M. Max Maurin
Note de MLQ: le commissaire général à la famille était Philippe Renaudin.
RAPPORTS DE M. MAURIN AU COMMISSARIAT GÉNÉRAL À LA FAMILLE
Commissariat général à la famille - Caen, le 13 juin 19-H.
J'ai l'honneur de vous rendre compte de la marche de mes services depuis la période de débarquement des troupes anglaises. américaines et canadiennes sur le territoire du Calvados.
La ville de Caen a été d'abord l'objet d'un terrible bombardement par avions qui a atteint toute la ville dans les quartiers les plus divers. Quelques bombes sont tombées à quelques mètres d'ailleurs de ma propre maison qui est dans une rue qui s'est trouvée très atteinte ; fort heureusement, j'ai pu évacuer ma famille après le premier bombardement et je me suis mis en rapport avec l'inspecteur de la Santé, de façon à ce que nous puissions faire le maximum pour les familles éprouvées.
A cet effet un service de renseignements aux familles des très nombreux blessés résultant des copieux bombardements successifs a été mis sur pied par mes soins, en liaison avec l'Inspection de la Santé et les services hospitaliers : Croix Rouge et mairie de Caen.
Mon P.C. est établi, dans ces conditions, dans le même local que celui de l'inspecteur de la Santé à l'hôpital qui a immédiatement été mis sur pied dans l'asile du Bon Sauveur.
A l'heure actuelle plus de 600 blessés y ont été recueillis et 55 décédés ont été inhumés provisoirement dans des sacs en papier car le dépôt des Pompes funèbres est brûlé. J'ai pourvu à cet effet à la décoration en fleurs des tombes, modestes évidemment. afin que les familles aient bien conscience que malgré les difficultés de l'heure. tout est mis en œuvre pour les entourer d'un sentiment affectueux et familial.
Comme tous ces blessés sont arrivés en très grand
nombre. la première question était d'ordre sanitaire et il a fallu repasser dans les salles pour retrouver ceux-ci. leur demander leurs noms et adresses et faire en sorte. de plus. que la liaison ne soit pas rompue avec les familles tout en ne gênant pas la marche des services médicaux.Ceux-ci, tout en étant submergés par le grand nombre des blessés arrivant, n'ont jamais été débordés. grâce à l'organisation impeccable de M. l'inspecteur de la Santé. le docteur Cayla, secondé, sur le plan administratif hospitalier, par M. Leroyer, sous-directeur de l'hôpital de Caen. qui possède une compétence administrative éclairée et avec lequel. depuis de longues années, j'entretiens les meilleurs rapports sur la plan familial et social, grâce également au dévouement de l'ensemble des médecins, des chirurgiens, des internes, ainsi que de tout le personnel infirmier, équipes d'assistantes sociales et infirmières, qui ont donné tout leur cœur et même souvent leur vie (car plusieurs ont été tués dans l'accomplissement de leur devoir) pour secourir les familles victimes de ces événements catastrophiques.
En effet, tout le travail continue dans le bruit du canon, des bombes et mitraillages de la bataille se livrant dans les localités avoisinant la ville, et des bombardements faits à Caen même qui est incendié à divers endroits.
Il est réconfortant de voir l'atmosphère de réel dévouement qui domine la situation et le sens familial de tous.
Un jeune scout, fils de famille nombreuse d'un des dirigeants du mouvement familial protestant à Caen, vient d'être tué en service commandé et a montré un cran admirable lors de sa mort. Son inhumation dans l'enceinte même du lycée Malherbe a donné lieu à une manifestation particulièrement émouvante où assistaient à la fois le pasteur protestant, l'aumônier, les dirigeants du scoutisme, des équipes sociales de la Croix Rouge, le représentant du conseil de préfecture, le maire et moi-même ; manifestation qui s'est déroulée au son du canon et des mitraillages.
En liaison avec l'aumônier de l'hôpital, nous avons organisé des inhumations provisoires car, comble de malchance, le dépôt des cercueils a été incendié par une bombe et nous avons entouré les familles dans ces moments d'épreuve au mieux des possibilités.
