SOUVENIRS DE LA BATAILLE DE CAEN


DANS LES CARRIERES SAINGT DE FLEURY-SUR-ORNE

 

Mon père, André Saingt et mon oncle, Lucien Saingt, maintenant décédé, étaient, en 1944, propriétaires d'une petite usine, une brasserie, construite au-dessus de vastes carrières dont une partie servait de caves à l'entreprise.

Au matin du 6 juin après une nuit perturbée par le grondement et le bruit assez lointain des explosions des bombes, nous avons su par des passants qui l'avaient appris sans doute d'un poste de radio clandestin, que le Débarquement avait commencé sur les côtes normandes et que BAYEUX était même libéré. Immédiatement, mes parents décident de quitter notre maison située non loin du Pont de Chemin de fer qui enjambe l'Orne et de partir à FLEURY-SUR-ORNE, chez mes Grands Parents, tout près des carrières. On m'envoie chercher du pain et j'ai ma première frayeur de la Bataille, quand un avion des Forces Alliées survole le quartier en rase-mottes dans un fracas de mitrailleuse, ou peut-être de D.C.A., avec des chutes d'éclats tout autour de moi. Je rentre en pédalant à toutes jambes et nous nous préparons à partir.

Tôt dans la matinée, nous gagnons donc FLEURY avec quelques paquets et nous nous sentons déjà plus en sûreté. Le midi, nous voyons des bombardiers qui nous survolent et nous distinguons nettement les chapelets de bombes qui descendent sur CAEN. Les quartiers de Saint-Jean et de Vaucelles seront touchés. Dans l'après-midi, les premiers sinistrés arrivent affolés, ayant tout perdu et ayant même, pour certains, laissé un être cher, mort sous les décombres. Le soir, dans le crépuscule, nous voyons une ligne de feu qui dessine la ville.

 

Le premier soir de la Bataille de CAEN, nous sommes déjà nombreux (voisins, membres du personnel de l'usine, amis, parents, sinistrés de la ville ou Caennais qui connaissaient l'existence de l'endroit), installés dans les Carrières.

 

Ces Carrières sont de grandes galeries séparées par de gros piliers de pierre. Elles sont le résultat de l'exploitation de la pierre de Caen, dans les temps anciens.

 

 

Elles sont situées à 15 mètres sous terre, on y accède par un chemin pentu qui part de la route d'Harcourt. Au bas de ce chemin, des ouvertures assez basses permettent d'entrer dans les galeries qui s'étendent vers la route de Falaise, sur une longueur d'environ 200 mètres. Certaines reviennent vers la route d'Harcourt il y avait même, à cette époque, un petit lac souterrain.

 

 

            Nous nous sommes donc installés dans ce lieu le 6 juin et y avons vécu jusqu'aux derniers jours de juillet. Tout d'abord, nous avons élu domicile dans une galerie qui ouvrait sur l'entrée. L'aération était bonne et on apercevait le jour, ce qui était réconfortant : nous ne pourrons malheureusement pas y rester jusqu'à la fin. Nous nous éclairions avec des lampes à acétylène, nous avions posé des matelas ou de la paille sur le sol et nous avons ainsi passé la première nuit dans des conditions précaires, mais somme toute rassurantes. Au bout de notre galerie, il y avait la cave aménagée de l'usine. Elle communiquait avec la cour par un puits d'aération qui aiderait à notre ventilation et dans le sol de cette cave était creusé un puits qui allait nous fournir de l'eau propre et potable (ou à peu près) pour la cuisine et les soins d'hygiène lorsque nous ne pourrions plus monter à la surface ; enfin, les cuves étaient pleines de bière qui constituait une boisson peu alcoolisée, nourrissante et saine, ce qui allait sans doute contribuer à nous éviter des épidémies.

 

Pendant quelques jours, nous avons pu continuer à sortir de la Carrière ; ce qui a permis aux voisins de retourner chez eux et de rapporter des affaires, des vêtements, du linge, du savon, du matériel de cuisine et des provisions qui étaient restés dans les maisons. Ce n'était pas sans risque car la ville était sans cesse atteinte par des obus, mais il n'y a pas eu de victimes parmi les réfugiés qui ont ainsi fait des petites escapades jusqu'à leur domicile. Ainsi, chacun essayait d'améliorer son sort et les familles se regroupaient par affinités. Dans le chemin qui conduisait à l'entrée de la Carrière, des petits foyers étaient installés et l'on cuisinait.

