Soudain, comme cloué de stupeur, le lieutenant Philipp Ashure (Note de MLQ: du Régiment de la Chaudière, 3rd Cdn ID, la scène se passe à Buron) se tut. Là-bas, à l'extrémité de la route, une silhouette venait d'apparaître. Un instant, à l'entrée du village, à cet endroit même où la route s'élargissait en un vaste carrefour, dessinant une étoile à six branches, la silhouette parut hésiter sur le chemin à suivre. Puis elle franchit les premières maisons. Maintenant elle s'approchait, se précisait; et Ashure pouvait reconnaître dans cette forme un cycliste, dans ce cycliste - impossible d'en douter! - une femme!
D'un bond, le lieutenant s'était levé:
- Holà! hurla-t-il, qui va là ?
La femme s'arrêta, surprise. Puis, apercevant Ashure, elle vint à lui, sa bicyclette à la main. Déjà, elle n'était plus qu'à quelques mètres.
- Eh bien, qui êtes-vous ? dit-il.
L'inconnue le regarda. Son visage, beau et pur, portait les traces d'une fatigue intense. Ses yeux, quoique creusés de cernes bleues, gardaient une luminosité étrange. Une volonté de fer semblait briller au fond de ces pupilles claires. La nouvelle venue, venait de fournir un effort surhumain.
Elle parla. Sa voix était heurtée, saccadée, comme celle d'un coureur après une course épuisante:
- Je suis Française, dit-elle. Je viens de
Caen. Je représente le
capitaine Gille
,
commandant militaire de la Subdivision M1 des F.F.I. Le capitaine Gille m'a
chargé d'un message pour votre Etat-Major.
Sceptique, le lieutenant Ashure hocha la tête. L’affaire, quoiqu’importante, lui paraissait louche.
- Oui, oui, dit-il. " Mais tout ça c'est
des trucs aux Allemands! "
Un groupe de soldats s'était approché, curieux. Devant cette jeune femme
courageuse, qui se tenait là, toute seule au milieu d'eux, les soldats ne
pouvaient retenir un geste d'admiration. Et dans cette langue solide, un peu
lourde, qu'est le canadien, ils exprimaient leur étonnement.
Soudain, d'une maison voisine, le capitaine Fillette surgit. C'était, en dépit de son nom, ce que l'on peut appeler un solide gaillard. Le regard farouche, la barbe épaisse, les cheveux en bataille, le capitaine avait toujours l'aspect d'un homme en colère. Energique, violent, spontané, il était de ces hommes pour qui la société n’est qu'un commandement, la vie qu'une discipline. Mais on le savait juste, et pour cela même on l'aimait.
Lorsqu'il fut mis au courant de la situation, le capitaine Fillette n'hésita pas:
- Cette femme doit être une espionne, déclara-t-il. Il faut la jeter en prison sans plus attendre. Ce soir nous déciderons de son sort.
Puis se tournant vers ses hommes :
AlIons, vous autres, emmenez-la !
Resté seul, Philipp Ashure réfléchit. Qui prouvait que cette femme n'était pas une « vraie» Française Qui prouvait qu'elle n’apportait pas aux Alliés de précieux renseignements ? Après tout, ses papiers -Ashure les avait soigneusement vérifiés - étaient en règle, Inquiet, Ashure ne vit, qu'une solution: en référer au colonel Parker. Celui-ci fut formel:
- Nous ne sommes nullement qualifiés pour
juger cette femme, dit-il. Ceci est du ressort du capitaine Fitzgerald
.
Agent de l'Intelligence Security, grand chef du contre-espionnage, le capitaine
Fitzgerald se trouve actuellement à
Douvres-la-Délivrande, auprès de l'Etat-Major allié. Tenez Ashure, je vais
vous charger d'une mission: vous conduirez cette jeune française là-bas, et vous
la présenterez au capitaine...
Peu après, son laisser-passer en poche, le lieutenant Ashure se dirigeait vers la prison. La prison, ou plus exactement ce qui en tenait lieu, était un vieux bâtiment isolé, froid et humide - autrefois une écurie - mais dont la porte était solidement fermée par une serrure monumentale.
Le lieutenant entra. Au centre de la pièce, tranquillement assise sur une sorte de tabouret boiteux, la femme semblait attendre. Près d’elle, une cruche et une gamelle, habituels ornements de la prison, gisaient sur le sol de terre battue.
Philipp Ashure parut embarrassé.
- Nous devons partir, dit-il. Bientôt, vous allez pouvoir vous justifier !
Puis, après un lourd silence :
- Excusez-nous, Madame, ajouta-t-il. Mais c'est la guerre !...
Sans le savoir le lieutenant venait de reprendre une phrase chère aux Allemands. La jeune femme sourit :
- Eh bien ... Allons ! dit-elle.
Quelques minutes plus tard, la Jeep d' Ashure roulait vers Douvres ...
Ce jour-là, à Douvres, dans son bureau
d'Etat-Major, le capitaine Fitzgerald
était de fort méchante humeur. Depuis la veille, le front allié n'avançait plus.
