Témoignage paru dans ce livre.
Le 22 juin, Mme Lucce
Triboulet
entreprit de traverser les lignes anglo-canadiennes, de l'ouest à l'est, pour
se
rendre
à
Caen.
Elle avait
cinq
enfants
dont l'un,
François, s'y
trouvait dans un hôpital.
Elle comptait le
ramener dans
la sécurité de sa maison, à
Sainte-Croix-Grand-Tonne,
près
de Bayeux. Son mari,
Raymond
,
ne put l'accompagner,
car
il avait été nommé sous-préfet
de Bayeux,
le 14 juin, par
le
général
de Gaulle
débarqué ce jour-là à
Graye-surMer.
Il put tout au plus
obtenir pour elle, de M. Piéplu,
maire
de Blainville,
des papiers expliquant et autorisant
son voyage.
Mais les obus et les
balles ne savent pas lire.
Elle traversa d'abord, à bicyclette, la région où les Canadiens s'étaient engagés durant les premiers jours après le débarquement, et où le VIII Corps se rassemblait pour « Epsom ». Elle parla au curé de Secqueville, dont les paroissiens étaient alors au nombre de huit, dont quelques- uns venu de Bretteville-l'Orgueilleuse. " Que Dieu soit avec vous !", lui dit-il quand elle le quitta.
- "Je traversai à un certain moment une plaine complètement déserte, écrit-elle. Un motocycliste anglais s'arrêta pour me demander du vin; je n'en avais pas. J'atteignis Blainville où les maisons demeuraient intactes et habitées mais tremblaient par l'effet de tir des canons anglais en batterie de l'autre côté du canal de Caen. J'y rencontrai Mme Trésarrieu qui se rendait aussi à Caen pour voir ses sœurs, et nous fîmes route ensemble. Deux cents mètres plus loin, des rouleaux de fil de fer barraient le chemin, avec un écriteau marqué "Mines". Nous contournâmes la barricade à travers champs; des soldats anglais nous questionnèrent, Ils nous demandèrent où nous allions, nous le leur dîmes et ils observèrent que c'était très dangereux. Nous revînmes sur la route et, encore deux cents mètres plus loin, vîmes qu'elle était couverte de boîtes rondes et noires: des mines. Nous prîmes les bicyclettes sur l'épaule et passâmes en faisant très attention. Nous nous arrêtâmes au château de Beauregard pour attacher des mouchoirs blancs à nos guidons et continuâmes, en poussant les vélos, cette fois, parce que, pensâmes-nous, il y avait sans doute, dans le parc, des Allemands qui tireraient sur la route.
Source. Château de Beauregard
Nous parvînmes à un endroit où un entonnoir coupait celle-ci, où les poteaux télégraphiques et les fils étaient tombés; aussitôt après nous dûmes remonter sur nos vélos et pédaler vite parce que des obus sifflaient au-dessus de nous, mais ils éclataient sur l'autre rive du canal. Nous parvînmes à Hérouville, complètement évacué, avec les maisons en ruines, les rideaux volant à travers les fenêtres béantes. A un tournant, nous aperçûmes quelques Allemands dans un camion, mais ils ne nous prêtèrent aucune attention.
-Une sentinelle allemande nous arrêta, place Saint-Gilles, nous demanda où nous allions, et nous conseilla de repartir dès la nuit. Caen présentait un spectacle d'horreur. Rien ne restait debout, semblait-il, dans le quartier du port. Les décombres des maisons bloquaient la rue Arcisse-de-Caumont, où habitait mon fils. Mais j'appris qu'il se trouvait au couvent des Sœurs du Sacré-Cœur (Note de MLQ: Mme Trésarrieu indique une pension rue de Bretagne. Je n'ai pas pu localiser ce lieu.) ), où je le rejoignis. Notre maison avait été détruite le 6 juin, appris-je et, à son école, sept enfants, une sœur et un maître avaient été tués ce même jour. Mme Trésarrieu n'eut pas la même chance, elle ne retrouva pas trace des siens."