Il y a des situations navrantes, telle celle du président de la C.?.F., M. le docteur Le Rasle, qui a sa mère tuée, un enfant de tué, un autre aveugle, un autre mutilé de la face et deux autres blessés.
Nous faisons tout pour consoler ces familles éprouvées et je me dois de noter le sens familial de tous ceux qui collaborent avec nous, tant dans le personnel administratif, notamment M. Leroyer, que dans le personnel médical et comme toujours, les qualités de cœur, d'intelligence et le sens familial averti de M. le docteur Cayla qui, inspecteur départemental de la Santé, dirige les services d'une façon admirable et avec lequel, comme je l'ai noté dans mes divers rapports passés, je collabore toujours amicalement avec confiance de façon fructueuse.
L'orphelinat d'Epron (du père Robert), étant à Couvrechef dans la ligne de feu de l'autre côté des lignes (Lebisey, Couvrechef, Buron, Authie, communes entourant Caen),
vient d'être rapatrié à Caen et se trouve ainsi l'abri des opérations de guerre les plus dures. Anglais et Allemands ont laissé passer les ambulances à cet effet.
Le refuge du monastère de la Charité qui groupait plus de 600 personnes et notamment les jeunes filles en cours de rééducation est incendié et annihilé ;
Le monastère des Sœurs de la Charité, quai Vendeuvre
les pensionnaires sont hébergées au centre d'accueil du Bon Sauveur.
Afin de grouper et de répartir le maximum de renseignements sur les familles, j'ai subdivisé mes services ainsi : mon adjoint avec un des secrétaires du centre de coordination rassemble les renseignements du centre d'hébergement du lycée Malherbe où se trouve un petit hôpital ; ma secrétaire, Mlle Leherpeur, est à la salle d'opération pour suivre les cas des grands blessés de l'hôpital et fait d'autre part lit liaison avec les sœurs et l'aumônier pour les inhumations. Je suis moi-même au centre de triage des bles
sés et renseigne les familles. J'assure d'autre part la direction du centre de triage aux heures des repas pour permettre au chef de poste de déjeuner et de dîner et, en résumé, les journées qui se terminent le soir vers 10 h 30 sont toujours trop courtes pour faire face à la besogne écrasante qui doit être faite.Malheureusement les nuit sont plus dramatiques encore que les journées ; on voit brûler les incendies (dans les rues Saint-Pierre, Saint Jean, de Geôle, l'hôpital, au centre de la ville, la gare etc.). Les avions se précipitent en vrombissant, les pièces de marine à longue portée tirent des obus, la D.C.A. entre en action, les mitraillages et les bombes y répondant. En un mot on est à tout instant en pleine ligne de feu avec de soudaines accalmies qui font espérer en des temps meilleurs.
Bien entendu je suis en liaison avec Rouen, Evreux, Saint-Lô, Alençon et toute la région.
Je sais simplement par recoupements que Falaise serait quasiment détruit ainsi que Lisieux où les dégâts sont très importants, que les troupes débarquées semblent entourer Caen avançant vers le sud vers Tilly-sur-Seulles.
Malgré ces conditions de vie catastrophiques, la vie continue dans une atmosphère de courage et d'union générale.
Le ravitaillement des familles sinistrées est bien organisé à Caen, tous les organismes travaillent utilement la main dans la main et ces événements douloureux ont donné l'occasion notamment de collaborer avec le délégué ouvrier des comités sociaux du Calvados, M. Digeon, qui déploie dans cet hôpital, entouré de sa femme, sa fille et son fils, un dévouement de tous les instants.
Il y a lieu également de signaler le dévouement et la cohésion de l'équipe de la Défense passive qui fait face aux plus grosses difficultés.
En conclusion, on peut dire que malgré les difficultés de l'heure (plus d'eau, plus de gaz, plus d'électricité, les incendies partout, les bombardements, les blessés, les morts) tout est mis en œuvre au mieux des intérêts des familles avec les moyens restreints dont nous disposons.
La délégation régionale en ce qui la concerne travaille en collaboration avec les autres services en apportant elle-même sa contribution à l'œuvre commune.
27 juin 1944
Monsieur le commissaire général,
Comme suite à mon rapport du 13 juin, j'ai l'honneur de vous rendre compte de l'état de marche de mes services.
