TEMOIGNAGE D'UN CAENNAIS

Note de MLQ: En lisant ce témoignage on reconnait dans le narrateur M. Max Maurin , selon page 77 de ce livre:

Max Maurin est né en 1905. Il est avocat au barreau de Caen, conseiller municipal et actif dans de nombreuses associations lorsque la guerre éclate. Il est alors nommé, en septembre 1939, chef de cabinet du préfet du Calvados, Louis de Peretti della Rocca, en remplacement de Fred Scamaroni parti aux armées. Le nouveau préfet du Calvados, Henry Graux , qui prend ses fonctions en juin 40 en pleine débâcle, garde Max Maurin comme chef de cabinet, et ce jusqu'en 1941, année où Vichy demande sa révocation. M. Maurin devient alors délégué régional à la famille (il avait lui-même huit enfants) jusqu'en 1944 ; il connaîtra le siège de Caen. Il est nommé sous-préfet de Vire dès la libération de la ville, puis trois semaines plus tard sous-préfet de la ville de Lisieux lorsqu'elle est libérée à son tour. Il reste à ce dernier poste jusqu'à sa retraite en 1962.

Il était responsable du service de contrôle des entrées et des sorties des blessés et des morts et les liaisons avec les familles au Bon Sauveur.

            Le matin, on apprit rapidement que « ça y était ». Les Alliés étaient débarqués. II n'y avait d'ailleurs presque plus d'Allemands à CAEN et n'étant nullement stratège, je dis à mon épouse et à mes huit enfants : « n'ayez pas peur ; ici rue Malfilâtre,(Note de MLQ: au nord de Caen, à droite du Jardin des Plantes) nous ne risquons rien. Nous sommes loin des nœuds de communication (Demi-Lune, Cygne de Croix, gare S.N.C.F., place des Petites Boucheries qui d'ailleurs restèrent intacts !) et nous pouvons être tranquilles ». Hélas, nous étions à table quand soudain, la première bombe tomba juste en face de chez nous dans un vacarme effroyable, puis d'autres... place de la Mare et rue de Geôle. La maison, de l'autre côté de la rue, avait le toit et le 1er étage démolis.

            Nos vitres pulvérisées, couverts de plâtras, nous étions sains et saufs. A cet instant, j'ai ressenti la même impression qu'en... 1916, lorsque les Allemands avaient laissé tomber une bombe sur le lycée du Havre, non loin de l'Hospice Général chez le Directeur, mon grand-père, où j'habitais alors. Mais à cette époque... de la Grosse Bertha à Paris, on criait au crime quand les « villes ouvertes » étaient bombardées par l'ennemi, tuant des civils...

            Toujours est-il que durant cinq semaines, la ville fut bombardée par l'aviation américaine survolant à 900 mètres une sorte de tapis meurtrier de 2 kilomètres de long sur 1 kilomètre de large, sans souci des cliniques, hôpitaux ou établissements civils ni des habitants alors qu'il n'y avait pas 300 Allemands à CAEN. Nous vécûmes durant cette période dans un enfer effroyable, tandis que les aviateurs anglais, grâce aux renseignements de la Résistance héroïque, détruisaient les pièces allemandes aux environs, en piqué, en risquant leur vie.

            Ma maison étant complètement détruite, ainsi que celle de mes parents, rue de l'Eglise Saint-Julien, nous nous étions réfugiés chez mes beaux-parents (le Docteur Lebailly) dans le quartier Saint-Etienne où avec d'autres réfugiés, nous étions 28 ! Les premiers jours, les enfants étaient effrayés en entendant le bruit des bombes. Pour distraire leur attention, je leur faisais faire des paris : le premier qui disait « Boum » quand la bombe tombait, gagnait un sou... Bref, ils s'habituèrent, allant même jusqu'à jouer une scène improvisée par eux, travestis en costumes de marquis ; petite pièce qu'à leur grand désespoir, il fallut interrompre car les shrapnels pleuvaient sur la véranda et le jardin... il était temps de se garer dans l'arrière-cuisine en demi-cave sous le jardin.

            Dans la journée, accomplissant mon service à l'Hôpital psychiatrique du Bon-Sauveur, j'étais à même de voir les deux cents et quelques enfants blessés et mutilés dans les salles en songeant tristement « pourvu que je ne retrouve pas les miens ainsi en rentrant à la maison ».