 

 

Un robinet situé en haut du chemin, donnait de l'eau potable et les prés qui s'étendent au-dessus de la Carrière permettaient des installations sanitaires de fortune. Pour ceux qui avaient tout perdu, mon Oncle et mon Père organisèrent une cuisine. Equipé d'un grand chaudron, un voisin, M. Lethimonnier a nourri les habitants de la Carrière lorsqu'il n'a plus été possible de sortir : en effet, nous avons été dix jours sans plus voir le jour.

 

Le gros problème était évidemment le ravitaillement. Mon Père et mon Oncle ont dû organiser des équipes qui sont allées à la recherche de nourriture. Nous avons été presque 1000 personnes au moment le plus chargé et les services de ravitaillement de la ville étaient désorganisés. II a même été nécessaire de créer des cartes de ravitaillement pour éviter les abus. Un des gros apports dans nos approvisionnements a été constitué par des stocks de gâteaux militaires, des confitures, des pois cassés et de la farine qui étaient dans des wagons, en Gare de CAEN. Des équipes de volontaires auxquelles M. Georges Hébert participait toujours avec enthousiasme, allèrent en utilisant les camions de l'usine, s'emparer de ces précieuses marchandises. Cela nous a permis de manger jusqu'à la libération, lorsqu'il n'était plus possible de faire de la cuisine, il y avait encore des gâteaux et de la confiture.

 

Pour le pain, des volontaires en ont cuit dans un petit four qui était construit dans le jardin de l'usine et tant que les bombardements n'ont pas empêché complètement de sortir, il y a eu des boulangers volontaires et des distributions de pain.

 

II y avait des bêtes abandonnées dans les champs : des vaches ont été récupérées, elles ont donné leur lait. C'est d'ailleurs en faisant la traite, qu'un jeune comptable de l'usine, Camille Kotz, a été tué par un obus, le 10 juillet . D'autres bêtes ont été abattues et débitées par un boucher, M. Emile Lefrançois, mon Oncle, cela a permis de faire une distribution de viande. Le jardin a fourni des légumes, mais nous avons mangé beaucoup de pois cassés. Pour la boisson, je l'ai déjà écrit, les réfugiés ont pu boire de la bière, ce qui a évité d'utiliser une eau plus ou moins contaminée.

 

Nous avions avec nous un médecin, le Docteur Cohier qui se démenait pour obtenir de la Croix-Rouge des médicaments. Il n'y a pas eu d'épidémie (un seul cas de coqueluche) ; nous avons eu une naissance, et un seul décès d'une personne âgée.

Cette vie encore acceptable s'est poursuivie pendant 3 semaines à peu près en se dégradant toutefois, car les mitraillages et les tirs d'obus s'intensifiaient. A partir du début juillet, les conditions d'existence se sont beaucoup détériorées. La première aggravation de nos ennuis a été causée par l'installation dans la Carrière de troupes allemandes. II y a d'abord eu des réquisitions de volontaires pour aller creuser des tranchées, brancarder des blessés ou faire quelques corvées. C'était une lourde responsabilité pour les propriétaires qui devaient trouver ces volontaires, et une grande angoisse pour tous. Disons que tous les hommes sont revenus de ces réquisitions et qu'il n'y a pas eu d'incidents dramatiques entre les soldats et les réfugiés. Dans un 2e temps, les troupes ont été remplacées par des éléments plus nerveux : des troupes de combat. Ordre a été donné de vider la Carrière. Une grande partie des réfugiés est donc partie à pied, sur les routes. Nous sommes restés environ une centaine.

Nous ne pouvions plus sortir, les bombardements devenaient fréquents et les troupes allemandes avaient installés des pièces d'artillerie et des lances flammes (Note de MLQ: certainement des Nebelwerfer) au-dessus de nous. Leur bruit nous terrorisait.

Le grand bombardement du 7 juillet qui a précédé la libération de CAEN, nous a à la fois effrayé et redonné espoir. Nous avons appris que la rive gauche était libérée mais notre vie devenait très difficile.

 

Les troupes de choc nous ont repoussés au fond de la Carrière ; nous ne pouvions plus faire de cuisine et nous passions nos journées allongés sur les matelas avec un éclairage très réduit. Evidemment, les soins d'hygiène étaient réduits au minimum. Je pense que nous ne nous rendions pas compte de la précarité de nos conditions de vie, car nous ne pensions qu'à la libération prochaine. Dans l'entrée de la Carrière, il y avait les troupes allemandes en attente pour le combat, une infirmerie et une morgue.