Nous avons continué le service mis sur pied des renseignements aux familles, tant en ce qui concerne les blessés de l'hôpital du Bon Sauveur que de l'hôpital complémentaire du lycée Malherbe, en quelque sorte une succursale de la Délégation fonctionne en permanence.
A l'heure actuelle, 940 blessés ont été hospitalisés à l'hôpital du Bon Sauveur. 117 sont décédés ; il y a une centaine de sortants et près de 150 ont été évacués sur l'hôpital de Mortagne (
Note de MLQ; à 112 km au Sud-est de Caen) .
Hôpital de Mortagne-au Perche (Orne)
Ceci a d'ailleurs donné lieu à un gros travail pour la délégation.
En effet, il convenait que les blessés hospitalisés, évacués sur cet hôpital, ne risquent pas, du fait de leur impotence et de la rapidité des départs organisés par la Croix Rouge, de perdre leur indemnité d'évacuation de 750 F.
Dans ce sens, je suis intervenu tant auprès de la Trésorerie générale qu'auprès de la mairie et leur ai procuré individuellement :
1° - leur carte de sinistré de la ville de Caen
2° - la somme de 750 F qui leur était due et qu'ils n'auraient pas touchée sans l'intervention de la délégation.
Ainsi que je vous le disais plus haut, ceci a donné lieu à un gros travail, étant donné que ces départs dépendaient essentiellement du nombre d'autos qui arrivaient de Mortagne, il fallait faire les désignations à la dernière heure, faire signer les feuilles d'émargement, les faire régler et restituer l'argent aux intéresses.
D'autre part, en accord complet d'ailleurs avec l'administration hospitalière et le docteur Cayla, avec lequel nous travaillons toujours la main dans la main, dans un esprit familial, nous avons évité que des familles de blessés ne se trouvent séparées dans cette évacuation, faisant attention au contraire à ce que les membres d'une même famille soient évacués ensemble ou, si cela n'était pas possible, qu'ils ne soient pas évacués, afin d'éviter de créer des situations navrantes.
Plus de 1600 familles ont été renseignées par notre service, en liaison avec la Croix Rouge, sur la situation des leurs. J'ai été à même d'autre part d'effectuer l'hébergement d'objets mobiliers appartenant à des familles hospitalisées, objets qui, sans cette mesure, eussent été certainement voués au pillage.
Enfin j'ai pu obtenir d'un confiseur, dont la maison était complètement détruite, la récupération d'un stock de bonbons que j'ai fait distribuer dans les salles où se trouvaient des enfants.
Parallèlement, j'ai obtenu un stock de cigarettes que je distribue régulièrement et à tous les blessés auxquels j'ai, par ailleurs, apporté des livres.
Ceci permet une prise de contact réconfortante pour les blessés et l'établissement de relations profitables avec le corps médical, les sœurs et le corps hospitalier.
En ce qui concerne les inhumations, nous avons continué à pourvoir à celles-ci en consolant au mieux les familles, en organisant les obsèques.
Tout ce travail se continue dans une atmosphère de plus en plus troublée à mesure que le front se rapproche.
Il y a quelques jours, un shrapnell a éclaté à quelques mètres de moi, mais étant donné ma maigreur, a évité ma précieuse personne. Hier une dégelée d'obus est tombée sur le Bon-Sauveur, et un particulièrement mal placé a échoué à moins de 5 m de notre bureau mettant le feu à 800 litres d'essence et détériorant je n'ai pas besoin de vous le dire, tous les carreaux; les dossiers, et papiers ont évidemment passé un mauvais quart rien n'a été perdu.
Mon adjoint qui se trouvait dehors a frôlé les murs et la mort d'assez près. Le personnel s'est employé à transférer à toute vitesse les blessés qui se trouvaient dans le bâtiment et il a fallu déplorer malheureusement deux morts et douze blessés.
Une série de détonations, de sifflements et de vrombissements peu ordinaires tiennent constamment le personnel en éveil.
J'ai pu envoyer un rapport au préfet régional et des instructions à mon adjoint de Rouen, à mon secrétaire départemental d'Alençon et à ma secrétaire départementale d'Evreux en étant à peu près sûr qu'ils ont été atteints.