            C'est dans cet Hôpital que j'ai vécu sinistrement ces 5 semaines.

            Un jour, je vis arriver Mme P... qui était une amie de famille et avait été mon interprète durant mon service préfectoral pour défendre les familles à la Feldkommandantur avec un calme qui impressionnait les Allemands d'autant plus qu'ils savaient que son mari avait été tué à la guerre. Elle avait eu le poignet arraché en voulant sauver sa petite fille. Exsangue, je la croyais morte et la fis transporter d'urgence à la réanimation. Dans la salle où elle était soignée, son courage faisait l'admiration de tous. Elle voulait toujours être soignée après les autres.

            Une autre fois, c'était la Générale G... qui arrivait avec sa fille ayant un œil arraché et voulait voir absolument son mari qui était... au dépôt mortuaire avec 65 autres. Je voulais les dissuader de le faire, mais impossible et je les soutins de mon mieux. Hélas, une bombe étant tombée sur le dépôt des cercueils, nous dûmes enterrer les morts dans des sacs en papier sulfurisé avec sur leur tombe, une bouteille contenant leur état-civil.

            Renseigner les familles, remonter le moral des blessés et consoler tous ces malheureux... telle était ma fonction lamentable.

            Un jour, je vis arriver comme deux fous, deux officiers S. S. Je leur dis de déposer leurs armes en vertu de la Convention de La Haye. Habituellement je réussissais. Mais cette fois, rien à faire. Ils cherchaient un nommé Langlois. Celui-ci venait d'arriver blessé : il s'était battu avec un « occupant » dans son café. Devinant leur intention, je leur dis que je ne l'avais pas vu à l'entrée et qu'ils feraient mieux d'aller voir à l'hôpital du lycée. Mais ils passèrent outre. Vite, je galopai prévenir tout le monde pour qu'on ne leur dise pas où il était. Hélas, un imbécile non prévenu et apeuré leur dit « il est en salle d'opération » et j'entendis tout à coup une série de coups de revolver. Ils l'avaient tué sur sa civière à la sortie de la salle d'opération.

            Que dire aussi de l'émotion que je ressentais tous les jours en allant distribuer aux 250 enfants blessés, des bonbons qu'un scout courageux, le jeune Favier avait été chercher au péril de sa vie dans un grand magasin de CAEN. Mortellement blessé, il mourut en chantant des cantiques pleins de foi et d'espérance et des chants de scouts.

            On camouflait au Bon-Sauveur deux parachutistes Canadiens nantis d'énormes pansements factices que je faisais prévenir d'urgence à l'approche des Allemands car on avait toutes les peines du monde à les faire rester couchés.

            Heureusement pour nous, rue Saint-Martin, il y avait un puits qui alimentait tout le quartier de 6 heures du matin à 2 heures dans la nuit. On arrêtait alors de pomper pour permettre la remontée de l'eau. Un incendie s'étant déclaré place des Petites Boucheries, on fit la chaîne comme jadis pour noyer les ruines. Mon épouse étant à l'extrémité de la chaîne sur les décombres se fit interpeller par un brave homme qui prit sa place en lui disant « descendez, ce n'est pas la place d'une femme ». Pendant ce temps, j'entendais de petits cris dans le ciel... C'était une petite vieille debout sur l'entablement de sa cheminée au 2ème étage de sa maison qui venait de s'effondrer. Vite, mettant bout à bout en guise d'échelle des similis brancards constitués de lattes de bois, je grimpai jusqu'à la pauvre femme. Mais voilà qu'elle ne voulait pas abandonner son serin dans sa cage ! Et moi de lui dire «ou c'est vous ou c'est votre cage à serin que je redescends ». Le même jour, j'entendis des cris provenant d'une cave ; je fis descendre par le soupirail une pompe à cidre pour y envoyer de l'air, pendant qu'avec des pelles, on tirait Mme Loiseau de cette maudite cave.