 

    Le 16 juillet, ordre a été donné par l'officier, commandant la Carrière, de faire évacuer tous les civils, le lendemain. Des rumeurs arrivées, on ne sait comment, parlaient de l'attaque très proche des troupes alliées : c'était peut-être tout simplement nos souhaits qui s'exprimaient tout haut... Dans la nuit, tout d'un coup, un violent bombardement ininterrompu qui rendait tout départ impossible. Des soldats polonais incorporés dans l'armée allemande ont demandé un interprète et nous ont fait dire de ne pas partir, puis ils ont disparu. Quelques heures plus tard, nous les faisions prisonniers et les remettions aux troupes alliées... Jamais bombardement ne nous fut plus doux à entendre, c'était l'annonce de l'offensive et nous souhaitions qu'il se poursuive. Les allemands étaient partis, et bientôt, les premières troupes du Régiment Canadien de Maisonneuve, en tenue de combat, mitraillette au poing, nous libéraient(Note de MLQ: le 19 juillet) . En hâte, notre cuisinier avait fabriqué un drapeau français en attachant un tablier de cuisine, une couche de nourrisson et une écharpe rouge qui appartenait à ma Mère. J'ai appris que ce drapeau pieusement conservé par M. Lethimonnier, a été donné à des Canadiens venus en pèlerinage du Souvenir en France et qu'il est à Montréal.

 

"Photos Credit: Canada. Dept. of National Defence / Library and Archives Canada" Remarquer le drapeau confectionné avec un tablier, une couche d'enfant et un foulard.

 

Les Canadiens ahuris nous ont donc trouvés, encore une centaine, pâles, sales, mais en relative bonne santé - grâce aux gâteaux et aux confitures, nous avions tenu. Immédiatement, ils nous ont généreusement donné leurs rations de combat, chocolat, pain blanc qui nous a semblé tellement extraordinaire. Nous leur avons remis nos prisonniers, puis ils sont partis. Quelques instants plus tard, un bombardement allié mal coordonné avec l'avance des troupes, venait nous rappeler que la guerre n'était pas finie et faisait des morts parmi les troupes canadiennes. Nos ennuis n'étaient pas terminés : nous avons encore séjourné deux semaines dans les Carrières, car la ville était détruite et les troupes allemandes toutes proches. Elles sont même revenues tout près de nous, certaine nuit. Les conditions de vie étaient meilleures, car les alliés nous donnaient du ravitaillement et nous n'avions plus peur. Le dernier dimanche de juillet, le Préfet mis en place par le Gouvernement Provisoire, M. Daure est venu nous donner l'ordre de quitter les Carrières car nous y étions en danger à cause de la proximité des lignes de combat. II nous a dit de laisser sans crainte les affaires que nous avions pu sauver, une surveillance devant avoir lieu. Evidemment, tout a été pillé : il y avait d'autres problèmes à régler que celui-là. Des camions militaires devaient nous évacuer en direction de la mer. Nous n'avions personne pour nous recevoir, mais la famille de M. Hébert nous a fait une place et nous avons passé trois semaines à CAIRON (Note de MLQ: à 14 km au Nord de Fleury) chez M. et Mme Lebois, accueillis à bras ouverts. Nous y avons retrouvé le soleil et une vie normale égayée par la présence des soldats canadiens français au parler si savoureux, qui attendaient le départ vers d'autres lieux de combat.

 

Bientôt, nous avons pu rentrer à CAEN. La ville commençait à se déblayer, des croix marquaient les places de victimes encore coincées sous les décombres, il y avait sur la ville une odeur de mort et de poussière inoubliable. Les Carrières étaient vides désormais, retombées dans l'oubli. Elles ne sont plus maintenant que dans la mémoire de quelques personnes et le souvenir que nous en avons gardé est-il bon ou mauvais ? Mauvais, car il y a eu des morts et parce que nous aurions pu connaître des drames, causés par la présence de troupes exaspérées par la défaite et les combats ; je pense que c'était cela le plus gros risque que nous avons frôlé, mais nous avons eu la chance d'échapper à ce genre de tragédie et en dépit des conditions difficiles de vie, la fraternité et la chaleur humaine qui se sont montrées, ont fait que les souvenirs que nous en gardons ne sont pas désagréables à évoquer : nous avons trouvé la sécurité, nous en sommes presque tous bien sortis et tout compte fait nous avons eu beaucoup de chance de les avoir, ces Carrières. 

Lire le témoignage de Mme Yvette Lethimonnier

 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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