En ce qui concerne la Manche, malheureusement, tous les résistants qui avaient été arrêtés par les autorités occupantes sont morts carbonisés dans leur prison. Je suis sans aucune espèce de nouvelles de ce département.
J'ai évacué mon assistante secrétaire, Mlle Leherpeur, à Mittois (Note de MLQ: à 38 km au Sud-est de Caen), localité où celle-ci avait sa famille.
Ma secrétaire départementale et une des dactylos sont également à la campagne, à l'abri, et je suis sans nouvelles d'une de mes dactylos, je crains qu'elle ne soit sous les décombres.
Pour le reste, le service marche normalement avec du personnel bénévole :
Mme Pernelle, employée à la Préfecture et à la D.P.
Mme Leroy, employée à l'Inspection du Travail
Mlle Beaudoin, employée aux Ponts-et-Chaussées
Mlle Favreau, employée à la Fiduciaire de France
qui me permettent d'assurer tout le secrétariat.
Les bombardements massifs semblent terminés et ce sont plutôt des duels d'artillerie qui mettent aux prises les adversaires aux portes de la ville, ce qui donne lieu à l'arrivée de nombreux blessés parmi les civils car les obus tombent de jour et de nuit évidemment n'importe où et plus spécialement dans notre coin auprès duquel se trouvent des batteries d'artillerie.
Rien à signaler sur le reste du front.
A part cela tout le monde va bien dans notre « équipe » ci lotis ont un moral à toute épreuve et sont fort courageux.
1er juillet 1944
Monsieur le commissaire général,
Comme suite à mon dernier rapport en date du 27 juin, j'ai l'honneur de vous adresser un compte-rendu de l'activité de mes services durant cette semaine,
1° - continuation de l'établissement des listes des blessés et de malades, pour renseigner les familles
2° - établissement des listes des inhumés et comme par le passé, entretien des tombes, prévenances diverses vis-à-vis des familles
3° - démarches faites aux lieu et place des blessés, pour obtenir leurs cartes de sinistrés,
questions dont je vous ai entretenu dans mon dernier rapport.
En outre, je continue également mes visites aux blessés, leur apportant des cigarettes, quelques livres et des bonbons pour les enfants.
Je me suis chargé de faire rechercher également pour une grande blessée ses valeurs restées sous les décombres de sa maison.
Diverses questions de détail ont retenu mon attention, notamment :
Il m'avait été signalé que des femmes récemment accouchées étaient hébergées dans des conditions défectueuses, dans l'église Saint-Etienne ; j'ai fait les démarches nécessaires et donné l'ordre de les transporter immédiatement aux Petites Sœurs des Pauvres, où elles seraient couchées dans des lits avec leurs enfants.
La question du lait avait également retenu mon attention ; en effet, le lait distribué chaque jour aux familles tournait irrémédiablement, du fait d'ailleurs, comme je m'en suis rendu compte, d'un certain nombre de circonstances indépendantes de la volonté de ceux qui s'en occupaient et résultant surtout d'un manque de coordination entre les services chargés de nourrir les employés à la distribution du lait, les chauffeurs, transporteurs etc.
J'ai résolu les questions une par une en faisant les démarches appropriées et maintenant cette question va être réglée, afin d'éviter que le lait arrivant à midi, on ne le livre aux mamans que vers deux heures 30 alors qu'il restait en plein soleil dans les boutiques.
J'ai pourvu également à l'hébergement d'urgence des familles qui venaient d'être chassées de chez elles avec de nombreux enfants par les S.S.
En effet, il convient de dire que la population a été fort en effervescence du fait de la note suivante adressée avant-hier par le préfet du Calvados à la population et ainsi conçue :
« Le général commandant la place de Caen nous a transmis un avis d'évacuation totale de la ville de Caen, pour éviter à la population les graves dangers que comportent les opérations militaires. Les habitants de la Maladrerie et des quartiers situés au nord des rues de Bayeux, de Saint-Martin, des Fossés-Saint-Julien, de Geôle, du quai de la Londe et de l'avenue de Tourville sont invités à quitter Caen aujourd'hui même. Au cours de la journée de demain, tous les habitants de la ville de Caen devront évacuer. Les habitants doivent se diriger sur les carrières de Fleury pour, de là, gagner la zone d'évacuation prévue par Bourguébus, Saint-Sylvain, Barou-en-Auge et Trun. Les familles qui comprennent des vieillards, des impotents, des malades ou de jeunes enfants doivent immédiatement en donner la liste au chef de police de sécurité de leur quartier. Le service des réfugiés s'efforcera d'assurer leur transport. »
L'ambiguïté des termes a créé une certaine émotion, certains réfugiés d'autre part ayant été refoulés de l'endroit où ils venaient.