            Il ne faut pas oublier que pendant que les jours se suivaient dramatiquement longs, avec leur cortège de blessés et de morts, l'espoir et la confiance dans l'arrivée des libérateurs nous soutenaient. Nous avions une pause vers 16 h 45 jusqu'à 18 h 30. Prenant leur traditionnelle « cup of tea », les Anglais nous faisaient profiter d'une accalmie provisoire. Puis à 18 h 35, les « fusants » reprenaient leur sifflement, en pure inutilité d'ailleurs, car les mouvements de troupes allemandes se faisaient toujours le long et à travers la Prairie. Mais vite alors, ayant fait ses courses et provisions, chacun rentrait se terrer chez soi.

            Le 9 juillet, en rentrant à midi, je me heurte à des sentinelles allemandes qui m'empêchent de passer. De ruse en ruse et de couloir en couloir, j'arrive enfin rue Saint-Martin. Nous avons la quasi certitude que cela va barder (d'ailleurs, mon beau-père, par la radio anglaise, était au courant).

            Nous fermons les volets, car j'ai souvent constaté qu'il arrive que l'on soit mortellement blessé par de petits éclats de shrapnels qui sont légions... La guigne ne jouant pas, quelques précautions adéquates peuvent vraiment vous sauver la vie.

            Puis nous déjeunons - 28 - en famille. Avec la valeur de deux biscottes, mais un demi livarot par personne, on ne meurt pas de faim ! Le moral est excellent. On les sent arriver et faute d'avoir assez d'eau, on liquide quelques vieilles bouteilles à la santé des proches arrivants... et pour se dire au moins que s'il y a des batailles de rues, nous nous serons remontés le moral, avant de mourir. On entend le crac... crac... : bruit significatif de l'avance des tanks venus par la place des Petites Boucheries et la rue Caponière dans la rue Saint-Martin. J'ouvre avec précaution la lourde porte cochère et me trouve nez à nez avec l'officier du premier char de nos libérateurs. C'est un Canadien­Anglais qui me dit « where is the river Orne ? ». Aussitôt, je m'offre à guider la colonne et je saute sur le premier char. C'était mon premier voyage sur un tel engin ! II se termina inopinément après la Préfecture car je n'avais pas prévu que dans les ruines du théâtre, un nid de mitrailleuses et un canon antichar étaient cachés... nous « assaisonnant » d'abord d'une rafale de balles qui n'étaient pas enveloppées dans du coton. Aussitôt, l'officier ferma la tourelle, fit feu, et je n'eus que le temps de sauter à terre en « numérotant mes abattis »... Je n'ai jamais couru aussi vite de ma vie ! Pour aller ensuite en rampant vers un abri (environ sous la Société Générale) où je trouvai un Colonel Canadien en conversation avec Monsieur Hollier-Larousse , Maire de LOUVIGNY, résistant, dont la conduite héroïque, comme celle de ses fils, avait fait l'admiration de tous. La colonne de chars fit demi-tour et la bataille continua toute la nuit dans le quartier Saint-Ouen.

            Mais la ville n'est pas libérée pour autant en totalité. Les Allemands du sud de CAEN tiraient toujours. Les bombardements alliés venant du ciel et du nord étaient terminés, mais les obus allemands tombaient au ras du sol, ricochant dans les caves.

            La nuit la plus tragique fut celle du 15 juillet. Cette nuit là, je m'étais installé avec ma famille au Lycée Malherbe, dans un couloir du premier étage, dans la partie ouest, à l'intersection des bâtiments où est situé le réfectoire. De la sorte, nous n'étions pas face aux tirs d'artillerie et les multiples contreforts du couloir étaient suffisants pour nous protéger du tir de l'ennemi venant du sud.

