaine de lits ; grande salle haute de plafond, munie de nombreuses fenêtres avec des barreaux. Les blessés y arrivaient en sortant de la salle d'opération. J'étais de service de midi à minuit avec une petite équipe d'élèves et quelques religieuses sœurs Oblates pour la plupart, chassées de leur clinique (ou clinique Saint Joseph au N°11 rue de l'Engannerie) qui avait été sinistrée. Les occupations ne manquaient pas ; nous passions de longues heures avec nos blessés et nous les connaissions bien. Certains ont marqué plus que d'autres, je n'oublierai jamais cet enfant qui fût blessé à la face, place Saint-Pierre au cours d'un bombardement, et qui perdit la vue. Il nous reconnaissait au toucher et à la voix ; il gardait le vain espoir que, ses pansements ôtés, il retrouverait la vue... et tant d'autres que nous avons perdus de vue, ou qui font comme s'ils voulaient oublier ces moments de leur vie. Il fallait rassurer, consoler souvent, expliquer, et nous partagions la détresse de ces gens qui parfois avaient perdu des êtres chers, ou ce qu'ils possédaient. La salle était un peu comme une grande famille où nous vivions en commun ces moments difficiles.

    De temps en temps nous nous échappions pour aller retrouver des camarades dans d'autres services, et voir un peu ce qui se passait dans d'autres coins du Bon-Sauveur. Le souvenir des blessés qui arrivaient au triage, sortant des décombres, couverts de poussière et de gravats qui se mélangeaient au sang est quelque chose d'inoubliable. Parmi ces blessés on retrouvait quelquefois des visages connus, tels ceux de ces infirmières rescapées du bombardement de la Miséricorde, que l'on avait réussi à sortir des décombres au bout de nombreuses heures, grâce à l'acharnement des sauveteurs.

    Un jour, une de mes camarades vit arriver sa sœur, son beau-frère et leurs enfants ; un obus était entré dans la chambre où ils étaient réfugiés au lycée Malherbe, blessant grièvement les parents, tuant un enfant. Nous avons enseveli ce magnifique bébé et entouré les parents tant éprouvés.

    La situation s'aggravant, les blessés ne voulurent plus rester dans cette salle du Sacré-Cœur, dont la plupart des vitres étaient d'ailleurs tombées. Un obus avait traversé la salle d'opération voisine, blessant le chirurgien. On entassa alors les blessés qui ne pouvaient être évacués dans les couloirs du rez-de-chaussée.

    Plus tard, je fus affectée au Pavillon Notre-Dame. C'était après la libération de Caen, et les Allemands qui étaient alors encore à Vaucelles et Fleury-sur-Orne ne se privaient pas d'envoyer leurs obus sur la longue façade du Pavillon Notre-Dame, magnifique cible sur le toit du laquelle pourtant d'immenses croix rouges avaient été peintes.

Des croix rouges au Lycée Malherbe

     La nuit avec nos blessés qui avaient été installés le long d'un couloir, nous n'étions pas très rassurées lorsque les obus atterrissaient à proximité ; et pourtant à chaque alerte, abrégeant leur repos, les docteurs Bonnet, Le Raslc et Villey arrivaient près des malades pour apporter par leur présence un peu de réconfort.

    Voilà ce que furent ces jours, ou plutôt ces nuits de juin-juillet 1944 - ces nuits de mes 20 ans - elles m'ont laissé des souvenirs inoubliables. Le Bon-Sauveur était devenu un véritable village avec sa vie quotidienne, ses histoires, ses problèmes, ses personnages marquants. Comme dans tous les villages, l'église rassemblait un grand public, la proximité de la mort y était pour quelque chose, et puis il y avait aussi le talent des prédicateurs. Quelle foule pour écouter les prédications du curé du Reculey. On célébra aussi des baptêmes car les naissances n'attendaient pas ; des mariages et des inhumations. La vie comme la mort étaient mises en commun ; il n'était pas question d'aller enterrer les défunts dans les cimetières, alors une fosse avait été préparée pour abriter provisoirement les corps. Le Bon-Sauveur, au bout de ces deux mois, était devenu un vrai champ de bataille, avec ses murs et ses toitures éventrées, ses trous de bombes dans le sol, et les blessés qui se promenaient un peu partout.

    Le calme revint enfin, et la dispersion commença. Pour beaucoup il fallait recommencer à zéro; la guerre n'était pas terminée, et les problèmes étaient loin d'être résolus. Mais cette période, si pénible fût-elle à vivre, tant moralement que physiquement, laisse à ceux qui l'ont vécue les souvenirs très forts d'une expérience unique et enrichissante.

Madame Roux née Jacqueline Piel

Témoignage paru dans ce livre

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