Bref la situation était rien moins que claire et en définitive la quasi-totalité de la population est demeurée sur place.
Il a été obtenu du préfet que tout au moins les familles de ceux qui exercent une fonction médicale et qui sont hospitalisés à l'hôpital du Bon-Sauveur avec leurs enfants ne soient pas forcées de partir brusquement sur les routes. D'autre part, il en est de même en ce qui concerne les familles de tous ceux qui sont affectés à la sécurité et enfin il convient de noter que la presque totalité des familles est restée à Caen.
Pour tenter de faire pression pour l'évacuation, il avait été décidé de fermer les centres d'accueil, mais en fin de compte et devant la nécessité, on a dû les rouvrir.
La perspective de partir sous la pluie ou d'aller moisir dans les carrières de Fleury n'était évidemment pas réjouissante pour la population, d'autant plus que pas mal de gens qui s'étaient expatriés de Caen ont été blessés et ont même trouvé la mort dans les villages avoisinants.
Je suis en opposition complète avec le préfet qui, dans les différentes réunions qu'il a eues, n'a jamais cru devoir me convoquer, pas plus lors de la venue de préfet Lacombe qu'en d'autres circonstances. Il en a été de même d'ailleurs d'un certain nombre de fonctionnaires qu'il eût été d'un réel intérêt de réunir.
Je ne suis nullement jaloux de mes prérogatives et, étant donné le cénacle qui est constitué, sachant par avance que ma voix serait en minorité, je préfère ne pas être associé à des décisions contre lesquelles je ne pourrai que m'élever.
Le mieux, pour le service, semble être de continuer mon action positive, en liaison étroite avec la Santé, la Croix Rouge et la mairie de Caen qui travaillent la main dans la main avec moi et qui font vraiment œuvre utile.
Votre lettre m'a été un précieux encouragement à continuer ma tâche. Après une relative accalmie, la bataille approche de plus en plus des murs de la ville et la nuit dernière n'a été qu'une canonnade ininterrompue.
Je viens d'apprendre par M. de Clermont-Tonnerre que Villers Bocage avait été complètement anéanti.
Les canons, les lance-fusées, les mortiers anti chars canonnent sans arrêt et dès lors qu'on n'entend point le sifflement d'un obus qui vient, on arrive à s'habituer à tout.
Hôpital du Bon-Sauveur, Caen, le 9 juillet 1944
Suite à mes derniers rapports en date des 27 juin et 1er juillet, je vous fais connaître l'activité de mes services durant cette semaine.
Même activité que la semaine précédente (liste des blessés, des malades, de décédés, inhumés, renseignements aux familles, démarches pour les blessés, cartes de sinistrés, visites aux blessés, aux enfants etc.)
Nous avons vécu les deux journées les plus chaudes avant hier vendredi dans la nuit et hier samedi.
En effet, vendredi soir, vers dix heures, nous avons subi pendant 47 minutes un bombardement par avions des plus copieux auquel s'ajoutait un tir de barrage d'artillerie qui a déterminé des quantités de dégâts. Les facultés, le rectorat, la mairie, les Bénédictines, ce qui restait du château, l'hôtel de la Monnaie, furent la proie des flammes, faisant de terribles incendies qu'on ne put maîtriser malgré le dévouement inlassable des pompiers et le dévouement égal de M. Spriet, père de famille nombreuse, président de la Chambre de commerce, qui dirigeait lui-même une équipe, puisant son eau dans l'Odon pour éteindre l'Université.