            Au milieu de la nuit, des shrapnels éclatent près du dortoir, plus confortable certes que nos grabats, mais exposé plein sud, au tir des Allemands. Les occupants en sortent effrayés, mais contrairement à mes conseils, dès l'orage passé, y retournent. Hélas, peu de temps après, bruit de canonnade intense. Les shrapnels éclatent dans le réfectoire et ce dortoir où des blessés hurlent(Note de MLQ: selon Bernard Lebot, fils de Marcel Lebot, le 14 juillet à 06H45, confirmation par le témoignage de M. Bavay voir au 14 juillet)). Vite, je mets mon casque et ma lampe électrique à la main, je me précipite dans un nuage de fumée âcre. Là, je vois un enfant, le crâne fracturé, et au moment où je veux en évacuer un autre, le poignet arraché, un autre shrapnel éclate et je m'aplatis par terre, manquant d'être tué. Heureusement, c'est à l'autre bout du dortoir que les morceaux de l'obus ont fait le plus de dégâts. Je descends l'escalier quatre à quatre pour chercher des brancardiers dans le réfectoire. Là, c'est l'affolement général. Toutes les vitres sont pulvérisées. II y a des blessés. Néanmoins, je trouve un agent de police que je « réquisitionne » et qui m'aida par la suite à descendre un grand blessé que je connaissais bien : M. Lebeau (Note de MLQ: Lebot), Directeur des services agricoles, dont les enfants venaient d'être les tristes victimes que je viens d'évoquer. II s'inquiétait de leur sort... Je lui répondis que les brancardiers allaient aussi les descendre. Pendant ce temps, le docteur Lemercier opérait avec le Docteur Martin des blessés lorsqu'un obus démolit l'installation médico­opératoire et le blessa grièvement.

 

Note de MLQ:

Suite à la parution de ce témoignage sur un autre site Internet (aujourd’hui fermé) j’avais reçu en février 2007 le courrier très émouvant suivant :

« Je m'appelle Bernard LE BOT, j'ai 64 ans et suis ingénieur à la retraite. Ma famille ayant été étant directement impliquée dans le martyre de la ville de Caen en juillet 1944, j'effectue actuellement des recherches sur Internet pour mettre en perspective les évènements tragiques du 14 juillet 1944 qui ont coûté la vie à deux de mes sœurs, d'un frère, et blessé grièvement mon père, Marcel LE BOT, et ma sœur Christiane, dans le contexte de la bataille de Caen entre le 7 juillet et le 19 juillet 1944. Au cours de mes recherches, je suis tombé sur votre article :
"Témoignage d'un Caennais au Bon-Sauveur et au Lycée Malherbe", et j'ai été bouleversé de lire à la fin, un passage qui concerne ma famille.
Permettez-moi de vous citer le passage du texte que j'ai écrit sur cet évènement tragique :
"Caen, vendredi 14 juillet 1944: le drame de la famille LE BOT
Après les bombardements alliés qui ont partiellement détruit leur maison du 44 rue des Chanoines, en plein centre ville sur la rive gauche, Marcel LE BOT, fonctionnaire du Ministère de l'Agriculture, son épouse Marie-Thérèse, et leurs six enfants, ont été relogés provisoirement dans le Lycée Malherbe situé à proximité. Ce 14 juillet 1944, à 6h 45 du matin, un obus d'artillerie allemand tiré depuis la rive droite sur la hauteur de Vaucelles, pénètre par une fenêtre du dortoir improvisé de la famille et explose sur le mur opposé.
Le bilan est terrible: Agnès (10 ans), Marie-Claire (7 ans), et Jacques (9 mois) sont tués sur le coup. L'aînée des enfants, Christiane (11 ans), est blessée au dos et à la jambe par des éclats d'obus. Le père, Marcel (38 ans), a été grièvement blessé et ne survivra que grâce à l'acharnement de sa belle-sœur Jeanne DAVAINE, infirmière, qui réussira à obtenir auprès des services médicaux alliés de la pénicilline pour juguler l'infection généralisée de ses plaies qui menaçait de l'emporter. Il gardera toute sa vie des séquelles de ses blessures.
Des huit membres de la famille, seuls la mère, Marie-Thérèse (37 ans) et les deux plus jeunes garçons, Yves (4 ans) et Bernard (2 ans) sont sortis indemnes de l'explosion.
Ce jour-là on dénombrera 12 victimes civiles dans la ville de Caen."
Sur l'aspect historique, un petit problème de date, le témoignage indique le 15 juillet, alors que d'après mes sources, ces évènements se situeraient au matin du 14 juillet, comme indiqué d'ailleurs sur les actes de décès de mes sœurs et de mon frère. »


 

Ce document est paru dans

Ville de Caen

TEMOIGNAGES

Récits de la vie caennaise 6 juin-19 juillet 1944

Brochure réalisée par l’Atelier offset de la Mairie de Caen. Dépôt légal : 2e trimestre 1984

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