Les troupes piétinaient. De son côté, la résistance allemande s'affermissait,
tandis que d'importants renforts, appelés à la hâte des secteurs calmes,
venaient consolider le front ennemi.
Les mains derrière le dos, la tête basse, les yeux au sol, le capitaine paraissait plongé dans une profonde méditation. Aussi, lorsque vers deux heures de I’après-midi, on vint lui annoncer qu'une Française, venant de Caen; sous la conduite d'un lieutenant canadien désirait le voir le capitaine Fitzgerald ne put-il réprimer un vif mouvement d'irritation, tandis qu'il ordonnait en bougonnant :
- Eh bien ... qu'elle entre ... cette jeune femme !
Le capitaine ne devait pas regretter la visite qu'on lui faisait ! Et, sitôt qu’introduite auprès de lui, la jeune française parla, l’officier se radoucit. Car contrairement à ce qu'avait pu croire le capitaine FiIIette, cette femme n'était pas une espionne ! En termes simples et émouvants, Mme Claire - elle avait décliné son nom demandant qu’on le tînt secret - raconta comment, un soir, le chef de la Résistance caennaise l'avait fait appeler, pour lui proposer de franchir les lignes, et de porter un message aux Alliés. En termes non moins simples, elle dit comment, ce matin même, à bicyclette, elle avait pu, trompant la surveillance allemande aux environs de Bretteville, s'élancer dans le « no man's land », un « no man's land» jonché de cadavres et de matériel brisé. Mais, lorsque, arrivée à cet endroit de son récit, elle évoqua sa première rencontre avec les Canadiens de Buron, l'énergique caennaise dut bien reconnaitre:
- Hélas, mon entrevue avec ces rudes soldats fut froide ... hostile même : les hommes se méfiaient de moi. Ils étaient en droit de le faire et je ne puis leur en vouloir…
Puis elle ajouta:
- Mais, maintenant, je suis heureuse, puisque malgré tant de souffrance et tant d'obstacles, je peux, aujourd'hui, devant vous, m'acquitter de la mission dont m'ont chargé mes chefs !
Emu, le capitaine souriait. Tant de courage et.de simplicité chez une femme, l'émerveillaient. Le mot « mission », prononcé d'une voix convaincue, le rappela à, son devoir.
- Le message...
La Française s'était levée, interrompant le capitaine:
- Ce que je vous apporte est plus qu'un message, dit-elle. C'est une prière. Une prière que, du fond de leur cœur, tous les Caennais vous adressent, en même temps que le capitaine Gille. Mais pour la bien comprendre, il me faudrait vous expliquer quel long martyre a traversé - quel long martyre traverse encore - notre ville. Me le permettez-vous ?
- Je vous écoute, dit !e capitaine,
Lorsque, le 6 juin, bravant la fameuse forteresse de l'Atlantique, vous débarquâtes, un immense souffle d'espoir gonfla nos cœurs... Tout le jour; la terre frémit. Au-dessus de la mer, le ciel paraissait de feu. Sur leurs fondations ébranlées, nos vieilles maisons tremblaient. Bientôt, des colonnes allemandes venues des routes de Flers et de Falaise, traversèrent la ville à toute allure, se précipitant vers les rues qui mènent à la mer: rue du Vaugueux, des Chanoines, de Geôle, Puis les convois cessèrent. La ville se vida. Et, seules, restèrent quelques patrouilles qui, mitrailleuse à la main, résignées, attendaient au coin des rues on ne savait quel ordre !
« Le lendemain matin, un bruit courut, dès l'aube: les Alliés avaient dépassé Mathieu, ce petit village bien connu des Caennais ! Ils étaient, maintenant aux portes de la ville ! Cette nouvelle, quelques heures plus tard, la radio anglaise nous la, confirmait. Nos cœurs battaient de joie. Cette fois, pensions-nous, c'était la libération, cette libération attendue, désirée depuis de si longs mois l...
Le capitaine Fitzgerald interrompit madame Claire:
- Selon notre service de renseignements, .les Allemands, exaspérés, auraient, ce même jour, arrêté nombre de vos concitoyens, puis les auraient fusillés. Est-ce vrai ? dit-il.
- C'est, hélas; la triste vérité, répondit la jeune femme. Plusieurs centaines de nos amis ont ainsi été incarcérés sans motif valable, à la prison de la Maladrerie, et sauvagement assassinés. Toute la journée, et une grande partie de la nuit, nous avons pu entendre les coups de revolvers et les rafales de mitrailleuses qui mettaient fin à leur vie. (Note de MLQ: les 75 à 80 prisonniers fusillés le 6 juin à la maison d'arrêt de Caen étaient déjà empriosnnés avant)
« Notre calvaire commençait !