A dix heures, M. de Maistre et moi étions à notre poste et j'ai assuré la direction des automobiles d'ambulance pour aller rechercher des familles dans les divers quartiers. A bicyclette, j'ai parcouru toutes les rues des quartiers accessibles, la Maladrerie, place de la République, Saint Julien, jardin des Plantes, envoyant immédiatement des ambulances là où il était nécessaire qu'elles se portent, grâce à des estafettes que j'ai envoyées aussitôt dans la nuit chercher les autos au point où je savais qu'elles étaient, envoyant parallèlement des équipes de déblaiement là où cela était utile.
Cette liaison, faite en grande vitesse et qui est peut-être, direz vous, assez lointaine des attributions habituelles d'un délégué régional à la famille, a permis notamment de tirer 37 blessés d'un abri situé rue des Carrières Saint Julien qui, sous le coup d'une bombe, s'était effondré. Jusqu'à 4 heures du matin, les blessés n'ont cessé d'arriver au centre de triage et après six heures, je suis rentré tranquillement me coucher.
Des bombes incendiaires étaient tombées dans le jardin personnel de M. de Maistre, lui donnant l'impression, étant dans sa cave, que toute sa maison lui grillait sur le dos.
En ce qui concerne ma maison personnelle, elle a été complètement ratissée, ainsi que celle de mes parents et celle de ma tante. C'est dire que du point de vue matériel ma famille est logée à la même enseigne. Mais fort heureusement, nous étions tous déjà évacués, et nous sommes jusqu'à nouvel ordre sains et saufs, ce qui est le principal lorsqu'on voit les effroyables blessures et les deuils si cruels que l'on constate de tous côtés.
Hier samedi après-midi, comme un incendie situé à l'intermédiaire de la route de Bayeux et de la route de Vire, au début de la rue de Bayeux dans le voisinage du quartier de l'hôpital du Bon-Sauveur, où je me rendais, menaçait de s'étendre à ce quartier et que, d'autre-part, rue Saint Martin un camion rempli d'eau faisait l'objet de discussion pour savoir si ou pouvait l'emmener ou non contre le gré du chauffeur, j'ai réquisitionné le camion et avec une équipe de bonshommes nous l'avons poussé jusqu'au lieu de l'incendie et avons commencé la manœuvre avec des seaux jusque dans la soirée, ce qui a permis de conjurer ce sinistre avec des moyens de fortune. C'était du vrai travail en famille, on se serait cru revenu au moyen âge et quand le camion d'eau a été vidé, j'ai organisé une chaîne avec des seaux qui n'avait pas moins de trois cents mètres de long pour atteindre le feu. En final, les pompiers, accaparés dans tous les coins, ont pu amener des extincteurs à mousse et limiter considérablement les dégâts.
Enfin j'ai eu l'occasion de grimper dans des ruines avec des brancards qui servaient d'échelles, pour tirer une femme et son bébé restés sous les décombres. C'est vous dire que l'on fait tous les métiers, tout le monde s'y met, sinon avec entrain, du moins avec bonne volonté.
Je suis rentré chez moi dans un état de saleté repoussant qui ne m'aurait pas permis de présider un déjeuner suivant une constitution d'association de famille d'un chef-lieu de canton.
Cette nuit je me suis réfugié dans un des dortoirs très bien voûtés de l'Abbaye-aux-Hommes avec tous mes enfants et j'y ai retrouvé le Président de la Ligue des familles nombreuses, avec sa famille, M. Viel, Président du tribunal de Falaise avec lui-même sa nombreuse famille, le Directeur des services agricoles, père de 6 enfants.(
Note de MLQ; M. Marcel Le Bot) Bref dans une atmosphère sympathique, nous restions tout à fait dans la note du commissariat général.Une affiche de la fête des mères 1943 ornait même un des murs.
Je me dois de signaler d'autre part combien le Directeur départemental du ravitaillement, le Directeur des services agricoles, se dévouent sans compter. Dans le même ordre d'idées, on ne saurait trop louer le dévouement de M. de Clermont-Tonnerre et de toute sa famille, qui, après la destruction complète de Villers Bocage, a monté un hôpital dans son propre château, criblé d'obus, et dont les fils, au risque de leur vie, ont fait la navette entre Caen et Villers en traversant une zone particulièrement dangereuse.