Mme Triboulet repartit aussitôt avec son fils pour retraverser les lignes. Ils franchirent Hérouville sans difficulté, mais entendirent des balles siffler quand ils prirent la route de Lébisey. Là, des soldats allemands, installés dans un fossé avec une mitrailleuse, refusèrent de les laisser passer. Il leur fallut rentrer à Caen. Quelques jours plus tard, ils essayèrent de nouveau, par la route de Bayeux, cette fois, en prenant à travers champs pour éviter le carrefour de Carpiquet. Ils se trouvaient dans le secteur tenu 'par le Panzer-Grenadier-Regiment 25 de la 12e SS. Les soldats de la Jeunesse hitlérienne étaient passés maîtres en l'art du camouflage. En passant près des champs de blé, Mme Triboulet entendit souvent des voix allemandes sans rien voir d'autre que quelques tombes, marquées d'une croix de bois. Après s'être heurtés à une barricade occupée par des soldats allemands, couchés sur le ventre, derrière des mitrailleuses, Mme Triboulet et son fils durent faire demi-tour; ils se trouvaient pris à Caen.
-"Notre vie y était fort simple. Il fallait faire la queue pour avoir de l'eau, queue souvent dispersée par des obus, et nous mangions au couvent; ensuite j'allais. de nouveau faire la queue pour obtenir du lait et François cassait du bois pour pouvoir faire chauffer le précieux liquide. Dans la soirée, nous assistions. au service dans la splendide église de Saint-Etienne, remplie de réfugiés. Chaque famille avait délimité un petit espace avec des chaises, où il y avait de la paille, parfois un lit, même des bicyclettes. Chaque soir on entendait un sermon, prononcé le plus souvent par le Père Pelcerf. Puis nous chantions de tout notre cœur, récitions l'acte de contrition, recevions l'absolution générale; suivant. une communion pour ceux en danger de(mort".
Le 7 juillet, dans une cave, Madame Triboulet et son fils se couvraient la figure avec des oreillers contre les éclats de verre. « Les deux enfants de M. Le Basle (Note de MLQ: il s'agit, en fait, du docteur Le Rasle qui perdit sa mère, une fille et un fils devenu aveugle) sont devenus aveugles de cette façon, écrit-elle. Toute la terre tremblait. Cela dura pendant cinquante minutes, avec une brève trêve de cinq seulement ».
-" Le 8 juillet, à 6H30, il sembla que quelque chose allait se produire écrit Madame Triboulet. La curiosité me poussa à ouvrir la porte d'entrée. La rue était sinistre; juste un soldat allemand regardant l'horizon, le fusil à l'épaule, comme s'il allait tirer les avions comme des perdrix. En face, quelques personnes faisaient la queue devant une boucherie - un quart d'heure plus tard elles étaient mortes. Nous entendîmes le vrombissement d'un avion qui passait au ras des toits. François courut vers la cave en me criant de le suivre. L'instant d'après nous étions couverts de plâtre, dans un nuage de poussière, et François saignait de. la tête. Une torpille de deux tonnes venait de tomber à treize mètres, détruisant dix maisons, tuant 56 personnes. Des blessés et des mourants appelaient, sous les décombres, ceux qu'on retira avaient le visage plein de sang."
(Note de MLQ: ce
bombardement est relaté par d'autres témoins: vers 08H00-08H30,
3 groupes de 4
B-26
américains lancent d’énormes bombes rue de Bayeux et rue de Bretagne en
cherchant à ensevelir la
place de
l’Ancienne Boucherie carrefour important vers le centre ville. En moins de
2 mn tout est réglé et les sauveteurs rassemblent 50 victimes (morts et blessés).
Une grosse torpille tombe au bas de la rue de Bayeux, faisant un entonnoir de
plus de huit mètres de profondeur et soufflant huit maisons de chaque côté. Des familles
entières sont sous les décombres. La famille MAUNOURI, la grand-mère, le père,
la mère, les deux enfants, le commis, et quinze personnes qui étaient dans le
magasin sont tous tués. Rien que dans ce coin soixante morts.
Photos prises au bas de la rue de Bayeux)
Villages cités dans le témoignage
Hors cadre à gauche: Sainte-Croix-Grand-Tonne à 2 km de Secqueville Hors cadre à droite: Blainville à 2 km de Biéville
Me Triboulet fit ce déplacement de Blainville à Caen (du 22 juin au 9 juillet) avec Mme Trésarrieu, lire son témoignage.