« Mais ce fut seulement le lendemain, 8
juin, que nous nous en rendîmes vraiment compte ! Il pouvait être 13h.30; (Note
de MLQ: le fameux bombardement de 13H30 eut lieu le 6 juin et non le 8)
nous achevions de déjeuner. Soudain, de formidables explosions déchirèrent
l'espace, tandis qu'autour de nous, vitres et fenêtres volaient en éclats. Nous
comprimes alors l’affreuse réalité : on nous bombardait ! Minutes
épouvantables ! Dans les caves où, à la hâte, nous nous étions réfugiés, le sol
paraissait se dérober sous nos pieds. De la rue, d'atroces hurlements
parvenaient jusqu'à nous, et nous pensions à ceux qui n'avaient pas eu le temps
de
trouver un abri. Combien le bombardement dura-t-il de temps ? Lorsque, la
dernière bombe étant tombée, nous pûmes enfin revoir le jour, la ville offrait à
nos regards un angoissant spectacle. Devant nous le vieux quartier Saint-Jean,
qu'un déluge de torpilles avait écrasé, brûlait. Sur la rive droite de l'Orne,
le pittoresque quartier Vaucelles comptait déjà de nombreux morts, ensevelis
sous les décombres. Mais le quartier ayant le plus souffert était sans doute
celui du Château. De la place Saint-Gilles au Jardin des Plantes, de la place
Saint-Pierre au cimetière Protestant, trois coins chers aux Caennais venaient de
disparaître : le Gaillon, le Vaugneux, Saint-Gilles. lire
les bombardements de Caen
« Déjà, des équipes d'urgence s'étaient organisées. A travers les flammes, la poussière, la fumée, de courageux sauveteurs fouillaient les décembres, évacuant les blessés, dégageant les morts !
« L'accalmie, hélas, fut de courte durée ! Vers 16H30, (Note de MLQ: toujours le 6 juin) de nouvelles vagues de bombardiers lourds survolaient la ville. Et la destruction de la cité reprit, systématique, atroce. Bientôt, sur un horizon d'épaisse fumée noire, le quartier Saint-Jean n’était plus qu’un immense brasier. Et les bâtiments encore debout, le presbytère, le dispensaire de la Miséricorde s'écroulaient sous les flammes.
« D'autres quartiers, jusqu'alors intacts étaient atteints et outre le vieux Saint-Etienne, durement touché, la rue de Caumont: siège de l'Inspection Académique et de l'0uvroir Notre-Dame, étaient en ruines. Nous savons bien que ces bombardements sont nécessaires à notre délivrance. Mais, s'ils persistent, vous ne libérerez que des ruines et des morts !
-Et cette même nuit vers 2H3O, (Note de MLQ: dans la nuit du 6 au 7 juin) dit le capitaine, notre aviation devait infliger à votre ville un nouveau, bombardement, plus terrible encore...
- Capitaine, vous connaissez le tragique
résultat de cette entreprise. Pendant deux heures, plus d'un millier de «
Lancaster
»
et de «
Halifax «
déversèrent leur charge de bombes et d'explosifs. Caen ne fut plus qu'un immense
champ de ruines. Au milieu de ces ruines, un seul quartier apparaissait, intact
comme protégé par on ne sait quelle miraculeuse présence :
Saint-Etienne ! Maintenant, tandis que, chaque jour, des centaines d'obus
continuent de pleuvoir sur la ville, vingt milliers de Caennais qui ont refusé
de quitter leur cité, s'accrochent désespérément à l'église. Ils vivent là, au
pied des tours de la célèbre abbatiale, dans son cœur même, et dans les
bâtiments voisins : Le lycée Malherbe, l’hôpital du Bon-Sauveur, le palais de
Justice... Ils vivent, ils attendent, ils espèrent…
Mme Claire redressa. la tête:
- Capitaine, ce quartier je viens vous demander de l'épargner ; ces gens je vous demande de les sauver!
Le capitaine se leva à son tour :
- Attendez un instant, dit-il.
Et il sortit, la laissant sous la garde .d'Ashure.
Il n'avait pas qualité pour prendre l'engagement demandé par la vaillante caennaise. II devait consulter ses chefs.
Au bout d''une heure, il revint.
II souriait.
- J'admire votre courage et votre énergie,
dit-il. Dites au capitaine Gille qu'il sera fait selon son désir: Saint-Etienne
sera épargnée !
Puis il ajouta, comme il serrait la main de la jeune femme:
- La Résistance caennaise peut, et doit, nous seconder énergiquement. Nous autres, Alliés, comptons sur son courage et sur sa collaboration étroite pour nous aider à libérer la ville de notre ennemi commun : l'Allemand ! Ensemble, nous allons lutter ... Ensemble, nous vaincrons !
C'était le premier contact entre la Résistance et les Alliés !
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Quant à Mme Claire, la glorieuse
caennaise, elle a reçu au mois de septembre 1944, des mains du
général
Kœnig , la
Croix de Guerre avec la citation suivante:
« Agent de liaison de grand courage. A traversé les lignes à deux reprises dans la journée du 21 juin. A pleinement réussi, assurant le contact entre les F.F.I. et les troupes alliées du débarquement. »
Note de MLQ: Cet épisode romancé eut lieu le 12 juin, Mme Claire est Mme Himbert, une sage-femme, lire ici.