Il n'y a également que des éloges à faire, comme je l'ai signalé dans mon dernier rapport, de tous ceux qui dirigent le service de santé, avec à leur tête M. le docteur Cayla, et la Santé et la Croix Rouge méritent tous les éloges, notamment hier où les obus pleuvaient dans le bâtiment de réception des blessés et dans la pharmacie où un obus est tombé entre le docteur Digeon et le pharmacien, fort heureusement sans éclater.
Je n'en dirais pas autant du Secours National auprès duquel on ne trouve qu'un accueil dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas familial et où la tendance paperassière du sieur Gruet est incompatible avec la situation actuelle.
Personne n'a pu obtenir, pas plus moi d'ailleurs, qu'on mette à ma disposition un léger stock de pantalons, chemises ou chaussettes pour les malheureux blessés dont les effets ensanglantés ou déchirés sont hors d'usage et qui n'ont rien à se mettre sur le dos.
Malgré une démarche de ma part, le Secours National resta intransigeant sur sa position, exigeant des intéressés leur carte de sinistrés pour éviter, soi-disant, des abus, alors que tout le monde connaît en ville des cas de personnalités connues et non sinistrées qui ont pu obtenir copieusement des chaussures et divers objets vestimentaires sous le fallacieux prétexte qu'elles appartiennent aux équipes de ceci ou ce cela, alors qu'à l'heure actuelle, tout le monde, sinistré ou non, met la main à la pâte.
A côté d'exemples magnifiques de cran et de dévouement, des médecins assistants, infirmiers, internes et de tout le personnel médical, il y a vraiment des cas révoltants de profiteurs, d'incuries et de manque de poigne et de décision.
D'autre part, pour d'aucuns, c'est l'occasion d'une foire d'empoigne sans précédent, mais je ne veux pas m'étendre sur ce sujet qui sèmerait l'amertume sans aucun résultat positif et je veux plutôt terminer en notant combien le retard apporté à l'acheminement de certains courriers postaux présente un caractère comique et réconfortant à la fois : nous avons reçu ainsi, avec le plus grand plaisir, les propositions de l'O.F.G.
(Note de MLQ: ?) de recevoir quelques chansonnettes à 3,50 F. Y'a du bonheur dans tous les nids ; le malheur c'est qu'à l'heure actuelle, dans nos régions, ce sont plutôt des pruneaux qui tombent dans les nids, ou bien encore quand on se retrouve intact comme chez nous, il y a bien du bonheur mais il n'y a plus de nid.D'autre part, l'annonce également de l'envoi de Menaces sur l'économie française a attiré notre attention sur la gravité actuelle de la situation.
Enfin, c'est avec plaisir ce matin que je me suis réveillé dans un des couloirs du lycée, entouré des familles nombreuses que je viens de vous énumérer, en voyant sur les murs la seule affiche existante étant une affiche de l'O.F.G. et de la fête des Mères de 1943. Il est évident que certaines autres affiches émanant d'autres ministères ne seraient pas restées intactes si longtemps sur nos murs.
Je loue enfin la tradition britannique qui arrête le travail le jour du dimanche pour sanctifier le Seigneur par des psaumes appropriés et qui fait qu'aujourd'hui dimanche, après la tempête, le calme me permet de vous donner par ce rapport quelques nouvelles de notre région. Cela est une erreur car voilà maintenant la bataille des rues qui débute.
Je suis toujours en liaison avec M. Duval à Rouen, mais je n'ai pas de nouvelles d'Alençon et d'Evreux.
La bataille est aux portes mêmes de la ville ; on commence à se battre dans les rues, mais j'ai l'impression que cela tire à sa fin et que nos plus dures épreuves sont passées car d'ailleurs maintenant, en dehors du Bon-Sauveur et de l'Abbaye-aux-Hommes, on ne voit plus rien de ce qui pourrait être démoli.
Un dernier mot : je souhaite que tous nos collègues ne connaissent pas la réplique de tels événements et je regrette bien l'an passé, à pareille époque, où nous passions tous ensemble, en vous fêtant, des moments si réconfortants, dans une équipe qu'on ne trouve que dans notre commissariat général.